Texte : Genèse 3, 1-24 – Origines (suite)
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2013
Traduction utilisée : voir traductions de travail
Origines
Genèse chapitre 3
Dans le chapitre 2, nous avons vu apparaître l’humain (Adam), puis la femme que ce dernier reconnaît comme « l’aide » recherché par YHWH Elohim pour lui. Il lui a donné un nom (isha) en se nommant lui-même (ish). La femme est restée silencieuse.
Dans le v. 24 « […] et ils sont une seule chair » exprime la finalité dernière de ce qui est évoqué dans les figures d’Adam et de la femme : cette dernière est le visible de l’humain et son secret, sa perle (cf. compte-rendu de lecture du chapitre 2).
Dans le chapitre 3, ils vont être introduits à l’ordre de la parole et de la connaissance.
25 Les deux sont nus, l’humain et sa femme : ils n’ont pas honte.
Ce dernier verset du chapitre 2 est un point de départ qui pose une question. Il évoque la nudité et l’absence de honte. Les deux n’ont rien à (se) cacher. Ils sont transparents l’un à l’autre. Mais ils ne se parlent pas : entre eux, le regard, mais pas de paroles échangées. Le premier dialogue sera entre la femme et le serpent, révélant qu’à la racine même de l’échange langagier, il y a déjà la possibilité du mensonge et de la dissimulation. Le texte que nous allons lire démonte leur mécanisme afin que les lecteurs ne soient pas naïfs. Mais il n’est pas certain que cela soit entendu car notre monde semble encore largement régi par cette logique mensongère.
Mais, rappelons le aussi, l’échange de paroles entre humains, et avec le divin, offre la possibilité qu’une vérité se fasse entendre. Nous verrons à quelle condition.
1a Le serpent était rusé plus que tout vivant du champ qu’avait fait YHWH Elohim.
Le terme rusé appliqué ici au serpent est, en hébreu, un mot qui a même racine que nu. Cette particularité linguistique est curieuse. Pour nous, spontanément, la ruse suppose la dissimulation, opposée à la nudité. Les humains sont arumim – nous traduisons « nus » car ils n’ont pas honte – alors que le serpent est arum, – nous traduisons « rusé » car, à la suite de son intervention, ils auront honte. En fait la ruse du serpent, nous le verrons, est qu’il se présente comme un « dénudant », comme celui qui va agir pour contrer la dissimulation supposée… du divin en révélant ce qu’il ne veut pas dire. La ruse suprême du menteur est de se faire passer pour celui qui connaît et dit la vérité.
Qu’est le serpent ? C’est un animal parlant. De quoi se méfier… Il est comparé aux vivants du champ [1] que YHWH Elohim avait fait, comme signalé au chapitre 2. Comme pour l’arbre du discernement du bien et du mal, il ne semble pas être simplement dans la série des vivants. Il est à part, par sa ruse extrême. A-t-il été fait par YHWH Elohim ? Difficile de conclure. Sans doute, là n’est pas la question [2]. Nous avons affaire à une figure qui comporte à la fois de l’humain (il parle) et de l’animal. Au verset 14, YHWH Elohim le condamnera « à aller sur son ventre », ce qui suppose qu’il avait auparavant des pattes… ou des jambes. Cela nous conduit à voir dans cette figure énigmatique un versant de l’humain pris dans l’animalité [3]. Mais son mode d’action nous en dira plus sur lui.
1b Il dit à la femme : Ainsi Elohim a dit ‘vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin… ‘
Le serpent prend l’initiative de s’adresser à la femme. Pourquoi elle et non pas l’humain ? Que n’a-t-on entendu sur ce sujet, sur le registre de l’opposition masculin/féminin ! Concupiscence de l’une, naïveté de l’autre. Ou encore inintelligence de la femme, qui n’aurait pas « bien compris » le commandement. Voyons quelques remarques pour ouvrir d’autres pistes. Elohim s’est adressée à l’humain, mais personne n’a encore parlé à la femme. Elohim a donné à l’humain le meilleur (de lui-même) comme une aide à son côté. Dans ce qui suit, la femme donnera ce qu’elle prendra pour le meilleur à son homme. Ah si elle avait offert à l’humain de l’arbre de vie, ce à quoi elle sera référée par la suite [4]… Mais, entre l’humain et la femme apparaît le serpent comme un herméneute [5]. Car dès que le langage apparaît, il y a du sous-entendu.
