Le modèle du « vitrail » et l’analyse énonciative, Anne Pénicaud
Le présent document associe quatre moments : un rappel des travaux menés aux CADIR sur l’énonciation [1], une présentation théorique du modèle du vitrail, puis un exposé des procédures qui en permettent la réalisation, et enfin une explicitation de l’analyse énonciative. Il s’agira là de montrer la continuité de cette analyse énonciative, qui est une proposition nouvelle, avec l’ensemble de la réflexion sur l’énonciation menée au CADIR.
1. L’énonciation en sémiotique
a) Plusieurs définitions de l’énonciation
Louis Panier rappelait souvent que le mot « énonciation » prête à confusion, car il est susceptible de recevoir des sens très différents, par exemple :
– 1) Dans une perspective historique l’énonciation désigne la formulation concrète d’un énoncé, c’est-à-dire la production effective de la parole.
– 2) Dans une perspective linguistique l’énonciation désigne le passage de la langue au discours. Elle est la mise en discours qui actualise la langue dans la production d’un énoncé : la linguistique considère les indicateurs de cette actualisation à l’intérieur de l’énoncé [2].
– 3) Dans une perspective sémiotique l’énonciation désigne l’instance présupposée par l’énoncé. Elle est une structure logique, déployée sur le versant du dire comme énonciateur et sur celui de l’entendre comme énonciataire.
b) L’énonciation au CADIR (1) : premier versant, l’énonciateur
La conception sémiotique de l’énonciation a été pleinement assumée par le CADIR, dont les recherches se sont situées dans la continuité de celles de Greimas. Cependant tandis que ce dernier se concentrait sur l’énoncé, l’influence du sémioticien suisse J. Geninasca et du linguiste E. Benveniste ont ouvert au Centre le champ, nouveau, de l’énonciation [3] : entre les années 1980 et 2000, la sémiotique du CADIR a ainsi élaboré une réflexion sur le « sujet énonciateur » présupposé par un énoncé.
Le point de départ de la réflexion réside dans la distinction entre cette « instance » de l’énonciation et l’auteur. Renoncer à croire qu’un auteur se projette dans ses écrits, et qu’un travail adéquat (historique, géographique, sociologique…) permettrait de l’en extraire revient à prendre en compte la « schize », cette coupure radicale effectuée par le débrayage de l’énonciation :
Le terme clef de l’énonciation est alors le « débrayage ». Si l’énonciation est d’abord un débrayage, l’énoncé comme discours présuppose une instance énonçante nécessairement absente de l’énoncé, mais dont la forme sémiotique de l’énoncé dessine la place et la position, place « vide » qui peut être celle du lieu « réel » de l’énonciation [4].
C’est ainsi que, dès sa rédaction, un texte prend avec son auteur une distance définitive. L’écriture achevée lui substitue une autre relation : celle d’un discours énoncé relatif à une « instance » d’énonciation qui est une « place virtuelle » de « sujet » :
Cette instance ou cette place de sujet qui s’indique par là ne peut être identifiée à l’acteur énonçant (locuteur ou auteur). Il s’agit d’une place construite par le discours, à la manière dont la perspective organisée d’un tableau définit une place virtuelle que peut (toujours) venir occuper le spectateur, et qui peut être celle qu’on attribue au peintre [5].
C’est à cette place que doit être rapportée la « voix du texte » mentionnée par le premier document de ce parcours [6]. N’ayant de consistance que logique, elle est tout entière induite de l’énoncé :
Le sujet énonciateur, avant tout sujet logique (…) est une pure et simple position. Instance théorique dont on ne sait rien au départ, ce sujet constitue peu à peu, au fil du discours, son épaisseur sémantique. Son identité résulte de l’ensemble des informations et des déterminations de tous ordres qui le concernent dans le texte. C’est donc seulement à partir des connaissances que nous avons de l’énoncé que cette instance peut être appréhendée, selon une démarche en amont et non l’inverse [7].
C’est le jeu des acteurs, espaces et temps d’un énoncé qui situe et désigne cette place d’énonciation comme celle de l’origine du discours. En effet l’énonciation
…se pose à partir de l’énoncé, pour autant qu’il est reçu comme discours (et pas comme fait de langue ou exemple de grammaire). L’énoncé, par les marques qu’il pose, présuppose et constitue ou instaure un dispositif d’énonciation, une structure organisant des INSTANCES du type « JE », « TU », « IL », absentes de l’énoncé lui-même qui n’en manifeste que des traces, ou des indices linguistiques que sont par exemple les pronoms personnels […] Instances présupposées par des marques présentes dans l’énoncé, elles ne sont pas à confondre avec les acteurs empiriques de la communication [8].
