Gradignan / Année 2012-2013/ Inspiration et lecture/ n°1
Introduction
1. L’exhortation de Benoit XVI :
Cette inflexion contemporaine de la tradition chrétienne de lecture de la Bible se manifeste depuis cinquante ans, à travers le concile Vatican II et tout particulièrement dans le décret « Dei Verbum ». Par inflexion, j’entends non pas un ajout à cette tradition, mais une mise en lumière et une relecture de l’un des aspects majeurs de cette tradition, motivée par ce que l’Esprit dit aux églises selon les conditions de sa vie dans le monde. C’est dans cette onde bénéfique que nous nous avançons. Et notamment selon ce passage de cette exhortation : « Comme les Pères synodaux l’ont affirmé, il apparaît avec force combien le thème de l’inspiration est décisif pour s’approcher de façon juste des Ecritures, et pour faire une exégèse correcte, qui, à son tour, doit s’effectuer dans l’Esprit Saint même dans lequel elles ont été écrites. Lorsque s’affaiblit en nous la conscience de son inspiration, on risque de lire les Ecritures comme un objet de curiosité historique et non plus comme l’œuvre de l’Esprit Saint, par laquelle nous pouvons entendre la voix même du Seigneur et connaître sa présence dans l’histoire. » Verbum Domini, n°19.
2. Un écrit de Grégoire le Grand :
Venant de plus loin, en amont, m’est revenu, un écrit de Grégoire le Grand concernant sa position de lecteur. Grégoire le Grand avait coutume de lire la Bible avec un groupe de personnes, afin, disait-il, de faire avec elles « un parcours de reconnaissance » :
« Bien des passages du texte sacré, que je n’ai pu comprendre seul, m’ont livré leur sens en présence de mes frères. Et en les comprenant, j’ai taché de comprendre aussi par les mérites de qui cette lumière m’était donnée. Il en résulte, par la grâce de Dieu, à la fois un accroissement de clarté et une diminution de fierté, puisque j’apprends, pour vous, ce que j’enseigne au milieu de vous. [1] » Lorsque Grégoire fait état de cette lecture partagée, il travaille sur ses homélies concernant le livre d’Ezéchiel. Or, il se trouve, à son corps défendant, dans une situation analogue à celle que raconte le prophète Ezéchiel : les nations voisines se font menaçantes ; Israël est sur le point d’être châtié pour son comportement. Pour Grégoire, le danger imminent ce sont les Lombards. Ils ont traversé le Pô et se ruent sur Rome.
La menace, et la peur qui vient avec, est telle, qu’il n’a plus envie d’étudier la Bible pour les autres. C’est avec ses concitoyens qu’il scrute les Ecritures, comme un « guetteur », cherchant quelques signes de la venue de « l’Esprit, au milieu des vivants, courant en tout sens, splendeur de feu et foudre sortant du feu ».
Ce n’est plus seulement pour enseigner le mode de lecture le plus favorable à la vie spirituelle, qu’il lit la Bible maintenant avec ses compagnons, c’est à cause de « l’intelligence du feu [2] » , cette sorte d’attention acérée qui mobilise toutes nos ressources, lorsque notre corps et nos liens sont en jeu, lorsque l’horizon s’obscurcit et que l’Esprit de Dieu s’en mêle. Grégoire a besoin de cette lecture de la Bible avec ses frères, parce que connaître et faire connaître le sens des textes n’est plus sa poussée première. Ce qui compte maintenant, pour lui et les siens, c’est le chemin qu’ils ont à inventer, dans cette situation dangereuse. Sortir et traverser, voici ce que veut dire, aujourd’hui, pour lui-même et les siens, suivre le Christ, obéir à l’orientation de la vie du Fils bien-aimé, être pris dans l’œuvre de notre Père qui est aux cieux.
Je vous propose donc ceci : privilégier ce que nous avons reçu du Seigneur : le don de l’Ecriture sainte, le don de son corps rompu et de son sang versé, et, comme le reconnaît l’apôtre Jean, la plénitude de grâces dans notre propre chair et dans les liens qui se tissent entre nous. Et, dans cet élan, réveiller entre nous cette intelligence du feu. Car, « c’est un feu que je suis venu jeter sur la terre », dit Jésus, « et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Luc 12,49).