Rappelons ce qu’avait dit YHWH Elohim à l’humain au chapitre 2 :
16 YHWH Elohim donne un ordre à l’humain en disant : De tout arbre du jardin, tu mangeras, tu mangeras.
17 Et de l’arbre de la perception du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car, du jour où tu en mangeras, tu mourras, tu mourras.
La première chose dite par YHWH Elohim est un don, sans restriction : de tout arbre du jardin… L’arbre de la perception (ou de la connaissance, ou de la science) du bien et du mal a une fonction précise : celle d’empêcher que celui qui reçoit en don « tout » ne prenne la place du donateur, ne l’efface ou ne l’oublie. Cet arbre interdit maintient la possibilité d’un inter-dit entre l’humain et YHWH Elohim. Il n’est pas restriction du don, mais garantie que le don restera un don, contre la tentation d’appropriation à son compte. Cet arbre ne met pas en situation de dette : il n’y a rien de demandé en échange. Il fait signe, parmi les arbres, qu’un Autre est à l’origine, qui continue de s’intéresser à ce qui est donné. C’est différent d’une transmission du genre : prends tout, « je m’en fous », ce n’est plus mon affaire, tu en fais ce que tu veux [6]. Le don continue à travers ce qui a été donné.
Notons que YHWH Elohim a aussi donné une aide à l’humain, ce qui l’empêche de s’installer à son compte. A ses côtés elle rappelle cet Autre qui est aussi à son origine. Elle fait obstacle à la tentation pour l’humain d’être tout, tout seul. On comprend alors que le serpent ne s’est pas trompé d’interlocutrice, car il s’attaque, à travers elle, à ce qu’elle représente pour l’humain : un signe du don de la vie qu’il a reçu. Si la femme est neutralisée, l’humain n’aura plus à son côté d’obstacle à ce qu’il se prenne pour le tout, c’est-à-dire pour le divin lui-même.
Revenons à l’attaque du serpent. « Ainsi Elohim a dit ‘vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin… ‘ » Très fort. Il passe sous silence la première partie de ce que YHWH Elohim avait dit et qui donne sons sens à la seconde partie. Il supprime le contexte de don. De plus, il range l’arbre du discernement du bien et du mal dans la série des arbres du jardin, à manger comme les autres. Il suggère que l’humain et sa femme ne peuvent pas manger de tout. Et donc que tout n’a pas été donné [7]… Remarquons aussi qu’il appelle YHWH Elohim uniquement Elohim, faisant disparaître de sa parole ce qui est inaccessible dans le divin à la prise par le langage : il instrumentalise déjà le divin dans sa manière de le nommer. Ah, le bougre !
2 La femme dit au serpent : Nous mangerons les fruits des arbres du jardin,
3 mais du fruit de l’arbre au milieu du jardin, Elohim a dit : ‘vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, afin de ne pas mourir’.
Dans ce que dit la femme s’entend beaucoup de choses qui montre que la première attaque du serpent a déjà porté.
Elle reprend la dénomination du divin proposée par le serpent, YHWH Elohim, qui en efface la part insaisissable, .
Elle parle des fruits des arbres du jardin. Même le serpent n’avait pas utilisé ce mot. Le fruit, et cela sera confirmé par la suite, évoque le désir mais en le remplaçant par l’objet du désir. Or, on le sait, le désir va d’objet en objet : on commence par le fruit de l’arbre, et on continue par l’autre vu comme un objet désirable.
De quel arbre parle-t-elle ? L’arbre au milieu du jardin est l’arbre de vie. Mais on comprend qu’elle a mis au centre l’arbre du discernement du bien et du mal.
Si YHWH Elohim a parlé de ne pas manger de l’arbre en question, il n’a pas parlé de ne pas y toucher. Elle rend l’arbre tabou, intouchable, alors que seul le rapport de manducation avec cet arbre était l’objet d’une mise en garde.
« […] afin de ne pas mourir » Parler ainsi est-il équivalent à « car, du jour où tu en mangeras, tu mourras, tu mourras. » ? Ce afin de suggère autre chose que l’indication donnée par YHWH Elohim. La peur de la mort est déjà là, sous-entendue.