Les acteurs d’un énoncé sont des « non je » par rapport au « je » de l’énonciation, les espaces des « non ici » par rapport à son « ici », et les temps des « non maintenant » par rapport à son « maintenant » [9]. Acteurs, espaces et temps sont ainsi à la fois la trace laissée par l’énonciateur à l’intérieur de l’énoncé et ce qui en signifie l’absence [10]. Tel est donc le paradoxe de l’énonciation : l’énoncé où elle s’accomplit en est aussi la négation [11].
La présence des acteurs, espaces et temps d’un énoncé atteste ainsi de l’énonciation en tant qu’elle est absente [12]. Elle n’y renvoie pas terme à terme mais de façon globale, à partir des scènes figuratives [13] constituées par les agencements d’acteurs, d’espaces et de temps. Chacune des scènes d’un énoncé atteste de l’énonciation à la façon dont des traces de pas dans le sable désignent la présence absente d’un marcheur [14]. Elle n’existe en effet que par rapport à cette énonciation immanente dont elle est la manifestation, comme une courbe mathématique désigne implicitement le point d’origine virtuel auquel elle se réfère.
La métaphore des pas sur le sable montre cependant que si chaque trace de pas atteste individuellement d’une présence disparue, elle n’est pas signifiante par elle-même : c’est ensemble que des traces indiquent une direction signifiée par leur association. Et c’est de la même façon l’assemblage des scènes et lui seul qui désigne la position de l’énonciation. Cette place est bien sûr un point de fuite : elle est l’inaccessible étoile dont l’énoncé indique la direction en même temps qu’il en interdit définitivement l’accès. Cependant la composition d’ensemble de l’énoncé désigne ce point de fuite comme le point de cohérence insaisissable à partir duquel il tient ensemble comme un « tout de signification [15]« .
c) L’énonciation au CADIR (2) : second versant, l’énonciataire
L’énonciation a ainsi pour l’énoncé, considéré comme un assemblage de dispositifs d’acteurs, d’espaces et de temps, la fonction d’une scène originaire [16] inaccessible : à la fois désignée aux lecteurs par l’énoncé comme un appel à migrer dans sa direction et interdite d’accès. L’attention à ce paradoxe a soutenu au CADIR une réflexion sur le versant « énonciataire » postulé par l’énonciation.
Cette position d’énonciataire est la visée de l’énoncé : l’instance énonciateur y convoque un lecteur comme son vis-à-vis logique.
Si la mise en discours est ainsi le lieu de manifestation du sujet de l’énonciation, l’émergence du sujet advient tout autant du côté de l’instance de “production” du discours que du côté de l’instance de “réception” : écrire et lire sont deux actes de mise en discours de figures. La lecture est un acte d’énonciation lorsque, n’étant plus ce décodage des grandeurs figuratives […] pour lequel un code est requis, mais pas nécessairement un sujet, elle devient l’interprétation d’une chaîne figurale dans (et par) laquelle se trouve manifestée et déployée la structure du sujet énonçant. Il est alors question de lire pour entendre dans les textes ce qui est dit du sujet parlant que nous sommes [17].
Il ne suffit donc pas d’être lecteur pour être énonciataire. La lecture est une situation concrète : est lecteur qui lit un texte. Devient énonciataire qui accepte de se laisser conduire par un énoncé vers une position ajustée sur son énonciation. Cet ajustement est partiel, et toujours provisoire : suscité par la confrontation avec la puissance énonciative d’un énoncé il est sans cesse à reprendre à neuf. Etre énonciataire, pour un lecteur, consiste ainsi à répondre à la convocation de l’énonciation en se situant dans un « devenir énonciataire » :
style= »text-align: justify; »Vue depuis cette position de perpétuel ajustement l’énonciation se comprend comme l’instance qui, inscrite dans un texte du seul fait qu’il est un énoncé, en conduit les lecteurs à s’accorder sur sa proposition de sens. Considérée d’un point de vue sémiotique la lecture n’est donc pas un retour en arrière qui permettrait de retrouver les conditions d’écriture d’un texte, mais le premier pas d’une marche en avant invitant des lecteurs à se laisser transformer en énonciataires, c’est-à-dire en sujets d’énonciation [18], en s’harmonisant avec l’énonciation d’un énoncé [19].
Ces lecteurs en devenir d’énonciataires sont l’aboutissement de l’énonciation. Les marques qu’elle inscrit dans l’énoncé leur sont en effet destinées. Elles se présentent à eux comme des traces à suivre, et à réactiver en les suivant : comme les traces d’un à venir qui reste entièrement à inventer. L’invention bénéficie aux deux partenaires. Aux lecteurs, qu’elle engage dans une aventure signifiante entièrement nouvelle. Mais aussi au texte, en qui la puissance de sens de l’énonciation s’accomplit en se renouvelant au fil des lectures. Chaque lecture y développe de nouveaux effets de sens, de la même façon que la diversité des textures du papier sur lequel est tiré un négatif produit des photographies qui peuvent être très différentes. Ainsi le sens accueilli par un énonciataire est en perpétuelle advenue en même temps qu’en perpétuel départ : à peine a-t-il rejoint un terreau humain qu’il s’en échappe, s’ouvrant et l’ouvrant à de nouveaux possibles.
