J.Y. Thériault, Genèse, 6-9
la mise en discours du déluge.

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3.2 La crue des eaux : 7, 17-24

La séquence de la crue des eaux s’ouvre et se ferme par des mentions de sa durée : « Le Déluge eut lieu sur la terre pendant quarante jours » et « La crue des eaux dura cent cinquante jours ». Nous comprenons qu’au niveau de l’instance d’énonciation de ce texte la durée est significative et que ces deux données sont conciliables dans une mise en discours qui construit le sens. Malgré l’apparent retour au chaos primitif, ce n’est pas le désordre absolu. Si le temps n’est pas référé à la chronologie du monde naturel, en voie de se dissoudre, la durée reste marquée par des figures précises. Ainsi, les « quarante jours » représentent le temps déterminé par « le Seigneur » pour opérer l’œuvre d’effacement. Mais ce temps divin s’articule avec celui de la durée inscrite dans un calendrier humain qui organise rituellement les rapports de Noé avec le « Dieu » qu’il est appelé désormais à servir dans un culte approprié. Entre ces deux figures temporelles sont racontées la croissance et l’action des eaux en crue. La croissance est manifestée sous deux figures : a) celle du « grossissement » : elles prennent de l’ampleur, du volume ; elles s’élèvent considérablement jusqu’à couvrir et dépasser de « quinze coudées » les montagnes les plus élevées (vertical) ; elles couvrent la terre « sous toute l’étendue des cieux » (horizontal) ; elles envahissent tout l’espace ou pouvait subsister la vie ; rien n’y échappe en extension, sauf le contenu de l’arche ; b) celle de la puissance : elles soulèvent l’arche ; elles acquièrent de la consistance, une « masse énorme » sur la terre, et de la force (« de plus en plus forte ») ; poids et puissance pour accomplir une œuvre titanesque. Croissance et puissance des eaux sont soulignées en vue d’une œuvre également double : a) « soulever » l’arche, la faire monter au dessus de la surface terrestre avant que s’y s’exerce la puissance destructrice ; elles forment une « masse » compacte qui permet à l’arche de « s’élever » et de se maintenir (mouvement horizontal) sur la surface formée par les flots ; b) « recouvrir » tout ce qui est associé à la surface terrestre, bien au-dessus des plus hautes montagnes de sorte que l’espace de vie des oiseaux, associés aux « vivants » de la terre, se trouve aussi recouvert ; elles exercent leur puissance mortelle sur ce tout qui vit entre la terre et les cieux. Le décompte de la perte est comptabilisé aussi deux fois : a) sous forme de manque d’air pour toute chair ayant une haleine de vie (ruah) ; se trouve ainsi soulignée la fin de tous les êtres animés liés à la terre (« toute chair qui remuait sur la terre », animaux « qui grouillaient sur la terre », « tous ceux qui vivaient sur la terre » ; tout cela est perdue par étouffement ; par privation du souffle divin qui présidait à la création ; b) sous forme aussi d’un effacement de « tous les êtres à la surface du sol » ; ce mode de destruction impliquant l’intervention d’un acteur qui n’est pas nommé en hébreu, évoque, avons-nous dit, l’intervention d’un créateur rayant l’œuvre qu’il a composée. Pour les deux modes, l’adam est compris dans l’énumération, comme s’il faisait partie de la ruine totale. Les eaux isolent l’arche, elles la gardent à la distance verticale requise pour l’écarter en toute sécurité de ce qu’elles recouvrent. Le texte insiste : expirent et sont effacées « toute » chair et « toute » vie sur terre avec « tout » l’adam, enregistrant le fait que Noé et le contenu de l’arche ne sont déjà plus partie prenante de l’humanité et du monde, qu’ils en ont été soustraits par le voir divin et par l’entrée dans l’arche. Cet isolement de l’arche, à l’écart de l’œuvre destructrice, correspond à l’exception dont Noé et ce qui vient avec lui furent gratifiés. À la surface des eaux diluviennes, mis à distance de leur force destructrice, on ne voit sous toute l’étendue des cieux que l’arche et son contenu. De l’humanité adamique, il ne restera rien. Noé et ce qui est avec lui dans l’arche sont mis en réserve pour un nouveau commencement. L’humanité sera désormais noachique.

