Lire la Bible en groupe : apprentissage,
Jean-Pierre Duplantier

Centre A. Peyriguère, 2006

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Lire la Bible en groupe : apprentissage

  • Le parcours que nous vous proposons consiste en une « immersion » dans quelques textes bibliques. C’est en lisant ensemble que nous vous indiquerons quelques gestes de lecture susceptibles de vous permettre de participer activement à la lecture, à travers le contact de chacun avec le texte lui-même.
  • Les gestes de lecture que nous vous proposerons relèvent d’une pratique de lecture qui a fait un choix dans le type de contact que nous souhaitions avec le texte. Lorsque des lecteurs se réunissent pour lire un texte biblique, une alternative se présente en effet. Ou bien une introduction est proposée par un animateur compétent afin de donner diverses informations sur le texte lui-même ou sur les conditions de sa production. Ou bien, le texte ayant été lu à haute voix, la parole est donnée aux lecteurs afin d’enclencher la lecture directement sur les réactions des personnes présentes. C’est cette seconde manière que nous privilégions. Le rôle de l’animateur est alors de rappeler quelques règles communes, de revenir au texte lors des débats qui s’engagent, et de faire telle ou telle proposition selon le cours que prend la lecture du groupe.
  • En second lieu, nous reconnaissons que la Bible elle-même offre des « instructions de lecture ». D’une part, en effet, l’agencement en un seul livre de ces œuvres multiples dont l’écriture couvre plusieurs siècles, et leur renvoi incessant des uns aux autres, invite les lecteurs à se soumettre à certaines « régulations » internes à ces textes. En second lieu, la venue de Jésus-Christ opère dans la matière même de l’ensemble de la Bible une articulation tout à fait spécifique, celle du premier et du nouveau Testament [1]. Cette règle, dite de l’accomplissement dans un corps, est le foyer vif de notre lecture.
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    1° Séance : Comment ça commence

    Matin

    1 – Présentation

    La lecture commence quand des lecteurs, ayant posé un texte au milieu d’eux, se mettent à se parler sur sa proposition écrite.

    1. Poser un texte au milieu d’un groupe est une action qui comporte deux moments :

    • L’arrêt des conversations conviviales : salutations, échanges de nouvelles et préliminaires divers de début de rencontre. Cet arrêt se réalise soit par un moment de silence, soit par une prière. Objectif : marquer la prise de contact avec le texte.
    • Lecture à haute voix et dans de bonnes conditions du texte à lire.

    2. Le silence s’installe. Comment ouvrir le dialogue ?

    Quelles différences y a-t-il entre des informations données par l’animateur, des questions posées par les lecteurs et des « observations » faites par les uns ou les autres ? Les informations, y compris les explications de vocabulaire, viennent de la préparation et des connaissances que possède l’animateur. Elles peuvent être considérées comme nécessaires, mais elles précèdent le travail de lecture proprement dit. Parfois elles peuvent le retarder, car il n’y a pas vraiment de limite à tout ce qu’on peut savoir déjà sur un texte avant de se mettre à le lire. Il faut donc, de toute façon, poser une limite à ces explications. Les questions des lecteurs viennent de tout ce qui peut être déclenché chez tel ou tel lecteur par l’écoute du texte lu à haute voix. Dès qu’elles apparaissent, la porte du dialogue est ouverte. Mais le dialogue entre nous peut fort bien prendre ses distances par rapport au texte et stopper la lecture pour un temps indéterminé. Ces questions ne viennent pas sans raison, mais elles ne facilitent pas forcément un contact concret avec le texte. Il convient de ne pas les rejeter inconsidérément, mais de les mettre en attente. C’est du moins notre pratique.

    Un texte n’est jamais « naturel ». Il est toujours une construction. De même la lecture n’est jamais spontanée. Elle est toujours une construction élaborée par les lecteurs. Si l’on admet ce fait, il convient dans un premier temps de distinguer les multiples projections sur le texte qu’opère immédiatement le lecteur, des opérations proposées par le texte lui-même. Ce « débrayage » est un travail, pour lequel chaque lecteur doit trouver ses propres marques. Il consiste à laisser venir les premières réactions jusqu’à ce que nous puissions ensemble saisir quelques éléments du chemin que le texte nous offre à parcourir. Voici quelques remarques sur nos réflexes habituels :

