Le Parapluie (Maupassant), Analyse sémiotique
Louis Panier

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Analyse des composantes narrative et discursive

L’analyse qui suit a pour but d’introduire les procédures de l’analyse narrative, et de montrer comment, dans un texte, s’articulent la composante narrative et la composante discursive.

Le texte de Maupassant [1] raconte : il déploie une succession de situations et de transformations de ces situations ; il affecte à ses personnages des rôles, des fonctions particulières dans l’organisation de l’intrigue ; il met en scène des enjeux, des valeurs. L’analyse de la composante narrative consiste à décrire, à l’aide des modèles de la grammaire narrative, l’organisation particulière de l’action racontée ici. Cette description doit rendre compte de la syntaxe narrative (ordre des éléments constitutifs de la succession du parcours narratif de ce texte) et de la sémantique narrative (des systèmes de valeurs qui sous-tendent les enjeux du récit).

L’organisation narrative d’un texte n’apparaît pas comme telle, elle est à construire et à vérifier, à partir d’une première lecture. On ne peut pas se passer du plan figuratif, car l’organisation narrative nous est manifestée à travers un réseau complexe d’éléments figuratifs (ou de grandeurs figuratives) : des acteurs, des objets, des lieux, des temps, avec lesquels le texte agence le récit, et qui sont susceptibles de représenter pour nous un « monde du texte ».

Dans un premier temps de l’analyse, ces éléments figuratifs seront retenus et analysés en fonction de leur rôle dans l’organisation narrative : il y a une forme narrative du contenu. Il conviendra d’analyser également la composante discursive du texte : ces éléments figuratifs ne sont pas seulement des supports pour les fonctions narratives, ni seulement des représentations ou des évocations du monde possible, ils sont aussi des éléments dans le réseau desquels s’organise le contenu de sens du texte. Les éléments figuratifs donnent forme au contenu : il y a une forme figurative du contenu. L’analyse de la composante figurative a pour but de classer ces éléments figuratifs et de proposer une règle de leur agencement dans le discours.

Dans les pages qui suivent, on mettra en œuvre et on décrira les procédures d’analyse de ces deux composantes du contenu du texte.

1. Observations préliminaires.

Comment commencer l’analyse ?

Il n’y a pas d’accès direct aux structures narratives; elles sont toujours proposées, à titre de modèle descriptif, à partir d’une hypothèse d’ensemble.

On commencera donc par … une lecture complète du texte ; celle-ci donnera au sémioticien, qu’il le veuille ou non, une première hypothèse globale sur le contenu de la nouvelle, (sur « le tout de signification » que manifeste le texte de Maupassant).

La première lecture du texte nous fait passer de la manifestation textuelle au contenu, ou plus exactement fait apparaître dans leur différence et dans leur corrélation l’expression et le contenu. Dès que nous avons lu, ce n’est plus des mots sur une page que nous percevons mais « un tout de signification », un « univers sémantique » dont il convient de montrer l’articulation : les éléments de l’expression signifient en fonction de ce contenu global et en relation avec lui ; mais ces deux plans sont distincts et n’obéissent pas à des règles de structuration identiques, telle est du moins l’hypothèse sémiotique générale de L. Hjelmslev sur laquelle repose l’analyse sémiotique présentée ici.

Le texte de Maupassant développe un récit, il raconte une histoire, une série d’actions développant et articulant des enjeux divers, impliquant des acteurs (Monsieur Madame Oreille, les employés du Ministère, l’ami, les employés de l’Assurance), des lieux (la maison, le bureau, les locaux de l’assurance…), et des objets (le parapluie – sous différentes formes -, la canne …) mis en relation avec ces acteurs.

Il est souvent pratique de commencer l’analyse d’un texte par un relevé des acteurs, et quelques observations sur leur disposition dans le tissu discursif. Il n’y a pas d’accès direct aux structures narratives d’un texte ; celles-ci sont toujours proposées, à titre d’hypothèse, à partir d’un traitement (ou classement particulier) des éléments figuratifs : on considérera telle action racontée du point de vue de son effet de transformation d’une situation, on considérera tel acteur du point de vue de son rôle, de sa fonction, dans l’action racontée, mais cela suppose toujours que l’on se donne une représentation globale du récit.