3.3 Descente des eaux et apparition de la terre ferme : 8, 1-13

C’est là qu’intervient le « souvenir » divin. Le texte convoque une nouvelle figure pour manifester cette réintroduction explicite de l’acteur divin. La figure sera reprise en 9, 15. Le lexème comporte l’idée d’une reprise de contact après une absence. Mais c’est surtout ce qui se passe dans le texte qui nous permet d’interpréter la figure. C’est comme si s’amorçait un temps neuf dans le rapport de Dieu à l’humanité. Cette intervention divine ramène d’une part l’attention sur Noé et le contenu de l’arche ; elle marque d’autre part le moment où se fait l’arrêt de la crue et où s’amorce leur décrue. Au sujet de la vie à l’intérieur de l’arche, notre texte est bien avare de renseignements. À part ce rappel à la mémoire de Dieu, il n’en dit pratiquement rien. En cela notre récit est bien différent d’autres textes que nous avons analysés, qui s’intéressent précisément aux problèmes de cohabitation, de nourriture et de vie en société dans le bateau qui flotte sur l’onde pleine de dangers. Quant l’attention du récit revient à l’intérieur de l’arche en 8, 6, c’est surtout pour envisager la reprise de contact avec la terre.

Descente des eaux (8, 1-7)

C’est par un « souffle sur la terre » que les eaux sont « calmées ». Le vent divin vise à contrer l’excès ou le désordre des eaux, pour ramener la terre à l’ordre créé. De fait, se produit exactement l’inverse du commencement du déluge : réservoirs et ouvertures sont fermées, et la pluie est retenue comme il se doit. Flux et reflux reprennent comme mouvement normal de la mer. Le souffle divin met fin aux conditions diluviennes et amorce un retour à la vie terrestre normale. La diminution des eaux est ensuite mesurée par leur surface et ce qui y apparaît, chaque degré étant inscrit dans le calendrier liturgique déjà présenté. Nous y voyons une figure de descente par étapes ritualisées plutôt qu’une simple décrue ou décroissance. Si l’on tient compte des dates indiquées, l’arche repose sur le mont Ararat dès le commencement de la décrue, soit le 17e jour du 7e mois (8, 4). Elle y est déposée douze semaines avant qu’apparaissent les cimes des montagnes le 11e jour du 10e mois (8, 5). Le mont Ararat semble ainsi situé hors terre, il est quasi céleste. Ce n’est pas une montagne comme les autres, c’est le lieu unique et spécifique du dépôt de l’arche lorsque le déluge s’arrête. Elle constitue comme un espace de mise en réserve de l’arche pendant la décrue des eaux. Restée seule au dessus de l’effacement général de la vie au terme de la crue des eaux, elle demeure encore isolée pendant la descente des eaux, comme pour l’écarter des eaux destructrices jusqu’à ce qu’elles soient totalement résorbées dans le sol. Le processus de retrait des eaux s’effectue en trois temps : apparaissent d’abord les cimes des montagnes (8, 5) ; puis les eaux découvrent la terre ferme, 80 jours plus tard (8, 13) ; encore huit semaines, et la terre est sèche pour la sortie Cette décroissance des eaux en étapes verticales est une vue de l’extérieur de l’arche, par un narrateur qui observe de haut ce qui se passe. Du mont Ararat, sorte de piédestal intermédiaire entre ciel et terre, où l’arche est mise à l’écart, la sortie de Noé a besoin d’être aménagée avant qu’il reprenne contact avec le sol ferme. C’est l’effet de sens construit par l’envoi des volatiles.

