Au début du chapitre 10, Job, qui a pris la parole en 9, 1, affiche désormais à la 1ère personne (Je) l’écœurement qui l’affecte et qui le pousse à parler : Mon être abhorre la vie, je m’abandonne à mon épanchement et parle dans l’amertume de mon être (Chrq). Sa vie affectée lui donne à parler (ce qui est sans doute un leitmotiv du livre de Job, et qui va au-delà d’une remarque d’ordre psychologique). De plus, la parole de Job s’adresse désormais à Dieu : Je dirai à Dieu : Ne me traite pas … fais-moi … Prends-tu … Il est question de savoir ou de connaître. Mais peut-être cette dimension cognitive n’est-elle là que pour manifester son insuffisance. En 2 : Fais-moi connaître tes griefs contre moi, cette demande ne sera pas satisfaite. Et pour cause ! En 7 : À ta connaissance, je ne suis pas un criminel. Se retrouve le tissage des deux parcours figuratifs lus depuis le début de ce discours de Job : le parcours d’un jugement en justice et celui de la création. La question, déjà au chapitre 9, était de l’articulation de ces deux parcours : pourquoi la création intervient-elle dans la question d’un jugement, juste ou injuste, de Dieu sur Job ? Au verset 9 : Rappelle-toi : tu m’as façonné comme une argile. Voici que la création de l’homme est placée sous le signe d’une mémoire : Rappelle-toi. Cet appel à mémoire oriente la lecture vers la manière dont le texte organise le temps. Les versets 4 et 5, pour redire la différence entre Dieu et l’homme (déjà dite en 9, 32 : c’est qu’il n’est pas homme comme moi), parlent des yeux de chair et de la durée des jours d’un mortel et des années d’un humain, d’un temps qui n’est pas celui de Dieu. Le temps de Dieu n’est pas celui de l’homme. La durée de Dieu n’est pas celle de l’homme. Ces jours de l’homme et cette durée de vie reviennent en 18-22.
La temporalité permet aussi de distinguer le créateur et le juge. Le créateur, comme initiateur, comme principe, est en premier avant la créature, avant l’homme sa créature. Le juge, au contraire, ‘poursuit’ le criminel : il vient en second, après que le criminel a commis son crime. La création, c’est une action ; le jugement, c’est une réaction. Dieu créateur passe en premier devant l’homme ; Dieu juge passe en second, derrière l’homme. Si Dieu n’était que dans le poste du juge qui sanctionne la faute, alors il perdrait sa primauté, il ne serait plus guère qu’à égalité avec l’homme, discutant d’égal à égal avec l’homme qui plaiderait sa cause (9, 2). Un Dieu bien calé dans la loi est contradictoire avec le Dieu créateur de l’homme.
Ainsi, avec la temporalité, une différence apparaît entre les parcours figuratifs de la création et du jugement. Il faudrait aussi pouvoir lire l’articulation de ces deux parcours que le texte ne cesse de tisser. Si Dieu sait que Job n’est pas un criminel (A ta connaissance, je ne suis pas un criminel, 7), pourquoi donc cherche-t-il le tort de Job ? Oui, tu cherches mon tort et demandes ma faute, 6. Il faudrait pouvoir tenir un tort ou une faute ou un péché, alors que Job est innocent. Il faudrait pouvoir tenir un tort dont l’homme n’est pas coupable. Il semble que ce tort tient purement et simplement aux jours de la vie de l’homme dans leur durée. Si Job était passé du ventre à la tombe (19), sans durée d’existence, il n’aurait pas eu à subir l’enquête de Dieu (6). Il suffit que l’homme existe, pour qu’un tort, une faute ou un péché lui soit imputé. Qu’il soit criminel ou innocent, cela n’y change rien : Suis-je coupable, malheur à moi ! Suis-je juste, je ne lève pas la tête (15) Ce tort de l’homme est posé avant la distinction entre le crime commis et l’action juste, en deçà des actes bons ou mauvais, tels qu’ils sont jugés au tribunal. Cet ‘en deçà’ correspond à la remarque faite au chapitre 9 : le Dieu que cherche Job est ‘par-delà le bien et le mal’. C’est là encore un leitmotiv du livre de Job : chercher Dieu ailleurs que par la distinction du bien et du mal.