De fait, tous les passages bibliques que les Pères font converger avec ce texte de Luc, « décrivent des actes, des événements, des surgissements… Le feu biblique n’est pas, il brûle, il advient… Cela vaut, assurément, lorsque ce feu est compris comme parole ; cela donne un autre regard sur l’acte de lire. Notre lecture peut être le lieu où ce feu nous rejoint, nous atteint et nous brûle, alors lire n’est plus quitter l’ordre de l’événement, mais entrer, en acquittant le droit d’entrée que forment notre silence et notre attention, dans un autre ordre d’événements que ceux qui se produisent dans le bruit et la fureur mondains. [3] »
Notre objectif devient alors acquitter notre droit d’entrée pour nous présenter disponible à la Parole qui vient dans notre chair : perdre ce qui est nécessaire, et développer ensemble ce que le Seigneur a semé en nous d’intelligence pour l’entendre et d’obéissance pour la mettre en pratique.
3. Les instructions de la Bible
Enfin, nous avons reçu de la Bible elle-même des instructions de lecture. Jean Calloud nous a guidés sur ce terrain. C’est à partir de telle ou telle de ces instructions, que nous avons remodelé notre approche, théorique et pratique de la lecture de la Bible. C’est en suivant ce chemin, que je souhaite essayer de laisser percer l’inspiration qui nous as conduit dans notre manière de parler des nos outils de lecture. Ces outils que nous nous sommes appropriés dans l’offre multiforme des sciences du langage et notamment des propositions sémiotiques de Greimas et des écrits de Lacan.
C’est par l’une de ces instructions de lecture que nous allons commencer notre parcours. C’est avec Louis Panier que j’ai découvert cet itinéraire.
Avant d’y venir, je souhaite rassembler les trois invitations, qui dessinent le cadre de ce que je vous propose, à savoir : – L’exhortation de Benoit XVI concernant la place de l’inspiration dans la lecture de la Bible, – L’écrit de Grégoire le Grand à propos de l’intelligence du feu que suscite la situation historique à laquelle nous nous trouvons confrontée ensemble. – Les instructions de la Bible elle-même qui viennent à nous en lisant, comme une sorte de soutien scolaire individualisé. Devant ces trois invitations, nous sommes appelés à répondre à la reconnaissance d’une structure relativement défaillante de notre connaissance : la lecture de la Bible se présente en effet comme l’occasion de recevoir des « paquets de Souffle », dont nous ne savons ni d’où ils viennent, ni où ils vont.Les outils d’observation que nous avons chois nous permettent d’en balbutier ceci : – L’acteur qui envoie les énoncés d’un texte biblique vers nous est inaccessible. Non seulement il n’est pas représentable, mais il déborde même notre compétence symbolique. Il vient, c’est tout. – D’autre part, notre capacité de piéger l’arrivée et la poursuite de ces paquets deSouffle, en les fixant à l’intérieur des axes du temps et de l’espace, se manifeste comme inopérante. – Et cependant, nous ne disposons pas d’autres d’issues que d’en passer par ces compétences incomplètes pour nous poster devant ce qui nous est donné à lire.
Chapitre 1 : La règle de Matthieu
En 1998, Louis Panier écrivait un article intitulé : « approche sémiotique de la lecture ou l’inestimable objet de l’interprétation [4] ». Je vous propose une randonnée d’entrainement, qui ne comporte ni la totalité de la distance à parcourir, ni celle de la dénivelée. Ceci y perd pas mal de rigueur, mais j’espère que çà nous mettra en jambe.
Voici l’énoncé de la règle que nous allons scruter, telle qu’elle apparaît en Mt 25, 29 : « A celui qui a, on donnera et il aura du surplus, à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a ».
On le trouve dans deux contextes :
• en Mt 13, 12, Mc 4, 24-25 et Lc 8, 11. Cette règle répond à la question des disciples de Jésus « pourquoi leur parles-tu en paraboles ? ». Elle vise la position des auditeurs : « celui qui a des oreilles pour entendre… ».
• en Mt 25, 29 et Lc 19, 26 dans le récit de la parabole dites des Talents (ou des Mines chez Luc) lorsque le maître justifie la sanction apportée aux différents serviteurs.