[… ] l’instance de l’énonciation [… ] implique en elle-même la position du lecteur-énonciataire. A condition toutefois que le lecteur ne soit pas réductible lui non plus à l’individu empirique qui projette sur le texte ses propres déterminations sociologiques, psychologiques et historiques. Le lecteur est celui auquel le texte fait signe : à la fois celui dont le texte construit le parcours et celui qui, en fonction de ce parcours, élabore des modèles d’interprétation, celui donc qui [… ] occupe la place du point curseur chargé de passer sur les moindres signifiants du texte et se tient en même temps au lieu du point de vue récapitulatif de tout le discours. Un tel lecteur, qui ainsi se soumet à l’énonciation énonçante du texte, est décentré de sa science et interprété par le savoir insoupçonné des œuvres qu’il lit [20].
Encore faut-il que ce lecteur puisse être conduit dans ce devenir d’énonciataire. Il y a là une difficulté dont le constat a soutenu la recherche sémiotique du CADIR durant les dix dernières années, portant la création des modèles du « relief » puis du « vitrail », et l’élaboration de l’analyse énonciative à laquelle ce dernier sert d’appui. Elle explore une piste nouvelle, qui n’avait pas encore été défrichée par la recherche du CADIR : celle de la forme d’un énoncé, en tant que sa considération accorde un lecteur sur l’horizon de l’énonciation.
2. La fonction du vitrail : rendre l’énonciation visible, et par conséquent lisible
Le vitrail est une pratique de découpage des énoncés. En opérant ce découpage la sémiotique rejoint l’ensemble des analyses littéraires. Toutes procèdent en effet à un établissement des limites du texte lu – qui conditionne la possibilité même de la lecture [21], et le prolongent par un découpage interne plus ou moins affiné. La différence entre les pratiques de lecture dépend du critère utilisé pour le découpage. Ce critère est, par exemple, thématique pour une lecture inscrite dans le paradigme de la « réalité » (qui délimite les parties d’un texte à partir des thèmes dont il parle [22]), verbal pour une analyse structurelle (qui repose sur des répétitions de mots ou de tournures). En sémiotique, le critère du découpage est énonciatif : il est constitué par les scènes figuratives d’un énoncé (les dispositifs d’acteurs dans des espaces et des temps) en tant qu’elles sont la marque de l’énonciation dont il se soutient.
a) Comment passe-t-on du relief au vitrail ?
Le modèle du vitrail s’inscrit dans la continuité directe du relief. Celui-ci est, on l’a vu, une carte figurative proposant un relevé topographique des scènes dont l’assemblage constitue un énoncé. Il sert ainsi de support à l’analyse figurative qui considère tout énoncé comme une composition de figures dont elle tente de déchiffrer les parcours, entrant ainsi dans la dimension figurale.
Le passage du relief au vitrail est opéré par un retournement : l’attention se détourne des scènes associées par un énoncé et de leurs figures pour considérer leur disposition. Le vitrail ne considère plus les lieux figuratifs disposés sur la carte mais les lignes de force qui les organisent, et en observe l’agencement [23] :
La transformation opérée entre les modèles est comparable à celle d’une feuille d’arbre dont ne seraient conservées que les nervures, manifestant la forme – superposable à nulle autre – qui lui donne son identité unique. Ou, pour emprunter une autre métaphore, l’énoncé apparaît là comme un vitrail structuré par des lignes de plomb qui, en distinguant des pièces de verre coloré, les associent dans un dessin commun : les scènes de l’énoncé sont ces pièces de verre, et les lignes de plomb les articulations qui les disposent en vis-à-vis. C’est pourquoi la figure du « vitrail » a été choisie pour désigner ce nouveau modèle [24].
Relief et vitrail développent deux points de vue complémentaires sur un énoncé en rapport avec son énonciation. Le relief s’intéresse aux manifestations de l’énonciation dans l’énoncé : les scènes qu’il déploie, et les figures qui les colorent. Le vitrail remonte de cette manifestation à l’énonciation qui lui est immanente. En soulignant la topographie des scènes (et non plus la carte des figures), il surimpose à l’énoncé une représentation de son énonciation, perçue ici comme la forme dans laquelle se coule l’élan énonciatif (la « voix ») d’un texte : une forme visible susceptible d’être décrite et par conséquent interprétée [25].