On observe par exemple la présence constante de la figure du parapluie. Plusieurs objets singuliers (plusieurs parapluies) viennent occuper cette fonction et le discours en son entier pourrait être lu comme le parcours de cette figure dans ses différents états et dans les relations qu’elle entretient avec d’autres acteurs. On serait peut-être tenté de lire ce texte comme le récit des aventures du parapluie dégradé puis restauré. À bien observer le texte, on s’apercevra que c’est plus complexe : le parapluie mis en discours ici n’a jamais d’utilisation pratique (il ne pleut jamais !) et la nouvelle s’interrompt avant qu’on ait raconté la réparation effective du parapluie. La question se pose alors de savoir en quoi ce parapluie intéresse le discours.

Mme Oreille est également un acteur permanent de la nouvelle, d’abord en relation avec Monsieur Oreille, puis seul acteur principal du récit. Son parcours narratif est donc nettement divisé en deux parties ; il est également marqué par un changement de lieu : dans la première partie Mme Oreille est à la maison, dans une seconde partie, elle se déplace : dans la rue, dans les locaux de la Compagnie d’Assurances, puis chez le marchand de parapluie. Mais, dans notre récit, elle ne revient pas à la maison. [2]

À la différence de Mme Oreille, M. Oreille n’est manifesté que dans la première partie du texte. Son espace se partage entre la maison et le Ministère de la Guerre. Le parapluie n’a pas pour lui de valeur pratique (ou utilitaire), mais plutôt une valeur de « reconnaissance » : il satisfait où non sa vanité. M. Oreille quitte la scène du récit avec une canne. Il n’est pas question pour lui d’une réparation du parapluie, ni d’un retour à la maison.

On suivra dans l’ensemble du récit l’évolution des relations entre M. Oreille, Mme Oreille et le parapluie : le parapluie qu’elle fournit à son mari devient « le- parapluie-de-Mme-Oreille ». La question est de savoir quelles sont les valeurs de cet objet pour les sujets auxquels il est relié, comment ces valeurs s’articulent entre elles, et comment elles se transforment : on entre ainsi dans l’analyse de la composante narrative. Le sujet (narratif) se définit par la valeur de l’objet avec lequel il est en relation, et l’objet devient objet-valeur parce qu’il est relatif à un sujet : il n’y a d’objet- valeur que pour un sujet. Dans le texte de Maupassant, comment se règlent les relations sujet-objet et leurs transformations ?

Ainsi dans la première partie du texte, autour du parapluie se dessine une opposition de valeurs axiologiques entre les sujets que sont Mme Oreille et M Oreille : le parapluie a pour chacun d’eux une valeur différente. On peut donc déjà prévoir une organisation un peu complexe de programmes narratifs mettant en jeu ces acteurs.

2. Segmentation

Le premier repérage que nous venons d’effectuer sur les acteurs et les objets nous permet d’avoir une vue d’ensemble – sans doute provisoire – de la nouvelle et de l’organisation du contenu. L’objectif de l’analyse sémiotique sera de décrire le plus rigoureusement possible la forme du contenu, les structures de la signification.Articuler le contenu de sens, et décrire les formes de l’articulation, telle serait le projet de l’analyse. Une première étape consiste à segmenter le contenu, à y reconnaître des séquences qui signifient les unes par rapport aux autres, à la fois dans la succession (syntagmatique) et dans la comparaison (paradigmatique).

La segmentation correspond à une première construction, empirique, du contenu. Elle permet d’individualiser et de distinguer des séquences, à partir de critères linguistiques, discursifs et narratifs.

a – critères linguistiques : la segmentation procède par la recherche de démarcateurs (par exemple la conjonction disjonctive « mais »), qui signalent la frontières entre deux séquences.

b – critères discursifs : une séquence correspond à une disposition particulière (et stable) d’acteurs dans un cadre spatio-temporel. Un changement dans le dispositif d’acteurs, de lieux, de temps, indiquera un changement de séquence (à la manière des « scènes » au théâtre). On fait l’hypothèse que chaque séquence correspond à un état de la signification. De séquence en séquence, on suivra les transformations de la signification déployées dans le discours ; les différences indiquent des perceptions d’écarts et de structure.

c – critères narratifs : une séquence correspond à une transformation repérable entre deux situations, ou à une phase spécifique du programme narratif (manipulation, compétence, etc…)

Dans la nouvelle de Maupassant, on peut suggérer la segmentation suivante :

A. – Une première séquence – établie sur des critères discursifs – correspond à la présentation des deux protagonistes, Mme Oreille et M. Oreille. Elle développe pour ces deux acteurs des parcours figuratifs qui permettent de définir les rôles thématiques à partir desquels les transformations narratives et discursives vont jouer. Les éléments de temps et d’espace sont peu présents ici. Cette première séquence va du début du texte jusqu’à « les rentes inutilisées de la maison ».