Reprise du contact avec la terre : 8, 6-12

« Au bout de quarante jour, Noé ouvrit la fenêtre de l’arche qu’il avait faite ». Cet énoncé articule le geste de Noé au temps déterminé par l’acteur divin « le Seigneur » pour l’opération de la pluie diluvienne (7, 4). Cette période de temps, marquée par la valeur symbolique accordée au nombre quarante, représentant ici le temps de l’œuvre divine d’effacement. En respectant ce temps avant d’ouvrir l’arche, Noé se montre religieux, il se relie au temps mesuré par l’agir divin et il entre dans ses voies. Plus encore, ce v. 6 introduit une nouveauté dans le récit. Le Seigneur avait fermé « la porte », Noé ouvre « la fenêtre ». On apprend ici l’existence de cette ouverture qui n’apparaît pas dans le plan dicté par l’architecte divin. Son inscription en ce lieu du récit doit être significative. Ce n’est cependant pas une porte de sortie, qui modifierait le contenu de l’arche scellée par Dieu. Une fenêtre sert essentiellement de communication par la vue entre l’intérieur et l’extérieur. Par cette ouverture, Noé peut acquérir un savoir sur les conditions de vie à l’extérieur de l’arche et reprendre progressivement contact avec la terre. L’énoncé du v. 6 signale ainsi une transformation significative de l’acteur Noé. C’est la première fois dans le texte qu’il pose un geste qui n’avait pas été dicté par « Dieu » ou « le Seigneur ». Le narrateur insistait plutôt sur le fait qu’il se conformait exactement aux prescriptions divines. Or voici qu’il prend de l’initiative, qu’il cherche à obtenir des renseignements sur les conditions extérieures sans en avoir reçu la prescription. Ces initiatives manifestent chez l’acteur « Noé » un sujet opérateur qui prend de la consistance actantielle. Observons le dispositif figuratif convoqué pour manifester cette transformation. Le savoir n’est pas communiqué directement par l’acteur divin, son acquisition se fait par la médiation d’animaux ailés, ces intermédiaires naturels entre terre et ciel où se trouve l’arche. Elle se fait par étapes, les intervalles de sept jours montrant que Noé respecte ou imite le rythme des opérations divines. L’objectif des lâchers de la colombe est très net : c’est « pour voir … ». Celle-ci sert d’agent d’information à Noé. Le fait que celui-ci ne puisse voir directement par la fenêtre, par laquelle il peut tendre le bras, confirme la distance établie dans le texte entre l’intérieur de l’arche et la surface du sol, mise à l’écart même de la vue du patriarche. Trois degrés dans la vérification faite par la colombe. Au premier envol (8, 6-8), elle ne peut « poser la patte », sinon sur le bras tendu de Noé au retour, signe que tout contact avec la terre est encore empêché par les eaux mortelles. Après le délai symbolique de sept jours, la seconde exploration s’étend sur la durée normale d’une journée et le « frais rameau d’olivier » rapporté témoigne d’une reprise de vie végétative (8, 12-13b). Noé enregistre ce savoir (« les eaux avaient baissé sur la terre »), mais laisse religieusement écouler un autre septénaire avant de faire l’envoi décisif de la colombe. Le non-retour de l’oiseau « vers lui » montre clairement que la vie animée est redevenue possible sur terre. Noé peut désormais constater lui-même la « fermeté » du sol : « Noé retira le toit de l’arche et vit alors que la surface du sol était ferme. » (8, 13b). Or ce constat n’est pas fait par la fenêtre, ni par la porte d’entrée ou de sortie, mais en « retirant le toit de l’arche ». Rien de moins ! Un toit amovible comme celui du stade olympique de Montréal ! De fait, retirer ce toit, figure de la protection contre la pluie diluvienne, c’est reconnaître la fin du déluge. De même, constater qu’est rétablie la fermeté de la surface du sol, c’est reconnaître qu’elle est redevenue limite des eaux inférieures et capable de porter l’arche, tout à coup descendue du piédestal sur laquelle elle avait été maintenue durant la descente des eaux. Le temps du déluge est clos « en l’an six cent un, au premier jour du premier mois » (8, 13), exactement un an après son déclenchement, car « Noé était âgé de six cents ans quand eut lieu le Déluge » (7, 6). Une année passée comme en retrait du monde, soustrait aux eaux mortelles. Une année quasi sans histoire, car le texte biblique ne raconte et ne décrit rien de la vie dans l’arche. Son contenu est comme mis en attente, jusqu’à ce que soit rétablie la possibilité de la vie sur terre après le déluge. Même dans la phase de reprise de contact avec la surface du sol, au cours de laquelle le processus est vu et raconté de l’intérieur de l’arche où se trouve Noé, rien n’est manifesté de la vie interne de l’arche. Toute l’attention est portée sur la reprise de contact avec la terre ferme Dans cette phase toutefois, le rôle plus actif de Noé et la médiation animale ne sont pas sans intérêt. Ils annoncent déjà certaines conditions du recommencement qui va s’effectuer.