Lisons ensemble la parabole des talents, afin observer l’application que cette parabole fait de cette règle. 25 : 14 « En effet, il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. 15 A l’un il remit cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités; puis il partit. 16 Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla les faire valoir et en gagna cinq autres. 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres. 18 Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l’argent de son maître. 19 Longtemps après, arrive le maître de ces serviteurs, et il règle ses comptes avec eux. 20 Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança et en présenta cinq autres, en disant : Maître, tu m’avais confié cinq talents; voici cinq autres talents que j’ai gagnés. 21 Son maître lui dit : C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai; viens te réjouir avec ton maître. 22 Celui des deux talents s’avança à son tour et dit : Maître, tu m’avais confié deux talents; voici deux autres talents que j’ai gagnés. 23 Son maître lui dit : C’est bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu de choses, sur beaucoup je t’établirai; viens te réjouir avec ton maître. 24 S’avançant à son tour, celui qui avait reçu un seul talent dit : Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu ramasses où tu n’as pas répandu; 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien. 26 Mais son maître lui répondit : Mauvais serviteur, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé et que je ramasse où je n’ai rien répandu. 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. 29 Car à tout homme qui a, l’on donnera et il sera dans la surabondance; mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré. 30 Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents.
Le parcours de la figure du talent.
« La figure du talent est convoquée pour quatre opérations différentes qui organisent le parcours du texte.
a) Il est d’abord un objet qui passe d’un homme à ses serviteurs. Dans le cadre de cette première opération, cette figure peut donner lieu à une interprétation référentielle : le talent représente une certaine somme d’argent. On peut alors suivre cette figure dans le domaine financier. Nous appelons ce type de domaine appartenant au langage une «isotopie». En l’occurrence une isotopie financière. Nous procédons alors à l’observation d’un parcours figuratif de l’argent. Le talent est une mise de fonds dont on peut attendre un produit et un profit. L’avantage de ce type d’observation, où on s’appuie sur la valeur référentielle des figures, est qu’il nous devient possible de prévoir un possible déroulement du texte, qui ne nous soit pas inconnu. Mais nous ne sommes jamais laissés tranquilles dans ce genre de démarche primaire ou spontanée. Dans notre cas, en effet, cette première opération du texte comporte la mise en place d’un autre domaine figuratif : l’homme, qui distribue ses biens à ses serviteurs, « part en voyage ». Là encore nous disposons d’un certain nombre de parcours possibles sur la base de nos références aux récits de voyage et à nos propres expériences. Il y a même un troisième domaine figuratif : la distribution s’opère « à chacun selon ses capacités ». Que vient faire cette remarque sur l’évaluation du personnel pour mesurer les taches ? Tout se passe comme si, dès que des lecteurs commencent à parcourir un texte, des poussées figuratives distinctes se présentaient. On peut essayer d’en suivre l’une d’entre elles jusqu’au bout, pour tacher d’en extraire un morceau de signification, puis additionner ces morceaux, pour en faire un sens plus consistant. Mais tout est en mouvement, chaque ligne discursive entrant en interaction avec les autres, sans que nous puissions saisir comment. Il faut continuer à parcourir, c’est tout.
b) Entre le départ et le retour de l’homme, le talent semble continuer à être pris dans l’isotopie financière, mais le type d’opération est modifié. Elle devient « métonymique » : il suffit de parler de quelque chose qui se multiplie, à l’identique, pour que cela évoque le grossissement d’un magot, ou plus largement le travail productif de l’argent. Quand on investit, çà rapporte… Apparaît alors un possible dysfonctionnement de ce modèle financier : « celui qui n’avait reçu qu’un talent, creuse un trou et y cache l’argent de son maître. » Ce talent dérive d’une isotopie financière vers le domaine des rapports entre le serviteur et son maître : le talent n’est plus un objet de profit via la distribution de l’homme à ses serviteurs, mais il devient un objet à enfouir et à cacher, du seul fait que c’est l’argent du maître.
c) Troisième opération : l’homme est de retour. L’expression littéraire change de mode : une série de dialogues est développée. L’usage du dialogue ouvre une nouvelle possibilité. Elle consiste à mettre enjeu dans les énoncés l’une des structures majeures de toute expression linguistique : « toute expression linguistique est toujours ‘orientée vers l’autre’, vers l’auditeur, même si cet autre est physiquement absent [5] ». C’est la dynamique de cette orientation qui a pour effet de manifester des sauts successifs, perceptibles dans les énoncés, dans le traitement des grandeurs figuratives [6]. Le texte ne parle pas, et pas davantage les acteurs du texte ; le texte met en scène des dialogues en série. De la sorte, sont données à lire des « domaines » ou « isotopies » étrangères ou contradictoires. Leur affrontement direct met souvent le feu au théâtre. Ce n’est plus seulement la complexité grandissante qui embarrasse les lecteurs, c’est la fiabilité de nos représentations et de nos concepts qui sont mis en péril.