B. – « Or pendant deux ans… ». Une seconde séquence s’ouvre avec l’apparition d’un nouvel acteur, le parapluie, et la manifestation de figures temporelles. Elle est établie sur des critères discursifs, et sur des critères linguistiques (« Or » est un démarcateur de type argumentatif).

Cette séquence raconte les « aventures » et les accidents du (des) parapluie(s) de M. Oreille. Elle correspond donc à un bloc narratif. L’espace y est articulé entre la maison et les bureaux du ministère. Globalement, c’est un parcours narratif de dégradation d’un objet qui, comme objet-valeur, affecte respectivement (et différemment) Mme et M. Oreille. Cette séquence conduit au « désastre irréparable » (le parapluie est « perdu sans remède ») et à ses effets sur les deux autres acteurs (une scène violente). Cette séquence s’achève avec « il jura que … cela ne pouvait provenir que de malveillance ou de vengeance ».

C. – « Un coup de sonnette le délivra ». Une troisième séquence, intermédiaire, vient interrompre la précédente (et en quelque sorte empêcher son aboutissement dans une éventuelle sanction). Elle est ouverte par l’arrivée d’un nouvel acteur (critère discursif). Le coup de sonnette de l’ami clôt un débat non résolu et ses suggestions ouvrent une autre perspective de programme narratif, celle du recours à l’Assurance pour la réparation du parapluie. L’introduction de ce nouvel acteur modifie le dispositif précédent, au point que M. Oreille disparaît ensuite du récit. La séquence se clôt sur des critères discursifs : mention temporelle (le lendemain), et actorielle (sortie de M. Oreille).

D. – Une quatrième séquence s’ouvre lorsque, M. Oreille ayant quitté la scène du récit, Mme Oreille se trouve, seule, instaurée comme sujet pour le nouveau programme indiqué par l’ami, et pour de nouvelles opérations sur le parapluie. Cette séquence manifeste une nouvelle organisation et une complexification de l’espace : l’espace de la rue, de la compagnie d’Assurance (avec ses différents bureaux) et du magasin de parapluie. Elle s’achève lorsque, ayant obtenu un accord de l’Assurance, Mme Oreille acquiert la possibilité de faire réparer le parapluie.

Il faut bien voir que le texte de Maupassant se clôt sur cette possibilité de réparation. L’opération pratique n’est pas racontée, ni son résultat. Le discours du récit est clos sur une affirmation de Mme Oreille (« Je ne regarde pas au prix. ») qui fait écart avec le rôle thématique dans lequel elle a été introduite dans le texte (« Mme Oreille était économe… elle éprouvait une vraie douleur de voir les pièces blanches sortir de chez elle » ). Telles sont les deux bornes du discours que nous lisons.

On notera la différence entre l’agencement narratif prévisible (on attend la réparation du parapluie, puisque la possibilité en est ouverte) et la disposition discursive effective : le discours de la nouvelle s’achève avant la fin de l’histoire du parapluie que nous pourrions reconstituer. Cela nous oblige à repréciser l’enjeu du discours : il est autre qu’une simple anecdote sur les parapluies.

On peut souvent observer dans l’analyse des textes de tels écarts entre le narratif et le discursif. Le narratif correspond parfois à la première prise que nous avons sur les textes (nous les lisons comme des histoires, ou des anecdotes), l’observation du discursif nous alerte sur une mise en discours du récit, qui ne s’épuise pas dans l’anecdote ou dans l’intrigue : la mise en discours atteste les effets de l’énonciation dans l’organisation du contenu.

La segmentation d’un texte n’est pas le résumé de l’histoire, nous venons de le voir. Elle permet souvent, empiriquement, de découvrir les particularités discursives qui justement, modifient notre première approche (anecdotique, ou référentielle) du texte. La segmentation nous fait percevoir l’importance, la consistance (et parfois la résistance) du dispositif figuratif.

Si l’on définit chaque séquence comme un certain dispositif d’acteurs, d’espace et de temps, on peut considérer qu’il s’agit, chaque fois, d’une mise en forme, ou d’une structuration, particulière du contenu, et que chaque séquence correspond à un « état du sens » donné. Le changement de séquence doit alors correspondre à une transformation de l’état de la signification.

Il convient maintenant de reprendre en détail ces séquences pour y suivre les transformations narratives et discursives.

