Forme et signifiance
Le lecteur est donc saisi par les mouvements que provoque la visite que lui rend le texte ; mais comment ce dernier s’y prend-il pour parvenir à les lui faire éprouver ? Cette question invite à prendre en compte la forme du texte en tant que provoquant la lecture, autrement dit sa signifiance.
L’évidence du monde de l’énonciation
Le mouvement de la parole dans le texte dit déjà quelque chose de sa forme. Il construit, à destination du lecteur, un dispositif très précis. L’observation attentive des acteurs Zacharie et Marie, cela a été dit, montre leur familiarité avec le monde de la parole, à tel point que le texte tout entier baigne dans ce climat, y baignant le lecteur à son tour. Jamais, en effet, ils ne mettent en doute la parole en tant que telle, à l’inverse des docteurs de la loi qui, dans le même évangile (5,17-26), portent la contestation jusqu’à cet extrême, en parlant de « blasphème » à propos de Jésus. Le texte prend donc, pour le lecteur, la forme d’un « bain de paroles ».
De plus, apparaît un parcours de la parole quasiment identique pour Zacharie et pour Marie – même si celui de Zacharie s’avère un peu plus tortueux –, circulant d’une parole entendue venue d’ailleurs jusqu’à une parole proférée en forme de louange. La louange, témoignant de leur ajustement à la parole entendue (l’irruption dans leur énoncé de la figure du « Seigneur », par exemple, le manifeste) les montre ayant accompli un chemin d’énonciataires, les rendant aptes à énoncer une parole faisant « sens » pour les générations à venir. Une circulation s’instaure entre une origine et un accomplissement. De la sorte le texte laisse apparaître en creux, dans tout son tissage d’ensemble, l’instance d’énonciation telle que la sémiotique l’a conceptualisée : la forme du texte en devient une manifestation laquelle, à son tour, appelle le lecteur à sa quête et à sa lecture. Mis en présence de la forme du texte, le voici invité à son tour dans ce même voyage entre origine et accomplissement. Il lui est simplement proposé de consentir à l’advenue de cet événement de parole. L’instance d’énonciation, rendue lisible par le parcours de parole opéré en Zacharie et Marie, simplement offerte, manifeste ainsi sa présence insaisissable et son antécédence.
Par son contact avec la forme du texte, le lecteur est secrètement appelé de se déplacer. Il est transporté depuis son propre point de vue humain vers celui, « divin », du monde de l’énonciation. A la mesure de l’humain, le « divin » paraît si extérieur à la vie humaine qu’il ne peut que lui être totalement étranger. Mais si les choses sont vues à partir de l’instance d’énonciation, le « divin » est, inversement, totalement naturel et nécessaire à la vie humaine, comme l’air qu’il respire. La présence et l’initiative gratuite du divin, qu’il n’avait jamais appréhendées, deviennent lisibles pour lui, soutenant son acte de lecture et de parole.
Une parole qui vient d’ailleurs
Le dispositif constitué par un ange – réalité indéfinissable sauf à dire qu’il s’agit d’une pure figure de parole –, envoyé par « Dieu », entrant en dialogue avec un(e) humain(e) somatiquement situé(e), représente on ne peut mieux l’hétérogénéité dans la rencontre : la parole apparaît alors comme le point de contact permettant cette rencontre improbable. Présenter ce dispositif sous cet angle donne à la parole tout son prix et rend compte de sa force très particulière. Le fait même qu’il y ait de la parole, et cela à chaque fois qu’il y en a, dit très exactement que, de fait, l’improbable advient, l’hétérogène se rencontre, provoquant l’étincelle d’une connexion dont la parole est l’indice. La double figure de l’âge et de la virginité qui, lue sous l’angle somatique, traduit une fécondité impossible, mise en contact avec la validation immédiate des annonces, construit figurativement pour le lecteur l’improbable qui advient et oriente son regard du côté de la parole comme le lieu « réel » où se passe ce qui doit advenir.