Voici comment je me risque à construire cette troisième opération autour de la figure du talent. Dans notre parabole, la mise en place des dialogues comporte trois phases :
• La première est une répétition d’une opération de type métaphorique. Nous sommes conduits au-delà de l’isotopie financière du talent vers deux figures de la sanction (repérables grâce au dispositif du schéma narratif). D’abord la reconnaissance par l’homme de la « fidélité » du serviteur, puis la mise en place d’une figure d’espace : « entre dans la joie de ton maître ». La répétition de ce dispositif a pour effet de laisser de côté la composante « quantité de talents confiés et gagnés ». Que ce soit 5 ou 2, l’homme évalue de la même façon le parcours des serviteurs, laquelle évaluation ne porte plus désormais sur la productivité financière du talent, mais sur un tout autre domaine : celui qui a été initié, au début de la parabole, par l’homme, qui confie ses biens aux serviteurs. Il a donné et, au bout du compte, cela a produit la manifestation de la fidélité des serviteurs et leur entrer dans la joie de leur maître.
• En opposition, le 3° serviteur, selon son discours énoncé, place en premier son savoir sur l’homme. Ceci ouvre un parcours de l’image du maître selon le serviteur, et non comme précédemment un parcours du serviteur selon le maître : entre dans la joie de ton maître, disait-il… et non dans ta joie. Les éléments figuratifs qui suivent construisent ce parcours pas à pas. Le premier trait semble directement accessible à l’imaginaire des lecteurs : « tu es un homme dur, ou rigide, ou sec (en grec skléros). Mais, à condition que le lecteur consente au débrayage de se première saisie, les énoncés du texte reprennent la main, si l’on peut dire. Deux énoncés font résonner l’un envers l’autre deux comportements du maître : l’homme moissonne et rassemble à des emplacements où il n’a ni semé, ni dispersé. Où cela mène ? Est-ce à dire que selon le serviteur, l’homme de la parabole agit sans tenir compte de ce qui s’est passé dans l’emplacement où il intervient ? Et, si cette impression est le motif de sa crainte, est-ce parce qu’il a peur que soit oublié ce qu’il a semé lui-même, ou honte de ce qu’il a dispersé ? L’interprétation est plausible, mais elle est prématurée… car la série des phases du dialogue se poursuit.
• La réponse du maître au 3° serviteur ouvre un nouveau parcours difficile. Le premier trait est une double qualification du serviteur : « mauvais serviteur et paresseux ». A vrai dire, cette traduction choisit une ligne d’interprétation qui fait porter le poids des mots sur la personne du serviteur. Or il me semble que la suite des énoncés qui construisent la réponse du maître fait avancer une autre orientation, à savoir la compétence de l’acteur « serviteur », et non un jugement moral. On peut attendre en effet qu’il est mauvais, comme on dit d’un musicien qu’il est mauvais. C’est peut-être un brave homme, mais il joue mal. D’autre part, si on traduit le terme grec « okneré » par « lent » et non paresseux, on peut aller du côté de cette anecdote, que raconte Jean Calloud, qui met dans la bouche d’un professeur cette appréciation sur l’un de ses élèves : « il comprend lentement, mais mal »… Nous pourrions alors nous diriger vers un défaut de structure de la connaissance du serviteur. En effet, après avoir retracé la performance ratée du serviteur, le maître lui indique l’autre démarche qu’il aurait pu faire : déposer l’argent chez les banquiers. Nous voici donc revenus à la figure du talent prise dans l’isotopie financière, et en charge de manifester le processus de la production d’une plus- value.
Or c’est là que se produit une fracture inattendue dans le déroulement du texte : « enlevez lui le talent et donnez le à celui qui en a dix ».
La figure financière du talent se vide. Au départ, le talent est pour les bons serviteurs une « petite chose » à faire fructifier (vv.21-22), et pour le mauvais serviteur une chose à enfouir et à cacher. Détachée de l’isotopie financière, elle n’entre plus dans la comptabilité des talents, ni dans un parcours de production. La figure du talent circule maintenant entre le 3° et le 1° serviteur, comme un retrait pour l’un et un ajout pour l’autre. Quel est donc ce nouvel objet figuré par le talent ? Il se présente comme un « saut signifiant » dans le cours des énoncés, comme un signifiant sans signifié accessible par une procédure thématique.
Surgit alors la « règle » :
« A celui qui a tout, il sera donné, et il aura du surplus.
A celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. »
Telle quelle, cette règle se présente comme un théorème fixant la logique d’un parcours narratif : à un sujet qui a tout, un autre sujet donne, de telle sorte qu’au terme, apparaisse non pas un échange selon un contrat de production réalisé, mais un excès, hors de portée des parcours figuratifs. Et à l’inverse, à un sujet qui n’a pas, il lui sera retiré ce qu’il a. Quel est don cet objet, que l’on a ou pas, qui conditionne ce programme ? Comment provoque-t-il une nouvelle dynamique de lecture ?
L’isotopie financière s’étant vidée, on peut se demander si la figure du talent peut-être attachée à un autre domaine. « Les économistes, parait-il, ont appelé cette règle le « principe Matthieu » : les riches reçoivent toujours plus, les pauvres ont toujours moins et perdent le peu qu’ils ont. Mais dans les évangiles, le principe Matthieu n’est pas une théorie des échanges économiques, c’est la règle d’opérativité du discours parabolique. [7] » Comme nous l’avons indiqué plus haut, cette règle, en effet, est présente en Mt 13, 12, Mc 4, 24-25 et Lc 8, 11. Dans ce contexte, elle répond à la question des disciples de Jésus « pourquoi leur parles-tu en paraboles ? ». Elle vise la position des auditeurs : « celui qui a des oreilles pour entendre… ».
Louis Panier poursuit : « le principe de Matthieu ne formule pas un principe axiologique entre les bons et les mauvais récepteurs, il énonce le constat et déploie les effets de ce qui, dans la réception des paraboles, est déterminant et qui pourrait être négligé. Mais que peut-on bien avoir ou ne pas avoir en face de la parabole ? Que peut bien être cet « inestimable objet » [8] ?
Comme il est peu vraisemblable que ce théorème de Matthieu appartienne à un enseignement de type élitiste, étranger au Nouveau Testament, il faut nous tourner vers un autre horizon que celui des compétences morales ou intellectuelles. Les derniers énoncés de la réponse du maître permettent de faire encore un pas. Le maître ordonne de jeter dehors ce serviteur inutile [9]. Un agencement figuratif s’étoffe. Un serviteur entre dans la joie de son maître, l’autre sort dehors, là où il y a des pleurs et des grincements de dents.
Première ouverture possible : ce dedans-dehors peut-être joint à la figure du Royaume des cieux, comme cela est explicité en Mt 13, 11-12 : à la question « pourquoi leur parles-tu en paraboles ? », Jésus répond : « parce qu’à vous il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux, tandis qu’à ceux-là ce n’est pas donné. Car à celui qui a, il est donné et il aura du surplus, et à celui qui n’a pas, il lui sera enlevé même ce qu’il a ».
Mais ces mystères du Royaume des cieux, que sont-ils ? C’est la finalité même de l’enseignement en paraboles et le défi pour notre lecture. La saisie des lecteurs, allant et venant au long des textes, peut remonter jusqu’à l’énigme, mais comment prétendre aller au- delà puisque la règle comporte le don, et non l’acquisition ? Si la sémiotique que nous pratiquons offre aux lecteurs des dispositifs lui permettant, en position d’énonciataire, une saisie patiente et rigoureuse des opérations discursives d’un texte, elle bute ici sur sa limite. Car elle ne peut rendre compte de ce qui se passe dans la vie entre l’auditeur du texte des paraboles et la poussée qui commande les interactions incessantes entre les multiples formes des parcours figuratifs, laquelle poussée est hors champ du texte… du côté de l’auteur et de l’inspiration.
Deuxième ouverture disponible : les deux espaces opposés que dessinent le maître ont une surface commune. L’un est une communion entre deux personnes : entre dans la joie de ton maître ; l’autre est marqué par l’apparition de symptômes somatiques : les pleurs et les grincements de dents. Il nous faudra donc faire avec le corps pour tacher d’entrevoir l’opérativité et la finalité de l’enseignement en paraboles. Or « faire avec le corps » atténue la pesée d’un certain monopole du montage des concepts dans l’acquisition d’un savoir. La quête de l’utilité, ou de l’efficacité ou encore de l’opérativité de la lecture de la Bible introduit une certaine incertitude à l’égard du monde des phénomènes : à quoi çà sert de scruter les Ecritures et cela conduit où ?