3.4 Sortie de l’arche : 8, 14-20

Fin du déluge et sortie de l’arche ne coïncident pas, marquant que le déluge n’est pas le cœur de l’opération réalisée, mais bien la reprise d’une vie nouvelle. Le moment de la sortie de l’arche est inscrit dans le calendrier liturgique lié à l’âge de Noé. Encore huit semaines sont requises après la fin du déluge pour que la terre « découverte » soit « sèche » (8, 14), bien purifiée des eaux qui y ont étouffé toute forme de vie. C’est alors que l’acteur divin, qui s’est tu depuis 7, 4, reprend la parole et commande la sortie de l’arche. Que cette action soit mise sous l’autorité d’une parole divine montre son intégration dans la performance principale. L’injonction est adressée à Noé. Elle concerne les êtres vivants qui sont énumérés en des termes équivalents à ceux utilisés pour l’entrée. Notons toutefois la répétition de « avec toi » qui accentue l’importance d’être encore associé à Noé pour la sortie (notamment « fais-les sortir avec toi », au v. 17). Dans le discours divin, la reprise de la vie sur terre doit rester marquée par l’association avec Noé et la passage dans l’arche. De plus, la mention insistante de couples faits « d’un mâle et d’une femelle », dans le discours divin à l’entrée dans l’arche, est remplacée, dans le discours de sortie, par un appel à la fécondité et à la prolifération. Une nouvelle génération issue de Noé et de ce qui est avec lui va repeupler la terre. L’exécution du commandement se fait conformément au dire divin, avec toutefois l’ajout notable « par familles », figure d’une procession ordonnée et déjà organisée pour répondre au vœu divin de la multiplication structurée. Noé continue d’agir avec plus d’autonomie. Il achève la performance entreprise à son compte en 8, 6. Il décide lui-même d’élever un autel et d’offrir des holocaustes qui ne lui ont pas été demandés. L’autel n’est pas pour Noé, mais « pour le Seigneur ». De l’autel, on sait qu’il est « élevé » et suffisamment grand pour y faire monter du bétail apte au sacrifice (pur). Cette plate-forme met à distance du sol des bêtes immolées et offertes au Seigneur. Ce geste de Noé le met en rapport avec l’acteur divin : il montre par la médiation des animaux offerts à Dieu qu’il le reconnaît comme premier donateur de cette vie qu’il lui sacrifie. En articulant ce geste avec la réflexion du Seigneur en 6, 3, nous comprenons qu’un manque a été comblé. Noé représente cet être humain capable de reconnaître le souffle divin qui anime sa chair pour en faire un être vivant. L’erreur reprochée à l’adam, de ne pas prendre conscience qu’il n’est que chair limitée s’il n’est pas animée par « l’esprit » divin, se trouve corrigée chez Noé qui sort de l’arche. C’est ce que vont reconnaître les discours divins qui clôturent notre récit.

4. Phase de sanction : 8, 21-9,17

Rien d’étonnant à ce que la reconnaissance des valeurs acquises soit faite par l’acteur divin. Elle comporte d’abord un bref discours dans lequel le Seigneur parlant en lui-même fait une promesse (8, 21-22) ; puis un long entretien adressé deux fois à Noé et à ses fils (9, 1 et 8), ce qui nous donne deux volets : la bénédiction (9, 1-7) et l’alliance (9, 8-17). Le monologue intérieur énonce l’évaluation divine en lien avec le dernier geste de Noé ; les discours communiquent les conditions de vie de la nouvelle humanité représentée par Noé et ses fils, en regard d’une nouvelle ère qui s’ouvre.