La seule position qu’il convient d’adopter est celle d’un consentement, d’une admiration face à cela. En douter ne l’empêche nullement d’advenir puisque de la parole il y a [40]. Or consentir n’est pas chose aisée, comme le montrera notre lecture du parcours de Zacharie. Une hypothèse peut alors être proposée pour éclairer l’ensemble de la lecture à venir et rendre compte de la signifiance du texte : le texte vient au secours du lecteur pour le guider vers le plein consentement à la parole qui vient à sa rencontre. Il aurait la forme de sa pédagogie.
- Résonances au sein de la théorie
Eclairages sémiotiques
L’évidence du monde de la parole : un embrayage primordial
Les remarques formulées ci-dessus montrent l’écart établi avec d’autres lectures, y compris sémiotiques, du même texte, tout en se situant dans leur continuité. L’accent est habituellement porté sur le contraste entre le non-croire de Zacharie et le croire de Marie, permettant d’identifier un parcours de débrayage que Zacharie devra accomplir avant un embrayage final et spectaculaire. En cela, le parcours de Zacharie, vu sous cet angle, fait écho au parcours effectué par le lecteur sous l’auspice de la sémiotique figurative, ainsi que décrite dans le préambule de cet article. Par opposition, la position de Marie correspond à un parcours d’embrayage, comme cela sera vu. Mais l’entrée originelle du lecteur dans le monde de la parole ouvre une autre perspective : et si un parcours de lecture à partir de l’embrayage s’avérait possible ? Sous cet angle, la position de débrayage de Zacharie apparaît elle-même sur le fond d’un embrayage préalable vis-à-vis du monde de la parole, et l’embrayage constitue la condition du débrayage plutôt que l’inverse. Le parti pris de la sémiotique énonciative d’engager sa lecture à partir de tout ce qui, dans les textes, construit la parole, trouve là une justification textuelle.
Evoquer cette évidence du monde de la parole comme fondement de la lecture proprement dite, ainsi que proposé dans cet article, revient paradoxalement à avoir déjà commencé la lecture : il a bien fallu plonger dans le texte pour pourvoir reconnaître et expliciter, par écho, le fait d’être déjà plongé dans la parole. La lecture du texte elle-même permet, en effet, de prendre la mesure d’un don offert au préalable, permettant à son tour l’entrée dans le monde déployé par le texte, un monde de parole justement. Autrement dit, pour poser les conditions de la lecture, nous avons déjà dû commencer par lire. Rien de paradoxal ou de tautologique, cependant, dans une telle affirmation : le don de la parole a permis de lire, puis la lecture a permis de discourir après-coup sur la nécessité de ce don pour pouvoir lire.
Il a été vu que la partie introductive d’Anne Pénicaud au présent article jouait le rôle d’une porte d’entrée à la lecture. Cette partie introductive, à sa manière, permet donc d’entrer dans le monde de la parole, par la voie théorique. Mais en cela, si entrer dans le monde de la parole est le fruit d’une lecture qui fait toucher du doigt un don primordial, alors une exposition théorique de la sémiotique énonciative joue un rôle comparable : elle apparaît elle-même comme une forme de lecture qui désigne le don originel. De fait, il faut bien avoir lu le texte pour élaborer, à partir de lui, les modèles qui permettent ensuite de le lire dans une plus grande profondeur ! La théorie qu’élabore la sémiotique énonciative n’est ainsi pas autre chose qu’une lecture : la lecture de l’acte même que représente la lecture d’un texte. Lire la lecture d’un texte, s’interroger sur ce en quoi consiste cet acte de lecture revient à porter à la lumière ses conditions de possibilité. Mais, pour un sémioticien, cette lecture plus fondamentale ne peut pas provenir d’ailleurs que du texte lui-même. La réflexion théorique ne consiste pas à importer des concepts extérieurs pour les plaquer sur la grammaire propre de l’acte de lecture, mais à faire dialoguer ces concepts issus d’autres champs avec l’expérience de la lecture, voire à en forger de nouveaux à partir de cette expérience.
