Bildad s’adresse dès le départ à Job en lui disant "tu". Il fait intervenir Dieu, le Puissant (El, Shadaï) en 3, 5, 13, 20, donc tout au long de son discours. Il semble au premier abord que la manière dont le texte tisse le temps est une donnée importante. En 3, "Dieu fausse-t-il le droit ? Le Puissant fausse-t-il la justice ?" : c’est un présent, qui est celui de la présence du droit et de la justice. Entre Dieu et le droit, rien de faux ne peut se glisser. En 4-6, ce sont des actes ou des attitudes humaines qui sont suivies d’une réaction de Dieu. La construction est : "si … alors". L’action de Dieu ("il les a livrés, il veillera, il restaurera") vient après l’attitude humaine ; elle est une réaction conditionnée par l’action des fils de Job ou par l’attitude religieuse et morale de "toi". Une fois affirmé que rien de faux ne se glisse entre Dieu et le droit ou la justice, entre Dieu et la loi, une fois affirmé donc que Dieu et la loi sont en présence l’un de l’autre et comme en équivalence, il y a une automaticité de la punition et de la récompense. C’est un système de rétribution qui aboutit à un marchandage : arrête de ressasser des paroles dans le désordre de la tempête, sois pieux et droit, et Dieu te récompensera ! D’ailleurs, à la fin du discours en 21, le meilleur pour Job sera que "sa bouche se remplisse de rire et ses lèvres de hourras", c’est-à-dire qu’il ne puisse plus parler. Il y a donc dans le discours de Bildad une opposition entre "les paroles qui soufflent la tempête" et une conduite honnête et droite devant la loi qui seule compte. Ce discours contredit le discours précédent où Job découvrait en lui la force énonciative de la parole : en 7, 11, "le souffle haletant, je parlerai". Il y va de l’opposition entre ‘parler en Je’, c’est-à-dire devenir sujet parlant, et se ménager par marchandage un "avenir florissant" (7). On perçoit que le discours de Bildad trafique déjà les données, car le début du livre de Job a pris soin de décrire Job comme "le plus grand de tous les fils de l’Orient" (1, 3) et pas du tout comme celui dont "les débuts ont été peu de choses" (7). Que Job ait essayé de dire Je et d’en appeler à son interlocuteur, cela se heurte au discours de Bildad : tais-toi ! C’est normal, au sens où c’est dans la norme.
Le temps permet encore d’entrer dans la lecture de 8-10. En 8, "Questionne l’âge premier" (Chrq). Il faut donc remonter dans le passé jusque même à l’origine. "Nous qui ne sommes que d’hier, nous ne savons rien". Il s’agit de savoir, de connaître, de détenir un contenu de savoir déposé dans des "sentences". Et ce savoir se marie avec le passé et même avec le passé de l’origine. Le discours précédent de Job était parvenu à distinguer l’énonciation comme filigrane de la texture des énoncés : c’était le passage de l’expression "Je me dis : Quand me lèverai-je ?" (7, 4, forme réfléchie du dire, suivi du contenu de ce qui est dit) à l’expression "Le souffle haletant, je parlerai" (7, 11, accès à être sujet parlant, accès à l’énonciation sans avoir à donner le contenu de ce dont il va parler). Les paroles dont il faut recueillir la mémoire sont ici celles des ancêtres : elles sont liées à l’instruction (enseignement) : en 10, "eux t’instruiront et te parleront". Faut-il lire dans cette ‘instruction’ un écho de la Tora, de la Loi ? En tout cas, ces réalités si importantes, parole, mémoire, Loi, sont ici dramatiquement réduites à n’être qu’une suite d’énoncés, appelés "sentences" : c’est là qu’est, pour Bildad, le contraire de la fausseté (cf. "Dieu fausse-t-il le droit ?", 3). On tombe un peu de haut lorsque le contenu de ces sentences se situe dans le domaine de la botanique, avec le jonc ou le papyrus, le roseau, la fleur et l’herbe, l’eau et le dessèchement.
De 13 à 15, c’est la configuration de la fragilité qui semble dominer. Elle qualifie "ceux qui oublient Dieu", c’est-à-dire ceux qui passent à côté de l’objectivité des sentences, à côté de ce qui est clair et évident comme le sont les lois naturelles des plantes. Oublier Dieu, c’est méconnaître la solidité des instructions reçues des générations d’antan, de l’âge premier. A la solidité des choses clairement définies s’oppose la fragilité. Cette fragilité est celle qui est implicitement attribuée à Job. Deux systèmes s’affrontent pour prendre en charge et Dieu et la parole. Dans le système de Bildad, tout est soumis aux énoncés de la Loi. Dans le système de Job, tout est en attente de devenir sujet par l’accès à l’énonciation qui se distingue des énoncés (‘parler en Je’, ce que ne fait jamais Bildad).