Enfin, au v.2, elle utilise le nous, s’associant à l’humain, en ce qui concerne la parole divine. Elle parle au nom des deux, et non en son propre nom. Elle parle pour deux, effaçant du coup l’altérité de l’humain par rapport à elle.
4 Le serpent dit à la femme : Non, vous ne mourrez pas, vous ne mourrez pas,
5 car Elohim sait que du jour où vous en mangerez, vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohim, percevant le bien et le mal.
Le serpent saute sur le mot mourir, laissant tomber le reste de la réponse de la femme. Comme YHWH Elohim avait répété « vous mourrez », il répète aussi deux fois [8] « vous ne mourrez pas ». C’est parole contre parole. Cette affirmation forte est étayée par le v. 5. « Elohim sait […] » : comment sait-il qu’Elohim sait ? D’où a-t-il ce savoir qu’il prétend avoir au sujet du divin ? Il prétend savoir le bien et le mal (la perversité divine).
Elohim cache quelque chose : il est jaloux de son unicité. Il veut rester le seul. Il vous empêche d’être comme lui [9], immortels et percevant le bien et le mal. Le serpent fait naître le soupçon à partir d’une affirmation gratuite, car il ne peut en donner ni preuve, ni même indice. Le soupçon est la matière première de la jalousie. Le serpent accuse YHWH Elohim d’être jaloux pour rendre jalouse la femme et l’humain au nom duquel elle a parlé. Il ne tire pas en direct : il tire par la bande [10].
Qu’est-ce qu’un jaloux ? Celui qui soupçonne. S’il soupçonne, il ne croit pas ce qu’on lui dit. Ne croyant pas, il veut savoir. Le serpent suggère à la femme que YHWH Elohim est jaloux, et qu’il ne faut pas croire ce qu’il dit : « vous mourrez ». La femme, entrant dans le soupçon, va être tentée de savoir puisqu’elle ne peut plus faire confiance à ce divin. Or, pour savoir, il y a un arbre, suggère le serpent. En en mangeant, vous saurez ce qu’il en est du bien et du mal, en particulier du mal que le divin cache en lui.
Fort, très fort ! Le serpent reporte sur le divin le mal et le mensonge dont il est « l’incarnation ». Le menteur accuse de mensonge son détracteur, ce qui lui permet, en retour, d’apparaître dans la vérité.
« Vos yeux se dessilleront et vous serez comme Elohim […] ». On peut aussi traduire, « comme des dieux » car Elohim porte la marque du pluriel. Le serpent suggère que les deux sont aveuglés, que la vérité leur est cachée. Toujours la même stratégie : aveugler l’autre en lui promettant de trouver la vue qu’en fait il n’a jamais perdu.
En perdant de vue le don de YHWH Elohim, la femme, et son homme, sont amenés par le serpent à désirer opérer « une prise de vue » sur lui, via l’arbre interdit qui, pour eux, n’est plus signe du don mais preuve de la duplicité divine.
La Parole, entre mensonge et révélation
Ci-dessus, en ce qui concerne le dialogue [11] entre la femme et le serpent, nous avons vu comment l’animal parlant utilisait la parole comme mensongère, d’autant plus efficacement qu’il prétend dire une vérité cachée. Est posée là la question de l’interprétation [12]. C’est le propre de la parole que de devoir être interprétée [13], c’est-à-dire d’être entendue par quelqu’un dans une situation particulière. Et il y a toujours du sous-entendu quand une parole est dite. Cela vient du fait qu’elle est « énoncée ». Il y a ce qui est dit, et ce qui fait que cela est dit. Pourquoi m’est-il dit cela ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi à moi précisément ? C’est ce qui fait que la parole est mise en relation et non simplement support d’information.
L’interprétation de la parole de quelqu’un peut être acte de confiance en lui, mais aussi acte de méfiance, de soupçon. La Bible nous met en garde dès le premier dialogue : si vous la lisez sur le registre du soupçon, vous n’entendrez pas qu’elle est d’abord un don, et non une tromperie, une expression de la jalousie divine ou une dissimulation de la vérité.
6 La femme voit que l’arbre est bon à manger. Il est appétissant pour les yeux, désirable, l’arbre, pour rendre clairvoyant.
Elle prend de son fruit et mange.
Elle en donne aussi à son homme avec elle, et il mange.