    • Le premier réflexe d’un lecteur consiste à établir un lien immédiat entre le mot et la chose (un chat est un chat). Ce lien « référentiel » est nécessaire, mais le texte n’étant pas une addition de morceaux de sens, il convient de laisser ouvert le champ de la mise en œuvre du langage tel que le texte le propose. L’affirmation « le mot n’est pas la chose » est le premier pas dans l’univers du langage. Saint Augustin développe largement ce premier point dans son enseignement à Adéodat relatif aux « signes »
    • La deuxième force qui s’impose aux lecteurs est l’habitude. Telle expression, tel scénario, telle image est saisi immédiatement par le lecteur comme relevant d’une signification déjà connue, du fait de son appartenance habituelle à un champ particulier de son expérience ou de ses connaissances personnelles (politique, société, histoire ou religion, etc.). Ce réflexe projette sur les textes des « lectures convenues » ou des « questions personnelles » Ceci apparaît très vite dans une lecture en groupe du seul fait de la diversité des perceptions dès les premières observations. Tout le monde ne voit pas les mêmes choses dès le premier contact avec le texte. Il ne s’agit pas de rejeter ces premières réactions. Elles reviendront de toute façon en cours de lecture. Mais il convient de les empêcher de bloquer d’éventuelles surprises lors du parcours du texte.
    • Pour résister à cette force de l’habitude et à ce réflexe référentiel et entrer en lecture, le chemin que nous proposons est l’observation du « montage » propre au texte, ou encore de l’architecture de cette œuvre littéraire, avec ses régularités, et ses décrochages insolites. Ce travail est une sorte de « débrayage » de ce que nous savons du texte avant de l’avoir lu ensemble.

    2. Atelier-parcours : Acteurs ou Personnages

    Nous n’apprenons à parler, à écrire et à lire que par immersion. Un enfant comme un étranger n’apprend une langue qu’en habitant au pays où il arrive. Il reçoit peu à peu des autres ce qui lui est nécessaire pour entrer en conversation. De même, entrer en contact avec un texte est une découverte qui ne se déploie qu’en lisant… et en ce qui concerne la Bible, en lisant à plusieurs, car la découverte ici est en premier lieu la nature et la solidité de nos liens [2].

    Commençons donc par lire : Livre de la Genèse :

    32- 23 – Cette nuit-là, Jacob se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabok. 24 – Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. 25 – Et Jacob resta seul. Et un homme lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. 26 – Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. 27 – Il dit : « Lâche-moi, car l’aurore est levée », mais Jacob répondit : « Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni. » 28 – Il lui demanda : « Quel est ton nom ? » – « Jacob », répondit-il. 29 – Il reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël sera ton nom, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes tu l’as emporté. » 30 – Jacob fit cette demande : « Révèle-moi ton nom, je te prie », mais il répondit : « Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? » et, là même, il le bénit. 31 – Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, « car, dit-il j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve ». 32 – Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. 33 – C’est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu’à ce jour, le nerf sciatique qui est à l’emboîture de la hanche, parce qu’il avait frappé Jacob à l’emboîture de la hanche, au nerf sciatique.

    Consignes :

    • Les acteurs mis en scène par le texte
    • Le combat : qui gagne ? qui perd ?
    • Que reste-t-il ? Qu’est-ce qu’une marque ? … et un rite ?

    3. Reprise et débat

    Acteurs et personnages.

    La différence entre « acteur » et « personnage » peut être un terrain favorable à l’apprentissage du débrayage dont nous parlions au début. Le personnage est une image, qui s’est peu à peu fixée chez un lecteur ou dans un groupe sur la base de données historiques et de divers commentaires concernant sa vie, ses prises de position, sa doctrine. L’acteur est construit par le texte. Ses relations, son rôle, ses qualifications sont sélectionnés et formulés dans le cadre d’un texte. Certains traits font évidemment référence à d’autres textes, mais leur formulation indique des liens tissés dans le texte lui-même. Et c’est la découverte de ce montage qui est le premier pas de l’entrée dans la lecture, ceci n’étant qu’une forme développée de l’analyse littéraire par laquelle commence tout contact avec un texte. Dans le texte que nous venons de lire, par exemple, l’acteur qui se bat avec Jacob est désigné par le terme « homme ». Nous en faisons instinctivement un ange, mais sans doute convient-il de regarder avec précision comment le texte construit cet acteur et dans quel parcours les lecteurs sont ainsi engagé.