3. Lecture narrative et discursive des séquences

Nous proposons maintenant une description des structures de signification dans chacune des séquences que nous venons de reconnaître. Dans chaque segment, on fera un relevé des données figuratives (acteurs, lieux, temps) pour découvrir quelle forme les organise et les interprète. Les figures sont inscrites dans des parcours figuratifs qui en développent les capacités discursives et qui en réalisent certaines virtualités de contenu. On cherchera ainsi à préciser les registres de signification (isotopies) manifestés dans le texte et les fonctions particulières (valeurs thématiques) des figures dans ces parcours. Corrélativement nous chercherons à cerner l’enjeu des programmes narratifs (performances, transformation, conflits) que ces parcours figuratifs prennent en charge.

Les deux faces de l’analyse sémiotique (narrative et discursive) sont indissociables.

Dans la présentation théorique de la sémiotique, on a coutume de distinguer des structures narratives et les structures discursives, et de considérer les structures narratives comme plus profondes que les structures discursives qui auraient pour rôle de manifester les précédentes. C’est la conception classique du parcours génératif de la signification dans la théorie de Greimas [3] . Mais dans la pratique de l’analyse, c’est l’organisation figurative qui se présente d’abord au lecteur, et le contenu doit être décrit selon ses deux modes de structuration (narratif et discursif). Chaque composante a ses règles d’organisation et ses unités pertinentes et le sémioticien doit répartir et traiter les informations de sa lecture et les données de ses hypothèses sur l’un et l’autre dispositif. Il convient seulement de bien définir sur quel niveau de pertinence on traite les informations et les indices de la lecture.

– Séquence A : Situation initiale

« Madame Oreille était économe …. les rentes inutilisées de la maison ».

La première séquence pose les deux acteurs principaux et leurs relations. Il y a une femme et un homme, un couple, une situation aisée (au plan économique), et pas d’enfant.

« Sans enfants ». Cet élément qui signale un manque n’est pas traité, ici, comme situation initiale d’un programme narratif (désir d’enfant, comme dans certain contes : un roi et un reine qui n’avaient pas d’enfant…). L’enfant n’est pas ici un objet-valeur pour une performance narrative. « Sans enfants » sera donc à traiter discursivement comme un élément du parcours figuratif du couple, et il faudra faire des hypothèses sur l’isotopie à retenir : affective ? ou économique ? « Ils étaient à leur aise pourtant et sans enfants » : le contexte signalerait plutôt que, pour ce couple, il n’y a pas d’occasion de dépenses du fait des enfants. « Sans enfants » est donc, sur une isotopie économique, une figure orientée axiologiquement vers la non-dépense, un facteur positif (euphorique). On le voit, un élément figuratif du texte peut être traité narrativement et discursivement.

Entre ces deux acteurs se répartissent des valeurs distinctes qui ne donnent toutefois pas lieu à des programmes narratifs antagonistes ou rivaux. Mme Oreille est économe, c’est là son rôle thématique, que le texte développe par plusieurs éléments figuratifs (« elle savait la valeur d’un sou… sa bonne avait grand mal à faire danser l’anse du panier… »).

Le développement du parcours figuratif d’un acteur est souvent relatif à un rôle thématique, caractéristique plus abstraite de l’acteur qui se trouve manifestée, illustrée, concrétisée par des éléments descriptifs (figuratifs) plus concrets. La reconnaissance des rôles thématiques fait appel à notre connaissance « encyclopédique » des usages, des comportements, etc… et pas seulement à notre connaissance des dictionnaires de la langue.

Pour la suite de l’analyse, on pourra retenir deux traits figuratifs particuliers, l’un concerne la relation entre Mme Oreille et M. Oreille (« M. Oreille n’obtenait sa monnaie de poche qu’avec une extrême difficulté »), l’autre concerne Mme Oreille elle- même (« elle éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C’était comme une déchirure pour son cœur »).

L’économie chez Mme Oreille se manifeste donc par la /non-dépense/ (ce n’est pas l’avarice de celui qui accumule ; il n’est pas question de grandes quantités d’argent) : l’argent pour elle ne constitue pas un objet d’échange, mais il est un objet (excessivement) conjoint dont la disjonction est difficile. Cette difficulté, figurée dans le texte par la souffrance, met en lumière des éléments pathémiques et somatiques, dans ce sujet. Il s’agit toujours de développer le rôle thématique de la femme économe, mais les éléments figuratifs convoqués font apparaître une isotopie du corps et de la souffrance qui fait écart avec les éléments plus stéréotypés de la description précédente : pour Mme Oreille la dépense paraît atteindre l’intégrité du corps.