L’échange entre la femme et le serpent modifie le regard qu’elle porte sur l’arbre interdit. Voir est toujours la conséquence d’un entendre ou, autrement dit, d’une précompréhension ou d’un désir. On ne voit pas les choses ni les êtres tels qu’ils sont [14], mais on voit d’abord ce qu’on s’attend à voir. « Il est appétissant pour les yeux » : il y a un mode de voir qui est celui de manger, qu’on retrouve dans l’expression « dévorer des yeux ». Il exprime un désir associé spécifiquement à l’objet désiré. L’arbre ainsi vu comme délectable promet, de surcroît, encore plus de discernement, de clairvoyance. L’arbre promet… comme le serpent avait promis. Le serpent est oublié [15], l’arbre focalise le désir. La femme a intériorisé la parole du serpent ; son intervention est terminée : la femme a adopté (temporairement) son point de vue.
La description de la manducation est concise. Immédiatement est signalé que « son homme avec elle » en mange aussi, sans que celui-ci ne pose de question ou ne rechigne. Ils mangent « comme un seul homme » : cela rappelle leur caractérisation à la fin du chapitre 2, « Les deux sont nus, l’humain et sa femme ». Transparents l’un à l’autre, ils n’ont pas chacun de volonté propre. Ce que l’un veut, l’autre le veut. Ce que l’un fait, l’autre le fait. C’est bien marqué par la possession, « son homme », et la proximité, « avec elle ».
7 Leurs yeux s’ouvrent, ils savent qu’ils sont nus.
Ils cousent des feuilles de figuiers et se font des pagnes.
Leurs yeux s’ouvrent quand les deux ont mangé. Ils étaient dans l’ignorance de leur nudité ; maintenant ils la savent. Le savoir, produit de la manducation de l’arbre, met une distance entre une chose et ce qu’on sait d’elle, entre une expérience et la description qu’on peut en faire. Le savoir permet de manipuler ou de maîtriser ce qui est su. Cette découverte d’une vulnérabilité par rapport à l’autre, cette exposition au regard de l’autre, amène l’humain et sa femme à protéger leur nudité. Le choix de vêtements végétaux les assimile à être comme des arbres (ils se font des feuilles).
Notons que la mort annoncée par l’interdit sur l’arbre n’est pas immédiate. Nous la découvrirons en fin de chapitre.
8 Ils entendent la voix de YHWH Dieu qui marche dans le jardin au souffle du jour.
L’humain et sa femme se cachent de YHWH Dieu au milieu des arbres du jardin.
Dieu réapparaît, après une éclipse qui avait laissé le champ libre au serpent. Il marche dans le jardin : son mode de présence est un peu curieux. Comme s’il était chez lui à parcourir son domaine. Il donne de la voix : est-ce que c’est déjà l’appel du verset suivant ou une manière de dire que la présence divine se traduit par une voix et non une visibilité ? Les deux sans doute.
L’adam et sa femme ne veulent pas tomber sous le regard divin : aussi ils se cachent. Leur vêtement végétal devrait aider à la dissimulation, au milieu des arbres. Or le lieu où ils se dissimulent est justement ce lieu où se trouve, dans leur imaginaire, l’arbre du discernement du bien et du mal. D’une certaine manière ils occupent sa place, la place centrale qu’ils lui ont donné.
Dans ce qui suit, nous assistons à un dialogue de l’un et l’autre avec le YHWH Dieu. Autant celui de la femme avec le serpent était sur le registre de la tromperie et du mensonge, autant celui-ci est sur celui de la vérité. Par ailleurs, nous faisons une hypothèse sur ce qui va être développé jusqu’à la fin du chapitre. Contrairement à une opinion qui voit là l’explicitation de la punition d’une faute, nous proposons un regard qui permet d’entendre que le divin équipe au mieux l’humain et la femme pour limiter les effets du non-respect de l’interdit et laisser ouvert un avenir. A la fois il les avertit et il les protège [16]. Ce point de vue est important : adopter celui d’une faute entrainant une punition serait le point de vue du serpent qui triompherait avec la conception d’un dieu jaloux [17] qu’il avait laissé entendre dans son dialogue avec la femme.