Ce tort est donc radicalement la culpabilité d’être. La culpabilité qui habite Job est inhérente au fait d’être. Ce qu’il dit, c’est son existence accusée d’une faute qu’il n’a pas commise. La psychanalyse a pu développer ce thème sous le signe de la dette, la dette de vie, dette à laquelle il est impossible de faire autre chose que de consentir. A noter que plus le don est conséquent, plus la dette est lourde à porter. C’est ainsi que l’affect de Job (la vie m’écœure, 1) est à la mesure du soin pris par le créateur : tu m’as fait vie et chérissement (12, Chrq). Mais peut-être le texte de Job réserve-t-il plus de potentialités encore que ce que dit la psychanalyse. Le ‘péché originel’ pourrait être une autre manière de dire l’humain coupable d’une faute qu’il n’a pas commise.
L’enjeu de la polémique de Job vis-à-vis de Bildad et des autres devient le suivant : si la culpabilité est mise essentiellement sous le signe de la loi qui juge et sanctionne, alors Dieu perd sa primauté. Il perd même ce qui fait qu’il est Dieu différent de l’homme. Mais sous le signe de la création, la culpabilité est un chemin de consentement au don primordial de la vie comme chérissement de Dieu. Refuser de reconnaître le don reçu, relever la tête, se rebiffer, croire que nous faisons notre vie à la mesure de la valeur de nos actions, c’est se faire prendre en chasse par le tigre, c’est se livrer aux assauts des armées (16-17).
S’il n’y avait pas de don, je serais comme n’ayant pas été (19).
Cette lecture prend de l’écart vis-à-vis de la version d’un Dieu sadique que dénoncerait Job, ce qui semble être l’esprit de la traduction de la TOB. Par exemple, la TOB traduit ainsi le verset 13 : Voici ce que tu dissimulais en ton cœur, c’est cela, je le sais, que tu tramais. La traduction de Chouraqui n’en dit pas tant : Cela, tu le recèles dans ton cœur, je le sais, oui, cela est avec toi. Le don de la vie par le Créateur se glisse dans la figure de l’accoucheur : Pourquoi m’as-tu fait sortir du ventre ? Cet accouchement est une séparation du milieu originel. Sans cette séparation de ce que la création pouvait comporter de représentations fusionnelles (l’étreinte, le lait qui se prend en caillant, 8-12), sans même la position tierce du regard témoin de cette existence individualisée (aucun œil ne m’aurait vu, 18), sans tout cela je serais comme n’ayant pas été.
La loi désormais s’articule avec la création. La loi révèle le péché. Mais le péché le plus vrai, seule la création en rend compte. Sans la création, la loi ne ferait que révéler l’injustice du juge, qui impute à l’homme une faute qu’il n’a pas commise. Seule la référence à la création délivre la loi de son impasse. Il s’agit bien de culpabilité, mais pas de la culpabilité qui vient en conséquence d’une faute morale. Seule la loi articulée à la création atteint ce point où pour l’homme, il s’agit de la culpabilité d’être. Telle est la valeur à vivre dans la durée des jours de Job. Ensuite, l’individualité de son parcours s’efface dans l’indistinct de la nuit.
Job 11Ce discours de Sofar a des points de ressemblance avec ceux des autres amis de Job : – il disqualifie la parole de Job (2-3 : un tel flot de paroles, tes hâbleries), – il met Dieu en position de juge (6 : Dieu et tes crimes), – il présuppose la maîtrise d’un savoir sur Dieu sur le ton de ‘si Dieu te parlait, voici ce qu’il te dirait’ (5-6 : Si Dieu intervenait … s’il t’apprenait les secrets de la sagesse, alors tu saurais que Dieu …).
Ce savoir de sagesse sur Dieu, Sofar en témoigne en décrivant la perfection du Puissant : il la compare aux éléments du cosmos que sont les cieux, les enfers, la terre, la mer, éléments pris dans leur grandeur. La perfection de Dieu a l’avantage dans les trois dimensions : elle est plus haute et profonde, plus longue et plus large. Cette description de la perfection du Puissant la compare donc à des figures de ce qu’on peut considérer comme étant de l’ordre de la création et elle les lie à la figure du tribunal. Si la perfection du Puissant est d’une grandeur supérieure à ces immenses éléments cosmiques, alors, s’il convoque le tribunal, qui fera opposition ? (10). Se répète donc, comme dans les textes antérieurs, la question du rapport entre Dieu créateur et Dieu juge.