De 16 à 19, cela pourrait être une parabole. Il semble que ce qui guide la métaphore, c’est là encore la question du temps, sous la forme des "racines" qui font écho aux "générations d’antan" de 8. Ces racines sont caractérisées par le fait qu’elles "s’entrelacent dans la pierraille, explorant les creux des rocs" : avec cette figure du roc, vient la profonde solidité, cette solidité seule capable de relever le défi de la fragilité de "ceux qui oublient Dieu" (13). L’arbre est-il "arraché à sa demeure", il perd toute reconnaissance : si tu ne respectes pas la loi des anciens, je ne te connais plus. Il n’y a donc d’identité reconnue que par l’enracinement dans des traditions qui remontent jusqu’à l’origine, traditions de lois énoncées comme sentences objectives et sûres comme le roc. Au verset 19, les traductions varient de la joie au pourrissement. C’est dire la difficulté du texte. Le malheur du déracinement, conclu par "Vois, ce sont les joies de son destin", peut-on simplement le lire en pensant que c’est ‘ironique’ ?
Enfin les versets 20-22 sont introduits par la répétition de ce "Vois". C’est une manière d’imposer impérativement une manière de voir, c’est-à-dire la règle de l’interprétation. Dans cet impératif, il y a écrasement du sujet Job. Job à qui Bildad s’adresse en lui disant "tu" d’entrée de jeu, n’est plus en réalité qu’un objet, à qui il est dit ce qu’il doit voir. Ce qu’il doit voir, c’est la simple alternative de "l’homme intègre" et des "malfaiteurs", le bien et le mal (20). En 21, reprenant l’avenir de "l’homme intègre", Bildad sait que Dieu "va remplir ta bouche de rires et tes lèvres de hourras" (comme cela il ne parlera plus). En 22, c’est la reprise des "malfaiteurs", "tes ennemis … les méchants ne seront plus". Ce savoir de Bildad le fait se prendre pour Dieu Le Dieu de Bildad ne fausse pas le droit, mais il en fausse l’énoncé en excluant l’énonciation et donc la question du sujet : telle est la position de l’intégrisme. Ce savoir connaît le sens des choses et même ce que Dieu va faire. Job n’a plus rien à dire. Qu’il abandonne donc cette parole où se recherche l’accès à l’énonciation pour devenir sujet !
Job 9 et 10 (I)Dès le verset 9, 3, il est question de plaider. La scène est donc celle d’un tribunal, l’isotopie est celle d’un jugement en justice. Au fil du discours, les figures abondent dans ce sens : accusateur ou juge (15), faire appel au droit (19), assigner, juste, condamner, innocent, scélérat ou criminel, des juges (19-24), acquitter, coupable (28-29) et jusqu’en 32, comparaître en justice. Cependant cette isotopie de jugement en justice est absente de 5 à 13. Dans ce passage, il s’agit de mettre en désordre, puis de fabriquer ou de faire, puis d’une sorte de supériorité absolue d’un Dieu impossible à atteindre. L’isotopie alors est celle de la création. La question se pose : pourquoi la mise en scène d’un tribunal est-elle interrompue par l’évocation du Dieu créateur qui, en plus, commence par la mise en désordre des créatures ? En 5-7 : montagnes culbutées, terre ébranlée dont les colonnes chancellent, soleil qui ne se lève pas, étoiles scellées ? Une réponse pourrait être qu’au chapitre précédent Bildad a campé l’isotopie de la justice et de la loi, cette loi qui permet d’opposer l’homme intègre et les malfaiteurs ou méchants. Le passage par la création place cette dichotomie en Dieu lui-même : désordre et ordre, défaire et faire sont deux aspects du Dieu créateur lui-même. Il y a donc dans le système de Bildad quelque chose qui ne va pas : la tempête (8,2) que Bildad reproche à Job de déclencher par ses paroles, n’est-ce pas aussi le cataclysme des créatures dont Dieu est le maître : il ébranle la terre, ordonne au soleil de ne pas se lever, etc. Si la Loi condamne Job pour sa tempête, condamnerait-elle Dieu pour son tremblement de terre ?
La reprise de la scène en forme d’action en justice, de 14 à la fin du chapitre 9 pourrait être interprétée comme une sorte de discours insolent de Job, dénonçant l’arbitraire et l’injustice d’un Dieu qui profite de sa puissance (19) pour écraser le plaignant : Si même je suis juste (15) il m’écrase … sans raison (17). Cette interprétation est insatisfaisante. Ce n’est que peu à peu que l’erreur de cette interprétation se laisse approcher.