9 YHWH Dieu appelle l’humain. Il lui dit : où (en) es-tu ?
10 Il dit : J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur ; car je suis nu et je me suis caché.
11 Il dit : Qui t’a informé que tu étais nu ? L’arbre dont je t’avais ordonné de ne pas manger, en as-tu mangé ?
12 L’humain dit : La femme que tu m’as donnée m’a donné de l’arbre, elle, et j’ai mangé.
Dans un premier temps seul l’adam est appelé : YHWH Dieu opère ainsi une séparation entre lui et la femme. Aucun déplacement des protagonistes n’est noté, ce qui confirme que le mode de communication entre eux n’a pas besoin de proximité spatiale. C’est un échange par la voix. D’ailleurs si le YHWH Dieu s’était montré, qu’aurait vu l’adam ?
Une question initie l’échange. « Où es-tu ? » Cette question du lieu est à déployer au-delà d’un registre spatial : là où on se tient figure là où on en est. C’est bien sur ce registre que répond l’humain.
La voix divine génère chez l’humain de la peur. Une peur liée à la nudité et non pas la peur d’une sanction de la désobéissance. Une peur qui pousse à se mettre hors de vue de l’autre parce qu’on se sent vulnérable et que la vue de l’autre apparaît comme une menace. L’enquêteur divin a entendu l’affirmation de nudité. Il ne cherche pas à faire marcher l’humain. Il énonce ce qu’il sait déjà en posant la question de l’arbre interdit à manger. Il propose seulement que l’humain dise de lui-même ce qu’il a fait : « j’ai mangé ». Mais l’humain introduit la femme comme étant la cause de son acte. Faut-il y voir une manière de se défausser sur elle, de minimiser une éventuelle faute ? Rien ne permet de l’affirmer. Mais cette question révèle à quel point nous sommes tributaires du soupçon ophidien [18]. Nous voyons malice dans chaque parole. Au contraire, le dialogue ici est une démonstration que la parole permet aussi de faire entendre une vérité.
13 YHWH Dieu dit à la femme : Qu’est-ce que tu as fait ?
La femme dit : Le serpent m’a trompée et j’ai mangé.
Là aussi, une parole de vérité « j’ai mangé » qui fait apparaître en arrière-plan le serpent. La femme parle de tromperie, ce qui montre qu’elle a compris l’action du serpent. La tromperie induit en erreur par le mensonge qui se pare de la vérité.
14 YHWH Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu es maudit parmi toute bête, parmi tout vivant du champ. Tu iras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta semence et sa semence.
Elle, elle te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au talon.
YHWH Dieu n’interroge pas le serpent. On aurait pu imaginer qu’il lui demande « pourquoi as-tu fait cela ? ». Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a personne derrière lui. Sa vérité est entièrement dans son faire : il ne fait pas référence à un autre.
Le serpent est maudit, ce qui ne sera pas le cas pour l’humain et sa femme. C’est le seul animal maudit parmi tous les animaux. Cela se traduit par l’impossibilité de décoller de la terre qui est son vrai lieu, par le mode de déplacement et par la nourriture. Notons que le divin ne le raye pas de la surface de la terre. En effet il a un rôle à jouer par rapport à la femme, dans un rapport d’hostilité qui se transmettra de génération en génération. L’hostilité met à distance, sépare, permet de désigner : c’est essentiel en ce qui concerne le mal, car s’il n’est externalisé il phagocyte celui qui en est porteur.
Rappelons que la femme est une figure de l’humanité, sur le versant de la vie [19]. On pourrait aussi dire que le serpent en est aussi une, mais sur le versant du mensonge. On comprend que ce qui est en question va se jouer à toutes les générations. Ces deux logiques d’humanité ne sont pas symétriques : la femme pourra meurtrir le serpent à la tête, alors que ce dernier n’aura la possibilité d’atteindre la femme qu’en son contact avec le sol (le talon). Ce qui relie l’humain à la poussière, on pourrait dire sa constitution biologique animale, est point de vulnérabilité tout en étant nécessaire sinon à perdre son ancrage corporel.
Dans la suite, nous ne ferons que quelques remarques, essentiellement dans le but de décoller d’une lecture culpabilisante.
16 A la femme, il dit : Je multiplierai, je multiplierai tes souffrances et tes grossesses. Dans la souffrance tu enfanteras des fils.