    Après-midi

    1. L’observation

    Nous allons lire cet après-midi la suite du texte de ce matin. Ce choix a pour objectif de vous permettre de saisir le deuxième aspect de ce que nous avons appelé le « débrayage ». Il s’agit d’une première approche du montage que construit un texte. Ce moment initial de la lecture en groupe consiste en un découpage en séquences du texte, pris dans les limites que se fixent les lecteurs. Nous ne pouvons en une heure et demi lire l’ensemble du livre de la Genèse. Il nous faut donc extraire de l’œuvre une part à peu près cohérente. Il y a des critères pour cela. Nous y reviendrons. L’enjeu de la délimitation de la lecture que nous vous proposons consiste à observer l’extension et les transformations des constructions que les lecteurs découvrent au fur et mesure que la « clôture » du texte s’étend.

    2. Atelier-parcours

    Genèse 33,1-16 1 – Jacob levant les yeux, vit qu’Ésaü arrivait accompagné de quatre cents hommes. Alors, il répartit les enfants entre Léa, Rachel et les deux servantes, 2 – il mit en tête les servantes et leurs enfants, plus loin Léa et ses enfants, plus loin Rachel et Joseph. 3 – Cependant, lui-même passa devant eux et se prosterna sept fois à terre avant d’aborder son frère. 4 – Mais Ésaü, courant à sa rencontre, le prit dans ses bras, se jeta à son cou et l’embrassa en pleurant. 5 – Lorsqu’il leva les yeux et qu’il vit les femmes et les enfants, il demanda : « Qu’est-ce qu’ils sont pour toi ceux-là ? » Jacob répondit : « Ce sont les enfants dont Dieu a gratifié ton serviteur. » 6 – Les servantes s’approchèrent, elles et leurs enfants, et se prosternèrent. 7 – Léa s’approcha elle aussi avec ses enfants et ils se prosternèrent; enfin Joseph et Rachel s’approchèrent. 8 – Ésaü demanda : « Que veux-tu faire de tout ce camp que j’ai rencontré ? » – « C’est, répondit-il, pour trouver grâce aux yeux de Monseigneur. » 9 – Ésaü reprit : « J’ai suffisamment, mon frère, garde ce qui est à toi. » 10 – Mais Jacob dit : « Non, je t’en prie ! Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, reçois de ma main mon présent. En effet, j’ai affronté ta présence comme on affronte celle de Dieu, et tu m’as bien reçu. 11 – Accepte donc le présent qui t’est apporté, car Dieu m’a favorisé et j’ai tout ce qu’il me faut » et, sur ses instances, Ésaü accepta. 12 – Celui-ci dit : « Levons le camp et partons, je marcherai en tête. » 13 – Mais Jacob lui répondit : « Monseigneur sait que les enfants sont délicats et que je dois penser aux brebis et aux vaches qui allaitent : si on les surmène un seul jour, tout le bétail va mourir. 14 – Que Monseigneur parte donc en avant de son serviteur; pour moi, je cheminerai doucement au pas du troupeau que j’ai devant moi et au pas des enfants, jusqu’à ce que j’arrive chez Monseigneur, en Séïr. » 15 – Alors Ésaü dit : « Je vais au moins laisser avec toi une partie des gens qui m’accompagnent ! » Mais Jacob répondit : « Pourquoi cela? Que je trouve seulement grâce aux yeux de Monseigneur ! » 16 – Ésaü reprit ce jour-là sa route vers Séïr.

    Consignes :

    • 1. le découpage du texte:

    – Proposer une première organisation du texte à partir des indications concernant les acteurs, les espaces et les temps. (objectif : résister au besoin de sélectionner l’endroit du texte qui a focalisé notre attention et prendre le temps de constater que le texte rassemble des données multiples, dont certaines n’apparaissent pas au premier coup d’œil, mais seulement en parcourant l’ensemble du texte) – Donner un titre à chacune des parties de l’organisation proposée. (objectif : déceler la présence d’interprétations déjà actives chez les lecteurs) – Relever les difficultés de ce premier regard en groupe sur le texte (objectif : découvrir que les lecteurs ne s’attachent pas tous aux mêmes éléments d’un texte et ne les regardent pas de la même façon.)

    • 2. Les premières constructions des lecteurs

    Comment pouvez-vous formuler des liens éventuels entre la boiterie de Jacob et l’adaptation de sa marche au rythme des enfants ?

