Le modèle du « vitrail » et l’analyse énonciative,
A. Pénicaud

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  • Illustration

Un nouveau retour sur le texte de Lc 10,38-42 illustrera ces propositions. Récapitulée de façon synthétique, l’analyse de la signifiance montre la récurrence d’un double dispositif. D’une part la réalité d’une « Alliance » portée par l’élan de Jésus (identifié par l’énoncé comme « Seigneur ») à la rencontre des humains et appelant nécessairement réponse. D’autre part l’interprétation révélée par cette réponse, et la façon dont situe son auteur au regard du divin. Le partage opéré dans la réponse des deux sœurs atteste de deux éléments : l’immense désir qui porte l’humain – pour autant qu’elles le représentent – à la rencontre du divin, mais aussi les exigences de ce vis-à-vis.

Cette structure commence par se développer sur le plan somatique. D’abord au dehors : « Il » quitte le groupe pour s’aventurer dans un village en quête de rencontre. Seule Marthe le reçoit, là où on aurait pu attendre un afflux de bonnes volontés. La même structure se rejoue dans l’intimité du vis-à-vis. La « sœur » Marie, ouverte au don dont sa sœur lui est médiatrice, s’ajuste aussitôt sur la personne de Jésus en ce qu’il est le « Seigneur » : suspendant tout faire elle se positionne tout en bas (« assise à côté vers les pieds [52] ») et se concentre sur l’accueil du don qu’est sa « parole ». Cependant Marthe ne peut rien accueillir mais se crispe sur les catégories qui l’enferment dans les limites de la scène humaine, en l’occurrence un rapport presque amoureux avec le « service ». En contrepoint binaire à l’accueil de sa « sœur » Marie, elle reçoit le « Seigneur » comme un hôte de passage et non comme l’Envoyé de la grâce divine [53]. Apparaît là le partage qui s’opère entre une ouverture ternaire accueillant en même temps l’autre humain et l’Altérité du divin et une clôture défensive visant à réduire toute altérité en l’enfermant dans les prisons que sont les représentations du « moi ».

La même structure revient dans l’énonciation, où elle distingue la « sœur » Marie et Marthe : l’une ouvre l’oreille pour donner espace à la « parole » du « Seigneur », tandis que l’autre ouvre la bouche pour refermer cet espace. Elle caractérise également (mais sur son versant de l’Alliance) la relation du « Seigneur » avec les deux sœurs : il répond à chacune d’elle dans son lieu de sens, incarnant une nouvelle fois l’élan de la rencontre. C’est ainsi qu’il verse sa « parole » dans l’oreille ouverte de la « sœur » Marie, et répond à l’interpellation brutale de Marthe par cet appel insistant : « Marthe, Marthe… ».

Les énoncés de Marthe et du « Seigneur » rendent également compte de cette structure. Celui de Marthe met en scène un monde binaire, où tout doit s’aligner sur son interprétation si restrictive de ce qu’est « accueillir le « Seigneur » ». L’énoncé du « Seigneur » ouvre une porte dans cette prison : en signalant à Marthe l’errance de sa position, en lui montrant par antithèse la justesse du choix de sa « sœur » Marie, il lui fait déjà le don du « un » nécessaire. L’offre d’Alliance lui est faite ici précisément : saura-t-elle lâcher son envie jalouse pour répondre à l’invitation du « Seigneur » ? Pour l’y aider, la mention de Marie déploie sous ses yeux l’harmonie d’une Alliance établie pour l’éternité. En même temps, elle fait un don à Marie : découvrir la justesse de sa position, et d’apprendre qu’il s’agit là d’un don divin qui ne sera pas repris. Aux sœurs, cette parole fait ainsi le don du don : elle les ouvre à la grâce, pour autant qu’elles puissent l’accepter.