L’enfantement en humanité est associé à la souffrance. La vie se multipliera comme annoncée [20] au chapitre 1, mais elle sera aussi source de souffrances. Non pas dues à la douleur de l’accouchement (!), mais au fait qu’engendrer des fils est aussi cause de souffrances pour les parents, comme le rappel de la mortalité, qu’ils « tourneront » peut-être mal…
17 A l’humain, il dit : Tu as écouté la voix de ta femme et mangé de l’arbre dont je t’avais donné l’ordre ‘Tu n’en mangeras pas’
Maudit soit l’humus à cause de toi.
Dans la souffrance, tu en mangeras tous les jours de ta vie.
18 Il fera germer pour toi l’épine et le chardon : mange l’herbe des champs.
19 A la sueur de ton front, tu mangeras du pain jusqu’à ton retour à l’humus dont tu as été pris. Oui, tu es poussière, à la poussière tu retourneras.
Nous avions repéré le lien entre l’humain (adam) et l’humus (adamah). L’humain est préservé de la malédiction, mais ce qui en est le terreau, l’humus, est maudit. Se nourrir, se maintenir en vie, ne se fera pas sans souffrance. L’humus proposera à l’humain l’épine et le chardon. Mais le conseil divin est de manger l’herbe des champs. L’union avec la nature est altérée. Mais ce n’est pas une fracture, car il y a en elle de quoi vivre.
« Oui, tu es poussière, à la poussière tu retourneras » La mort annoncée est là. Une manière de dire que l’humain n’échappera pas à la mort biologique. On pourrait traduire plus finement : ce qui est poussière en toi retournera à la poussière. Rappelons que l’humain est aussi fait d’une haleine de vie. Rien ne dit qu’elle disparaîtra. Ce qui est limité est la survie, figuré par manger le pain et qui est de l’ordre de la poussière. Mais le texte ne parle pas de disparition totale. Au contraire, c’est un coup de théâtre qui se profile…
20 L’humain nomme sa femme Eve – Vivante –, car elle est la mère de tout vivant.
C’est à ce moment que l’humain reconnaît la femme comme la source de vie, de toute vie, et donc aussi de la sienne. Ce changement de nom est remarquable. Le meilleur de lui-même comme nous l’avions repéré, ce souffle de vie, il l’a devant lui ! Il est vivant par elle.
21 YHWH Dieu fait à l’humain et à sa femme des tuniques de peau et les en vêt.
Les feuilles de figuier n’avaient pour but que de dissimuler. Dieu revêt les deux de tuniques de peau. Leurs vêtements ne visent plus à donner le change ou à « faire le mort ». Tout en les protégeant de la nudité devenue insupportable, ils laissent entrevoir qu’ils sont des vivants [21]. Loin d’être une punition, c’est un moyen offert pour vivre, malgré tout, en vivants.
22 YHWH Dieu dit : Voici que l’humain est comme l’un de nous : il perçoit le bien et le mal. Maintenant, qu’il ne tende pas la main et ne se saisisse de l’arbre de vie, n’en mange et vive éternellement.
Ce verset est déboussolant. A le lire un peu vite, on pourrait comprendre que le divin confirme ce qu’avait dit le serpent : l’humain (sans la Vivante) serait devenu comme Dieu, ou plus exactement comme une part de ce qu’est Dieu : « comme l’un de nous », la part qui consiste à discerner le bien et le mal. L’autre part est la vie éternelle. Il serait donc question de la possibilité de compléter la déification de l’humain par ce qu’est sensé fournir l’arbre de vie.
Si on cherche une cohérence avec le reste du texte, on comprend que l’humain pourrait être tenté de faire la même opération avec l’arbre de vie que ce qu’il avait fait avec l’arbre interdit. C’est-à-dire s’approprier ce dont ces arbres sont porteurs. L’arbre interdit signalait que les arbres du jardin étaient un don : tout était accessible, à condition que cela soit reçu comme un don d’un Autre. L’arbre interdit ayant été violé, il n’y a plus de limite au désir d’appropriation. C’est particulièrement grave en ce qui concerne l’arbre de vie, qui symbolise en lui tout ce que sont les arbres du jardin. Le seul moyen est, non pas d’entourer l’arbre de vie de barbelés, mais d’éloigner l’humain de tout arbre du jardin. Le risque d’appropriation est bien marqué dans le texte par « qu’il ne tende pas la main et ne se saisisse de ».