    • 3. Reprise et débat

    Débat à partir des questions des groupes. Points à soulever éventuellement :

    • De quelle nature est l’instance qui organise le parcours et les liens proposés par le texte ? L’énonciation et l’auteur.

    – La place du contexte historique, du sens des mots et de l’intention de l’auteur. Que la situation dans la vie concrète (Sitz im Leben) joue un rôle décisif dans l’élaboration d’une œuvre littéraire, comme dans sa lecture, cela ne peut être mis totalement hors champ d’investigation. Mais cette « position dans la vie » est un vaste monde, dont on ne peut exclure la possibilité d’une expérience qui bouleverse d’un coup le regard que l’on porte sur les événements et la condition humaine. (cf. la figure d’épiphanie chez Malraux ou Lévinas [3]). Les paramètres essentiels de l’écriture s’en ressentent. Les mots doivent se soumettre à ce qui cherche à s’écrire : leurs significations ordinaires, techniques et même étymologiques subissent la tourmente de l’émergence d’une œuvre. La saveur du monde lui-même peut être modifiée en un clin d’œil par un acte d’écriture. Ces articulations sociales, politiques et économiques les plus objectives peuvent subir des transmutations inattendues dans le feu d’une œuvre littéraire. Quant à l’auteur, il peut être lui-même entraîné bien loin de l’état habituel de son chemin quand l’écriture le saisit. C’est pour cette raison que nous en sommes revenus à l’intuition des anciens concernant l’instance qui conçoit toute œuvre littéraire. Nous l’appelons « énonciation ». Elle agit à l’écriture comme à la lecture.

    – L’événement du « canon des Ecritures » C’est alors que nous est apparu un fait est beaucoup plus considérable : « La constitution en un unique corpus, que nous appelons Bible, de textes de provenance et de nature diverses, plus précisément de deux ensembles qui sont l’ancien ou le premier Testament et le nouveau ou le second Testament. Il s’agit là d’un fait, de quelque chose qui s’est produit comme événement, au cours du premier siècle de notre ère et au début du deuxième, et qui s’atteste depuis dans son effet littéraire. L’événement intéresse l’histoire du lien et de la différenciation entre la tradition d’Israël et la tradition chrétienne. Mais, une fois éclairée la question des circonstances et des causes, le fait biblique demeure comme énigme d’une articulation signifiante. Il n’a cessé, au cours des vingt siècles passés, d’intéresser les commentateurs et les théologiens, pour le plus grand profit de la réflexion et de la connaissance… Depuis quelques années la particularité structurale du fait biblique intéresse à nouveau des sémioticiens la question d’un rapport organique à reconnaître entre les deux ensembles, donc d’une description sémiotique de ce rapport refait surface. Je propose donc de revenir sur l’articulation qui fait des écritures premières, loi, prophète, écrit, et de l’ensemble des écrits chrétiens un corpus unique structurellement ordonné. » [4] – La révélation de Jésus-Christ : des « Ecritures au Corps » « Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples qui ne sont pas consignés dans ce livre. Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom. » Jean 20,30-31. La révélation ne révèle rien de visible, de mesurable ni de représentable. La mort, et à plus forte raison l’au-delà de la mort, n’est pas un objet de savoir. Nous n’en connaissons que l’impact puissant sur les vivants. Quant à Dieu, c’est l’inconnu par excellence. De ce fait, le savoir ne donne pas la foi, mais c’est la foi, reçue et accueillie, qui ouvre un espace à l’intelligence. Notre connaissance de cette « chose », qui est dans le monde mais n’est pas du monde, ne s’appuie que sur la manifestation de l’insolite de la Vie [5] dans la vie que nous menons. La quête rationnelle et pratique de cet insolite ou de cette épiphanie de la Vie est le véritable moteur de notre lecture de la Bible. Cette décision relève de chaque lecteur et de l’état de son chemin. C’est à partir d’elle que nous avons découvert et construit notre mode de lecture, en tirant de nos connaissances actuelles du neuf et de l’ancien. De là notre vigilance à cette instance d’énonciation qui tient ensemble la pluralité des livres de la Bible, notre attention à l’accomplissement des Ecritures qui sous-tend les Ecrits chrétiens et notre intérêt pour les détails qui viennent à l’écriture, s’adaptent au langage, le soumettent aussi, le convertissent et parfois le troublent.