A la fin du chapitre, vient cette idée étonnante : en 33, s’il existait entre nous un arbitre (ou juge ou accusateur, en tout cas un tiers entre Job et Dieu). L’hypothèse d’un médiateur, conçue du profond de l’âme de la sagesse en Israël, annonce l’interprétation chrétienne dans sa constance, à savoir que la Loi indique le salut, et c’est sa grandeur, mais elle ne peut le réaliser avant que Jésus ne l’accomplisse. L’hypothèse d’un médiateur ouvrirait la possibilité d’accéder à la parole (je parlerais) ou elle en ouvre le projet immédiat (je parlerai, repris en 10, 1). Il semble que le point d’aboutissement du discours de Job en ce chapitre 9 soit du genre : je suis bien d’accord sur la Loi, sur le Dieu de la justice (9, 1). Mais cela ne suffit pas, il me faudra devenir ‘parlant’. Ainsi est repris ce qui a été lu précédemment de l’aptitude à l’énonciation, de l’accès à devenir sujet parlant (cf. 7, 11). Cette aptitude à l’énonciation dépend de soi seul : je suis seul avec moi (Tob 1975). Il est impossible de se contenter d’une situation vis à vis de la Loi (cf. ‘tais-toi, c’est normal’, leitmotiv de Bildad). Il n’y a qu’une issue à cette situation impossible, c’est de se situer comme acteur de parole.
Juste avant cette finale du chapitre 9, le verset 32 prend de l’importance : C’est qu’il n’est pas un homme comme moi, pour que je lui réplique et qu’ensemble nous comparaissions en justice. Dieu n’est pas un homme comme moi : tel est l’argument principal. Le système de Bildad, divinisait la Loi. Mais alors la Loi se retournerait contre Dieu, elle le jugerait de malfaisance s’il ne se défendait par un simple coup de force. Et alors il serait un homme comme moi. C’est pour cela que la scène du jugement en justice ne peut pas résoudre l’impossible de la situation de Job face à Dieu.
Vient à jour une interprétation selon laquelle Dieu, qui n’est pas un homme comme moi, ne peut être réduit à être l’équivalent de la Loi, réduit à la simple fonction de séparer l’intègre et le malfaisant. Le désordre sort de lui aussi bien que l’ordre, le défaire tempétueux aussi bien que le faire le plus grandiose. Mais la raison de cette double puissance, c’est qu’il est au-dessus : sous lui sont prostrés les alliés du Typhon (14). Le Dieu que cherche Job est donc ‘par-delà le bien et le mal’.
Aussi bien la question n’est plus la condamnation du juste (20) et la face des juges que Dieu voile devant les scélérats (24). Ce que l’on prenait pour un arbitraire répugnant (21) n’est pas ce qu’il y a de plus pertinent. Si l’innocent comme le scélérat, Dieu l’anéantit (22), ce n’est pas qu’on ait affaire à Dieu inique. C’est que par rapport à la puissance même qu’est Dieu (19), la distinction entre l’innocent et le scélérat n’a pas de poids : ce n’est pas la distinction entre le juste et le scélérat qui donne accès à Dieu.
La question, c’est l’accès à Dieu. Elle est impossible, la position de justice devant Dieu (2), parce qu’il est à la fois l’adversaire et le maître du jugement. La Loi est juste mais elle ne résoud rien. Ce que Job recherche, c’est la position de parole à la face de Dieu. C’est cette position de parole qui est postulée. La prendre, c’est passer par un surprenant il faut que je sois coupable ! (29). Quelle est cette nécessité : Il faut. L’interprétation psychologisante consiste à dire que Job en révolte contre un Dieu inique aboutit là à une sorte de démission suicidaire, à un sentiment d’abandon, purement et simplement écrasé (Pourquoi me fatiguer en vain ?, 29). Mais cette interprétation psychologisante ne rend pas compte d’un Dieu qui n’est pas un homme comme moi. Cette difficile nécessité (Il faut que je sois coupable) contraint à interpréter la "faute", source de cette culpabilité, ailleurs que sous la Loi qui discerne l’intègre et le malfaisant, le juste ou l’innocent et le scélérat. La Loi a l’avantage de dire la faute, mais elle n’a pas la puissance de traiter la culpabilité. En tout cas, le lecteur sait que s’il faut que Job soit coupable, il faut qu’il soit coupable d’une faute qu’il n’a pas commise. Ce n’est donc pas une faute morale. Mais alors de quelle faute s’agit-il ? Est-ce une faute dont la culpabilité se traite par je parlerai face à un Dieu qui n’est pas un homme comme moi ?