On comprendra alors que ce qui est mis dans la bouche de Dieu n’est pas ce qu’il pense, mais ce qu’il pense que l’humain pourrait penser. Si l’humain se saisit de l’arbre de vie en espérant vivre éternellement, il en oublie la femme qui désormais est, à son côté, figure de la vie. Et aussi que l’arbre de la vie, s’il est approprié, ne peut donner une vie éternelle : ce serait un arbre magique, comme on trouve dans différentes cultures avec la fontaine de Jouvence, la plante de vie éternelle…
23 YHWH Dieu le renvoie du jardin d’Eden, pour servir l’humus dont il fut pris.
24 Il expulse l’humain et il poste à l’est du jardin d’Eden les chérubins avec la flamme de l’épée tournoyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie.
L’humain devient le serviteur non plus du jardin, mais de l’adamah dont il est issu. Le jardin est gardé par des chérubins (des brûlants) issus de la flamme de l’épée tournoyante. Ces figures seront reprises dans le Nouveau Testament : le chemin de l’arbre de Vie figure le Christ, dont la parole est comme une épée à double tranchant. Il sera possible d’emprunter ce chemin à condition d’être tranché par la parole qui fait vérité, au détriment du mensonge et de la tromperie.
Notons que dans ce texte l’humain et sa femme ne sont pas comme mari et femme. L’adam figure ce qui dans l’être humain est rattachement à la terre, on dirait aujourd’hui au biologique, à l’animalité, mais aussi à distance d’elle puisqu’il a été insufflé d’une haleine de vie contrairement aux autres animaux. La femme est nommée Ève, la Vivante. Elle figure la source de la vie, qui concerne toute vie vivante mais qui, pour l’humain, prend les traits particuliers d’une « aide ». Elle est dévoilement de ce qui ne se voit pas dans l’humain si on le considère seulement comme un animal évolué. L’être humain est ainsi présenté sous deux angles de vue, non contradictoires mais complémentaires : pas l’un sans l’autre. Au contraire, la tentation de discerner, de séparer le bien du mal, est celle de considérer l’un sans l’autre. Le Nouveau Testament, dans la parabole du bon grain et de l’ivraie [22], rappelle que c’est impossible à l’être humain. S’il s’y essaie, le pire peut arriver. Que n’a-t-on massacré pour, soi-disant, éradiquer le mal !
[1] Le champ désigne un espace cultivé. Est-ce une autre manière de parler du jardin ? En tout cas, cela signale une proximité avec l’être humain.
[2] Question qui est en réalité celle-ci : YHWH Elohim a-t-il créé le mal ?
[3] En Genèse 4, 7, on verra la figure de ce qui est tapi à la porte de Caïn.
[4] Elle sera appelée la mère de tout vivant.
[5] Personne qui interprète ce qui est caché.
[6] Par exemple, de couper les arbres…
[7] Elohim n’a pas donné d’être le donateur. C’est comme la relation père-fils : le père peut tout donner au fils, sauf le fait qu’il est le père, sinon il s’auto-annihilerait.
[8] La répétition, en hébreu, est une manière de dire certainement.
[9] Cf. dans le chapitre 1, YHWH Elohim crée l’humain à son image.
[10] Comme au billard : on atteint son objectif en passant par la bande. A première vue, on ne se sent pas concerné parce qu’on n’est pas dans l’angle de tir. Mais après le rebond, on est frappé.
[11] Le premier dialogue de la Bible.
[12] Au chapitre 2, le langage, inventé par l’adam pour désigner les animaux, ne servait qu’à dénommer, en mettant de la distance entre la chose et son nom. Cette dénomination n’était pas encore une parole, mais un simple étiquetage.
[13] Pour les chinois, c’est l’univers qui est à interpréter.
[14] Si c’était le cas on ne verrait que de l’inorganisé, du tohu-bohu (cf. Genèse 1).
[15] Il ne réapparaîtra que grâce à l’enquête du Dieu, au v. 13.
[16] Par exemple, par des vêtements plus adaptés (v. 21).
[17] Cette façon de voir est traitée au v. 22.
[18] Qui a trait au serpent.
[19] Elle sera appelée la Vivante.
[20] Gn 1, 28 : croissez, multipliez…
[21] Rappelons que pour la Bible, le végétal n’est pas à proprement parler du vivant.
[22] Matthieu 13, 24-30.