La présence chez les lecteurs d’une telle interrogation introduit dans la pratique de lecture ce que certains appellent l’intrusion d’une autre rationalité. Je ne l’évoque, pour l’instant, que par cette remarque de Paul Ricoeur : « le Royaume de Dieu n’est pas ce que racontent les paraboles, mais il arrive « en paraboles [10] ». Il me parait donc qu’il serait préférable de ne pas ignorer que la pratique de lecture de la Bible est inséparable d’une « forme de vie » pratiquée par les lecteurs. [11]
Dans la prochaine rencontre, nous partirons d’une représentation topologique de l’hypothèse de l’énonciation. Je m’efforcerai d’inscrire dans un espace fictif, l’objet texte, constitué par la globalité des énoncés, avec ses deux pôles dynamique qui en assurent le dynamisme, à savoir le pôle énonciateur et le pôle énonciataire. Puis je placerai cet espace, inactif tant qu’il n’est pas lu, dans le cadre d’un acte de parole, qui opère une relation entre un auteur et un lecteur.
Jean-Pierre Duplantier, Le 3 novembre 2012
Notes
[1] Grégoire le Grand, Homélies, II, II, 1 ; 93. Dans Sources chrétiennes n°326 et 346. Cité et développé par Jean Greisch, Entendre d’une autre oreille, les enjeux philosophiques de l’herméneutique biblique, Bayard, 2006.
[2] Voir Jean-Louis Chrétien, l’intelligence du feu, Bayard, 2003.
[3] Idem, p.77-78.
[4] Louis Panier, Approche sémiotique de la lecture ou l’inestimable objet de l‘interprétation, dans Sémantique et Rhétorique, M. BALLABRIGA ed., Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1998.
[5] V.N.Voloshinov, Stylistique du discours artistique, dans Literaturnaja uchëba, 3, 1930, p.65. Cité dans Tzvetan Todorov, Mikaël Bakhtine, le Principe dialogique, suivi de « Ecrits du cercle de Bakhtine », Seuil, 1981. Cette référence exotique me permet d’indiquer un aspect important de ma démarche relative à l’affaire de l’énonciation. Avec A-J.Greimas, nous avons été déporté, dès le départ et à notre insu, vers une approche de l’énonciation qui comportait trois « structures de médiation » : celle représentée par le schéma narratif de V.Propp [Morphologie du conte, 1929], celle qui sera développée par Roman Jakobson, dans le cadre du « schéma de la communication », et enfin le « dialogisme » de Mikaël Bakhtine. Ces deux derniers auteurs ont publié leur premier ouvrage la même année, en 1919, à Moscou. « L’opposition la plus importante, à la lumière de l’œuvre que produisent que les deux auteurs dans le demi-siècle qui suivra est peut-être celle-ci : Jakobson décrit le monde de la création et de la pensée comme un objet impersonnel ; Bakhtine choisit une perspective dans laquelle la dimension personnelle est irréductible » [Tzvetan Todorov, Pourquoi Jakobson et Bakhtine ne se sont jamais rencontrés, dans Esprit, janvier 1997, p.9]. Je me suis efforcé, pour ma part, de ne jamais lâcher l’une de ces trois structures de médiation. Les travaux de E.Benveniste ne sont donc pas pour moi le point de départ du concept linguistique d’énonciation. Ceci rend compte sans doute de ma résistance à envisager la présence de « dialogues » dans le déroulement des énoncés, comme un simulacre dans le texte de l’opération globale, que représente le concept d’énonciation. L’instauration de dialogues dans le cours d’un texte ne représente pas le « schéma de la Parole », mais la mise en œuvre d’une structure de médiation de l’usage de la parole entre les hommes. Ceci posé, notre pratique de lecture a tout intérêt à porter la plus grande attention à ce dispositif de production et d’observation des énoncés.
[6] Nous désignons par « grandeur figurative » le matériau de base de l’élaboration d’un texte, comme on dit qu’une maison est en bois.
[7] Louis Panier, Approche sémiotique de la lecture ou l’inestimable objet de l‘interprétation, dans Sémantique et Rhétorique, M. BALLABRIGA ed., Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1998. p 2.
[8] Idem, p.4.L’expression « inestimable objet » est empruntée à un ouvrage de Pierre Legendre, l’inestimable objet de la transmission. Leçon IV. Etude sur le principe généalogique en Occident. Paris, 1985.
[9] Peut-être vaudrait-il mieux de traduire par « impropre », plutôt qu’inutile, comme, dans un dialogue de Platon, un chef militaire désigne un soldat comme impropre à la guerre.
[10] Paul Ricoeur, La bible et l’imagination, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1982, n°4.
[11] Le dernier article de A-J Greimas a paru dans le « Temps de la Lecture », Centre d’analyse des discours religieux, Cerf, Lectio divina n°155, p.381-387. Son titre : La parabole : une forme de vie.