Procéder ainsi s’avère très cohérent avec ce que dévoile le texte : il n’est pas possible de « partir de quelque chose », d’un principe théorique ou d’un présupposé, qui constituerait le point de départ de tout le reste. Le sujet lecteur ne se donne pas à lui-même son principe de lecture : il le reçoit, le découvre déjà à l’?uvre au moment même où il s’interroge à son propos. C’est une autre manière de formuler la conviction selon laquelle le lecteur se découvre, depuis toujours, plongé dans le monde de la parole, avant même qu’il n’y pense. Il lui revient simplement de consentir à cette présence immédiate bien qu’infiniment distante, et de s’y ajuster. Tel est le présupposé que, humblement, la sémiotique énonciative s’est formulé, en fidélité avec ce qu’elle avait elle-même reçu.
Une lecture à partir de la forme
Zacharie et Marie « lisent » respectivement la parole de l’ange et y réagissent par un trouble. Marie et Elisabeth « lisent » respectivement l’irruption du monde de l’Autre dans les paroles qui les atteignent et le manifestent par leur énonciation en forme de question ouverte sans réponse. Chacun de ces acteurs souligne sa capacité à lire à partir de la forme : ce ne sont pas les énoncés en tant que tels qui les affectent, mais l’énonciation portant ces énoncés. Lorsque, ensuite, Zacharie manifeste son non-croire, c’est justement en délaissant l’énonciation pour prêter attention aux énoncés. L’énonciation alimente la circulation de la parole par son énergie, en-deçà ou au-delà des énoncés qui la manifestent. Les textes s’en font les témoins, à condition de disposer des bonnes « lunettes » pour le discerner. De cette découverte est née la sémiotique énonciative, qui s’est progressivement ajustée aux textes qu’elle a lus en mettant précisément en relief le fonctionnement de l’énonciation dans les textes.
Or lire à partir de l’énonciation produit des effets dans le lecteur autrement plus puissants que la seule prise en compte des énoncés. Cela se manifeste par les résonances opérant dans les acteurs (le trouble de Zacharie et de Marie) autant que dans le lecteur : une dimension affective dans la lecture déborde tout ce que l’intelligence cognitive peut saisir. Une hypothèse en découle : la forme des textes peut être considérée comme ce qui circule de manière extrêmement fluide au cours de la lecture au point d’être accueillie de façon bien plus rapide par les lecteurs, en-deçà de leur maîtrise consciente. De sorte que s’il est vrai que chaque sujet humain baigne dans la parole, la parole étant essentiellement une forme, chaque sujet baignerait donc dans un monde de formes qui le précède et disposerait d’une sorte d’« organe » de perception spécifique destiné à l’identifier aisément (à condition que cet organe soit éduqué et valorisé). La puissance de vie ainsi reconnue par le lecteur du fait d’être immergé dans un monde de formes lui permet, selon sa manière propre, de reconnaître le texte comme « Parole de Dieu », c’est-à-dire provenant de « Dieu ».
En cela, la forme se propose mais ne s’impose pas. Elle représente une dimension de profondeur du texte et il n’est possible de l’envisager qu’à partir du moment où il a été renoncé au fantasme d’en maîtriser la mécanique. La forme, par conséquent, surgit dans son altérité au moment même où le lecteur prend contact avec le texte qu’elle fait tenir. Elle constitue le support de l’étrangeté du texte qui vient déranger le lecteur avant même qu’il y pense. En cela, elle fait effet de surgissement du divin auprès de l’humain, et comprend une dimension d’infini qui ne peut que saisir le lecteur et le troubler : si ces propositions sont justes, la forme représenterait la capacité du « divin » d’entrer en relation avec la scène de l’humain, sa capacité à faire sens, autrement dit sa signifiance propre.