Mais le discours de Sofar se différencie en plusieurs points de celui de Job au chapitre 10. 1) Il dit en termes d’espace d’éléments cosmiques ce que Job disait en termes de temps humain : en 10, 9, Rappelle-toi, tu m’as façonné comme une argile. 2) En conséquence la perfection du Puissant, par la comparaison avec les éléments de spatialité cosmique, apparaît comme statique. Chez Job, la temporalisation engageait une dynamique (en 10, 18-19 : Pourquoi donc m’as-tu fait sortir du ventre ? Je serais comme n’ayant pas été). 3) L’opposition statique-dynamique se retrouve dans l’opposition entre un savoir sur les choses dans leur état et une mémoire : au lieu du "Rappelle-toi" de 10, 9, c’est, en 11, 6, "S’il t’apprenait les secrets de la sagesse … alors tu saurais que Dieu oublie une part de tes crimes". 4) Enfin, là où la création temporalisée de Job était en opposition avec l’accusation d’une faute non commise (10, 6-7 : Tu recherches mon tort … bien que tu saches que je ne suis pas coupable), la création spatialisée de Sofar va avec l’évidence des méfaits
Les versets 13 à 20 sont dominés par des futurs, une fois posées certaines conditions (13-14 : Et toi, si tu apprêtes ton cœur et déploies les paumes vers lui, si tu éloignes de ta main la fraude et n’abrites pas la forfaiture en tes tentes, Chrq). Ces conditions sont morales : si tu agis de telle et telle manière, alors tu seras … Alors tu lèveras un front sans tache. Il en va comme si le but à atteindre n’était pas la Perfection du Puissant : ce but est la prétention disqualifiée par Sofar, la prétention de Job à vouloir sonder cette Perfection (7). Le but à atteindre est simplement la perfection de soi formée par la sagesse (6), un front sans tache.
A lire la série de ces futurs, qui à première vue semblent résonner comme des promesses prophétiques, il apparaît qu’ils n’ont rien de prophétique en ce sens que Dieu en est absent. Le ton est celui-ci : tu auras de bonnes récompenses pour tes efforts de bonne conduite.
A prendre les éléments de la création comme des éléments cosmiques, le seul espoir est de pouvoir vivre en harmonie avec eux (Tu dormiras en paix, 18). A disqualifier la méditation sur l’accusation d’une faute non commise, il ne reste plus qu’à jeter loin de soi méfaits et perversité jusque là non avoués, et ce serait simple mensonge que de ne pas les reconnaître. Et surtout, à être maître de sagesse, à savoir ce que Dieu apprend des secrets de la sagesse, la place de Dieu est prise. Le Dieu du sage est possédé par le sage. Le sage parle au nom de Dieu, comme s’il savait le tout de Dieu. Il n’y a plus d’appel à Dieu, à la différence de Job qui ne cesse d’en appeler à lui. Les trois remarques de lecture faites au début (disqualification de la parole de Job ; Dieu en position de juge ; maîtrise du d’un savoir sur Dieu et même du savoir de Dieu), ces trois remarques se retrouvent ici, et elles se trouvent articulées à une création de type spatial et cosmique.
Sofar aboutit à ce point où la rectitude morale remplace la recherche de Dieu : Dieu est connu avec évidence, le seul problème, c’est la faute non reconnue et non avouée. Chez Job, la souffrance provoque une question au sujet de Dieu, sous l’aiguillon d’une contradiction entre son chérissement par Dieu (10, 12 : Tu m’as fait vie et chérissement, Chrq) et son accusation par ce même Dieu d’une faute dont il n’est pas coupable (10, 7). Chez Sofar, la place de Dieu prise par la préoccupation morale fait des promesses de la sagesse, un discours auto-référencé, une sorte de boucle entre l’action bonne et le bonheur en récompense. L’absence de tiers, cet inconnu qui tenaille la plainte de Job, anéantit ici toute existence de sujet (Job n’aurait plus à être que l’objet des récompenses de sa bonne conduite) ainsi que toute énonciation (à la rectitude morale correspond, dans une sorte d’équivalence sans écart, le bonheur, si statique qu’il ressemble à la paix des dormeurs). Le sage, qui a pris la place d’un Dieu désormais sans transcendance, connaît tout dans une sorte d’évidence immédiate : le savoir de Dieu, enfermé dans le dire du sage (un dire sans sujet, sans tiers, sans énonciation), se limite d’ailleurs à discerner les méfaits, et cela sans effort d’attention (11).
[1] Peut-être péché et faute sont les traces de l’absence de cause véritable de la carence où Job est plongé.