Dans l’analyse on arrive assez bien à décoder des rôles thématiques à partir des comportements manifestés (plus ou moins stéréotypés). Mais l’attention doit rester portée sur les figures convoquées pour manifester ces rôles thématiques. Il sera toujours très important de repérer ces écarts ou ces particularités entre le plan thématique (plutôt abstrait) et les éléments figuratifs convoqués, et de ne pas perdre de vue la consistance du plan figuratif qui n’est jamais seulement une illustration du plan thématique, mais une mise en discours de figures.

Au plan narratif, Mme Oreille assume le rôle de sujet du faire en relation avec un système de valeurs qu’on peut dénommer la /non-dépense/, système à partir duquel s’organisent les programmes pragmatiques et les évaluations cognitives. La première séquence développe plutôt un comportement habituel de Mme Oreille (un état), on trouvera plus loin les programmes précis où s’exerce sa compétence.

Le texte développe peu le parcours figuratif de M. Oreille, sinon en réaction au parcours de Mme Oreille. Il apprécie peu les comportements de Mme Oreille, liés aux valeurs de la /non-dépense/. M. Oreille, quant à lui, semble plutôt relié à un système de valeurs qu’on pourrait appeler la /réputation/

« Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle lui faisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient sa vanité. »

et à cet autre lieu que représente le Ministère de la Guerre, lieu où peut s’effectuer la reconnaissance (positive ou négative) de M. Oreille, fonction dévolue aux employés du ministère.

Le faire des sujets (faire pragmatique et faire interprétatif) s’organise en fonction de systèmes de valeurs. Ceux-ci peuvent être référés à une instance narrative qui fait-faire, et au nom de laquelle d’organisent les performances : c’est la fonction du Destinateur. Cette instance n’est pas toujours manifestée par un acteur singulier, mais, comme nous le constatons ici, elle peut correspondre à des entités plus abstraites.

En termes de grammaire narrative, on pourra dire que Mme Oreille est liée à un Destinateur déontique (un système de valeurs qui stipule ce qu’elle doit faire – Manipulation) alors que M. Oreille est lié à un Destinateur épistémique (un système de valeur – et ses représentants – qui effectue l’évaluation et reconnaissance du sujet – Sanction).

Cette disposition narrative construit les relations intersubjectives et les transferts d’objets dans le couple, puisque « M. Oreille n’obtenait sa monnaie de poche qu’avec une extrême difficulté ». La relation du couple est établie autour d’une attribution d’argent réciproque, mais non symétrique : le salaire de M. Oreille vient augmenter les rentes inutilisées et Mme Oreille fournit la monnaie de poche de son mari. On note la position dominante de Mme Oreille : c’est elle qui fournit à M. Oreille son argent de poche, et c’est pour lui obéir (dans son programme de non-dépense) qu’il travaille au Ministère de la Guerre.

Quelle est donc la valeur de l’argent, dans les parcours figuratifs de cette première séquence ? L’argent est la figure de l’objet qui circule entre les deux sujets, et qui médiatise les relations. Mais ni pour l’un ni pour l’autre, l’argent n’a pour fonction de répondre à des besoins : pour M. Oreille, qui ne travaille que pour augmenter des rentes inutilisées, c’est de monnaie de poche qu’il est question. Et pour Mme Oreille la valeur de l’argent (« elle connaissant la valeur d’un sou ») se mesure dans la douleur de la dépense (du côté de ce que l’on perd en dépensant et non du côté de ce que l’on acquiert).

Au plan narratif, on observe donc que l’argent n’est pas l’objet de la quête, c’est-à-dire l’objet-valeur principal dont l’acquisition mobiliserait la compétence d’un sujet opérateur ; il n’est pas non plus un objet-modal, c’est-à-dire un élément de compétence nécessaire pour acquérir d’autres objets, ou pour réaliser un programme de base. L’argent est plutôt disponible pour manifester les dispositions subjectives et pour médiatiser les relations intersubjectives.

Du côté de Mme Oreille, la sortie de l’argent (la perte) a des effets de souffrance, du côté de M. Oreille, il y a des privations pénibles qui atteignent sa vanité, c’est-à-dire son image. L’isotopie économique sur laquelle s’inscrivent l’argent, les revenus, les dépenses, s’articule à une isotopie de type pathémique, où l’on enregistrerait la souffrance de Mme Oreille et la blessure de M. Oreille. Deux rapports à la jouissance qu’il conviendra de préciser. On peut pressentir que la figure du parapluie, de son prix, de sa réparation… peut être, dans ce discours, mise au service d’une construction sémiotique des sujets.

La première séquence, présentant les acteurs et développant leur rôle thématique, manifeste un état des deux sujets, à partir duquel nous pourrons, dans les séquences suivantes, mesurer des écarts, des transformations et/ou des reprises figuratives.