Ouvertures théologiques
Cela conduit à un positionnement théologique différent de celui qui est né de la pratique de la sémiotique figurative. Dans ce dernier cas, c’est la position de l’énonciateur qui est visée, pour reprendre les termes de Anne Pénicaud, dans un chemin de débrayage continu, conduisant à élaborer des énoncés sur « Dieu » dont la caractéristique consiste en ceci qu’ils avouent leur impuissance à en dire quoi que ce soit de définitif ou d’exhaustif. Du côté de la sémiotique énonciative, c’est plutôt la position d’énonciataire qui constitue l’index du discours théologique. Celui-ci portera sur ce qui se manifeste, dans le corps des hommes et du monde, des effets de l’énonciation à partir de l’énonciateur. Les énoncés produits ne porteront pas sur « Dieu » en tant qu’objet du discours, mais sur les fruits de son acte divin d’énonciation, sur la manière dont des corps deviennent plus humains à l’écoute de la Parole. Or ces fruits sont à leur tour assimilables à de nouveaux textes donnés à lire, des « événements signifiants » représentant une position d’énonciateur délégué, pôle originaire, dont la lecture conduit d’autres lecteurs à se mettre à leur tour à l’écoute de la position originelle d’énonciation afin de s’y ajuster. « Dieu » vu par ses fruits et leur fécondité de génération en génération, plutôt que pour lui-même : deux positions non contradictoires, qui doivent être précieusement gardées en tension, en tant que leur articulation elle-même dit aussi quelque chose de Dieu.
- Ouvertures en direction de l’animation
Dynamiques dans les groupes
Cette question de la précédence du monde de la parole et de son altérité radicale touche très concrètement la vie des groupes et éclaire la problématique de leur démarrage. Un groupe ne se lance en effet jamais dans la lecture sans franchir un « sas » dont la fonction consiste précisément à manifester l’antécédence du monde de la parole. Les modalités peuvent varier à l’infini mais une même logique profonde se reconnaît. Poser le cadre de la lecture en déclarant la place première de la parole ; renouer le fil de la lecture et de la parole dans le groupe par quelques échos de la lecture précédente ; prendre un simple moment de silence afin de se souvenir que la parole provient d’un « ailleurs » qui ne se maîtrise pas et qu’elle se reçoit comme elle se donne ; prendre un temps de prière lorsque le groupe réunit des croyants… autant de dispositifs qui, d’une manière ou d’une autre, rappellent au lecteur la prégnance et l’antécédence de l’espace de la parole et l’y inscrivent. Se retrouve cette discipline que les grands spirituels encouragent, qui consiste à ne jamais manquer de commencer une oraison [41] par une « mise en présence de Dieu » : un indice parmi d’autres que la lecture au sein d’un groupe en sémiotique énonciative s’apparente à un exercice spirituel.
Réciproquement, refuser de se considérer comme porté par un monde de paroles (ce qui revient, disions-nous, à scier la branche sur laquelle on est assis), conduit à des dysfonctionnements de la parole, repérables dans l’accompagnement spirituel comme dans l’animation de groupe et, plus largement, dans les relations humaines de la vie courante. L’impossibilité de parvenir à se décentrer de son propre monde de valeurs et de savoirs afin de s’ouvrir à l’étrangeté du monde des autres en est une forme courante : aucune rencontre vraie ne s’avère alors plus possible.
Positions pour l’animateur
Cela suppose pour l’animateur de s’inscrire lui-même, d’une manière aussi systématique (même très personnelle) que possible dans cet espace, de ne jamais démarrer un groupe sans s’accorder intérieurement le temps de pratiquer cet « exercice ». Cela lui permettra d’aider le groupe et ses membres à le faire, même de façon non formalisée ou explicite : une manière d’instaurer une sorte de climat. Pour l’animateur, l’enjeu est primordial : rendre aussi fécond que possible le débrayage qu’il instaure vis-à-vis du groupe du fait même de sa position d’animation.