Apparaît donc là la mise en tension de deux dispositifs d’Alliance, l’une empêchée par l’enfermement du partenaire humain et l’autre réalisée par son ouverture sur le divin. Celui-ci est le pôle, absent figurativement du texte, à partir duquel s’opère le basculement du binaire au ternaire. La figure insistante, dans l’énoncé, de la relation entre les deux sœurs en permet également une lecture anthropologique. Vue du point de vue de la scène humaine, Marthe est la figure d’une relation fraternelle soumise à une loi de fusion, et qui reçoit comme une frustration insupportable de voir sa sœur jouir de ce à quoi elle pense ne pas pouvoir accéder. La position de la « sœur » Marie est toute différente : contrairement à ce qu’en dit sa sœur, elle n’agit dans l’énoncé qu’en tant que « sœur » de Marthe. L’invité qu’elle accueille est celui que Marthe a conduit jusqu’à elle, et rien dans son attitude ne cherche à l’exclure. Le retournement proposé à cette dernière par la parole du « Seigneur » pourrait être de s’harmoniser sur cette attitude où, dans une sororité exempte de jalousie, le don accueilli par l’une est offert à une autre par son truchement. Il s’agit ici d’entrer dans l’Alliance par la fraternité.

Le ternaire se comprend là, sur un mode purement anthropologique, comme une ouverture à un pôle d’altérité dont tout autre humain – toute sœur – est de fait porteur. Le binaire intervient comme une récusation de cette altérité, reçue comme une menace insupportable pour l’horizon étroit du « moi ».

Conclusion 

L’ultime anamorphose qui constitue le terme de l’analyse énonciative engage à se retourner pour considérer le chemin parcouru. Apparaît rétrospectivement sa correspondance avec la première anamorphose du parcours : pour trouver le « réel » éprouvé dans la lecture, il fallait commencer par lâcher le rapport imaginaire à la « réalité » qui permettait d’en faire l’économie. L’anamorphose signifiante vient également dénouer un piège de l’anamorphose figurale : en permettant d’éprouver le « réel » de l’énonciation, elle défait le risque d’en rester au miroir des figures et à ses délectations sémantiques. Le choc de la signifiance est rude : il renvoie un lecteur à lui-même, lui révélant bien souvent que le roi est nu. Mais, comme il en va de Marthe, cette révélation pourrait bien être salutaire : elle offre la chance d’une libération

Les deux anamorphoses ne s’enchaînent pas de façon chronologique, comme si la seconde annulait la première. Elles s’appellent au contraire l’une l’autre, dans un jeu d’allers et retours indéfinis. La première anamorphose est la clef qui ouvre le passage vers le monde de la forme, tandis que la seconde anamorphose invite à s’imprégner de cette forme pour regarder les figures complètement autrement. En invitant à les quitter elle ouvre au « réel » et à ses effets.

Comme indiqué à plusieurs reprises dans ce parcours l’analyse énonciative, le modèle du vitrail, mais aussi le relief qui le prépare et les fonde sont nouveaux en sémiotique. Ils constituent des prolongements, pour l’un figuratif et pour l’autre énonciatif, de la sémiotique figurative inaugurée au CADIR en dialogue et en débat avec la sémiotique narrative de Greimas. Cette exposition a cherché à les présenter en soulignant la continuité des recherches menées au Centre, dans leur orientation vers l’énonciation. Il apparaît cependant au terme du chemin… que ce terme n’est que provisoire, et qu’il a déjà ouvert sur une suite. Trois indications, qui sont autant d’appels à poursuivre, témoignent en effet d’un à venir de la recherche dont il est fait état ici.

– 1) La proposition d’une analyse énonciative invite à revenir sur l’analyse narrative formalisée par Greimas. Dans l’histoire de la recherche menée au CADIR elle a constitué une étape inaugurale, presque aussitôt dépassée par la découverte de l’énonciation. Les développements actuels de la recherche engagent à y revenir en faisant apparaître la tension féconde qu’elle entretient avec l’analyse énonciative. Le modèle narratif, qui décrit les logiques du rapport d’objet, est régi par une structure binaire (un sujet est avec ou sans l’objet) engendrant entre les sujets des rapports de conflit ou de fusion. Le modèle énonciatif, qui déploie les dynamiques de la parole, relève en revanche d’une structure relationnelle ternaire [54] porteuse d’une harmonie ouverte à l’altérité et nourrie de la différence. C’est pourquoi les deux modèles pourraient bien se répondre l’un à l’autre comme le recto et le verso d’une même feuille de papier, ou encore comme les deux côtés d’une pièce de monnaie. Ils constitueraient deux types de développements possibles pour l’analyse figurative : ils seraient deux relectures possibles, situées en en contrepoint l’une de l’autre, des structures engagées dans le tissu figuratif et figural d’un texte. Ce que l’analyse narrative approcherait en « plein », du point de vue de l’énoncé par le biais du rapport d’objet, l’analyse énonciative le désignerait en « creux », à partir de l’énonciation et dans les inajustements de la parole. Et dans les déchirures de la forme narrative pourraient bien transparaître les lignes de la forme énonciative… L’histoire intellectuelle du CADIR vient en appui à cette proposition : c’est en effet le travail du narratif qui a initié, soutenu et guidé la découverte et l’élaboration de l’énonciation par les chercheurs.

Un prochain document (le quatrième du parcours inauguré ici) explorera cette correspondance entre narratif et énonciatif à partir d’une reprise des modèles et des pratiques de l’analyse narrative à l’intérieur du cadre théorique établi par le schéma de la parole (la distinction entre somatique, énonciatif et verbal).

– 2) Malgré son inachèvement partiel (en attente d’une ré-élaboration du narratif ) l’ »étape des structures » soulève avec insistance la question des effets de sens de la lecture, notamment de la lecture des textes bibliques [55], et de son opérativité somatique. Des lecteurs croyants la qualifieraient comme une expérience de la puissance salvatrice de la parole. Des lecteurs non-croyants, qui l’expérimentent tout autant mais avec des constructions signifiantes autres, parleraient peut-être d’une expérience de résilience. Il apparaît à présent non seulement comme envisageable mais comme nécessaire d’interroger la possibilité de proposer des modèles susceptibles d’en rendre compte. Un cinquième document, exposant ces questions, suivra donc la présentation de l’analyse narrative. Il aura la fonction d’un seuil, clôturant le parcours inauguré par ce numéro de Sémiotique et Bible en l’ouvrant sur un champ nouveau, d’ampleur infiniment plus vaste : celui des enjeux de « création » d’une parole de vie entendue comme telle.

La publication, dans de prochains numéros de la revue, de plusieurs articles rédigés par Olivier Robin y jalonnera la présentation de cette terre encore inconnue de la sémiotique, mais que la spiritualité a parcourue en tous sens :

– « La forme et sa lecture » interrogera la notion de « forme du texte » et la façon dont elle met un lecteur en travail.

– « L’animation de la lecture », rédigé sur la base de l’expérience vécue dans un séminaire de formation d’animateurs de lecture, montrera comment l’expérience, relue, de la lecture donne des modèles en vue de l’animation.

– « Vers une théologie de la lecture » présentera cette théologie où il est rendu compte du sujet en tant que sa vérité se révèle dans la liberté qui le conduit à choisir, par la mise en œuvre d’une volonté résultant des « affections » éveillées en lui par la lecture.

– « Synthèse et exemples : la joie » : cet article, fondé sur une lecture de Lc 24 menée dans le cadre d’un séminaire de formation à l’animation, balisera le chemin qui conduit à une sémiotique des affections.

– « Lecture de Lc 10, 38-42 » : ce dernier article, également appuyé sur plusieurs lectures collectives, interrogera le travail en train de se faire dans un groupe de lecture biblique et son rapport avec les modèles développés par le texte.

– 3) Un phénomène nouveau apparaît avec une insistance de plus en plus grande : en élaborant les structures de la signifiance, l’analyse énonciative inscrit toute lecture dans un jeu d’échos relancé de texte en texte comme une résonance de structures. Sa perception ouvre de plus en plus largement à une perception synthétique des textes bibliques comme réseaux de structures. Apparaît là une dimension « diatopique [56]«  qui tisse les structures entre elles comme le figural le fait des figures, invitant ainsi à ressaisir la Bible globalement, comme une construction entièrement structurale. Au CADIR, cette dimension diatopique a été particulièrement explorée par les recherches de Jean Calloud et de ses successeurs [57]. Mais elle apparaît tout autant en dehors du champ de la sémiotique, chez des exégètes pratiquant une lecture ouverte aux jeux et aux enjeux de la parole [58]. Ce constat suscite une question d’ordre théorique, et qui concerne toute exégèse : cette diatopie ne serait-elle pas inhérente aux lectures synchroniques, dès lors qu’elles engagent la dimension de l’énonciation ? Pratiquée au contact des textes bibliques, elle pourrait apparaître comme la puissante matrice d’une théologie biblique qui est l’un des fruits les plus plus goûteux de la lecture, depuis les temps patristiques jusqu’aux jours d’aujourd’hui.