Le modèle du « vitrail » et l’analyse énonciative,
A. Pénicaud

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La f.7 déploie les deux énoncés :

– Celui de Marthe (6b) associe une critique (7a) et une demande (7b). Les deux pièces de la focale convergent vers son refus de la relation de Marie avec le « Seigneur », et vers une volonté « mauvaise », motivée par un sentiment d’exclusion, de l’enfermer avec elle dans le service qui l’accapare.

– Celui du Seigneur (6d) corrige l’attitude de Marthe (7c) et valide celle de Marie (7d). L’entrée en matière qui l’a précédée (6a) situe cette comparaison bien autrement que comme une dévalorisation de Marthe : comme la proposition d’un chemin qu’elle est invitée à parcourir, et dans lequel sa sœur l’a précédée.

Ces pièces de la f.7 convergent également, mais vers l’importance centrale du choix de la « sœur » Marie. Elles le situent comme une chance donnée à Marthe, sa « sœur » lui étant offerte comme l’exemple du chemin ouvert par le « Seigneur » à tout humain. En-deçà s’indique la voie d’une relation fraternelle libérée de la jalousie. Revient ici en écho la présentation de Marie comme sœur de Marthe, et son association à son statut de disciple du « Seigneur ». Dans l’énoncé, les deux qualifications pourraient bien être liées : c’est en tant que « sœur » de Marthe que Marie est située dans la relation avec le « Seigneur ». Et c’est par Marthe qu’elle a eu la chance de le croiser : elle a donc pleinement accueilli le cadeau que lui faisait sa sœur. Qu’en sera-t-il de Marthe ?

La f.8 ressaisit :

– La demande de Marthe au « Seigneur » (7b), dont elle distingue l’énonciation (8a) et l’énoncé (8b) : elle cherche à dicter ses mots au « Seigneur », profitant de l’entendre de la « sœur » Marie pour lui faire quitter sa position de disciple enseignée par le maître. Apparaît alors une contradiction perverse entre l’appellation « Seigneur » et sa tentative pour capter la parole du « Seigneur » en l’instrumentalisant au profit de sa jalousie envieuse.

– La relecture critique faite par le « Seigneur » (7c) ne s’arrête pas à cette tentative malheureuse, mais remonte à l’attitude immanente dont elle est la manifestation. Elle met en évidence la puissance d’éparpillement responsable de sa dispersion (8c) et le rapport nécessaire, mais qui lui fait défaut, à l’unique dont il est « besoin » (8d). Apparaît là un manque radical, dont son absence à la relation avec le « Seigneur » n’était que l’expression.

– En vis-à-vis, la validation du choix de Marie (8e) développe la mention d’un choix, non de la « meilleure part » (traduction inexacte, et qui relève elle-même d’une logique de jalousie) mais de la « bonne part ». En promettant qu’un tel choix sera respecté (8f), le « Seigneur » Jésus ne se contente pas d’en confirmer la validité. Formulée sans auteur ni horizon de temps, sa promesse engage l’éternité : y résonne la promesse du « Seigneur » Dieu, sa fidélité qui ne se dément pas. La figure en creux du don divin apparaît ici, ouvrant du même coup sur le lieu divin la scène humaine de la rencontre. La présence de la « sœur » Marie à la relation avec le « Seigneur » se comprend là comme une figure de l’Alliance dans laquelle son choix l’a inscrite en réponse à la venue première de « il ».

L’antithèse entre les deux sœurs se précise en cette f.8 : ce qu’ « a » Marie apparaît comme ce qui précisément manque à Marthe : le choix du « un », seul à pouvoir préserver de l’aliénation au multiple. Apparaît ici, en filigrane de cet éparpillement, la figure d’un diviseur (c’est le mot grec translittéré dans l’appellation « diable ») responsable de l’absence de Marthe à la rencontre du « Seigneur » présent sous son toit, et de sa surdité à l’invitation constituée par sa présence. La proposition contenue dans la réponse du « Seigneur » à Marthe prend ici toute sa portée : elle est la proposition du salut.

La f.8 entre ainsi en résonance avec la f.1, dont elle développe et précise la problématique. Au terme de la lecture, accueillir « sous » un « il » qui est Jésus se comprend comme encourir le risque de se voir offrir par le « Seigneur » ce qu’il peut donner : lui-même, Dieu venu dans l’humain pour l’inviter à un entendre capable de le réajuster, mais aussi à la fraternité où s’accueille ce réajustement. C’est ainsi que l’ultime focale de l’énoncé développe et précise la problématique ouverte par la f.1.

b) Le développement de l’analyse énonciative

  • Présentation théorique : éprouver le « faire sens » de l’énonciation

Pour l’analyse énonciative l’élaboration du vitrail et la lecture des focales sont seulement un point de départ : elles constituent le débrayage qui ouvre les lecteurs à une perception nouvelle de l’énoncé comme espace énonciatif, c’est-à-dire comme forme manifestant une énonciation. Elles leur enseignent à la discerner de plus en plus distinctement dans l’énoncé, jusqu’à en permettre une perception synthétique apte à la saisir d’un seul regard. Ils en viennent peu à peu à discerner concrètement la forme énonciative de l’énoncé qu’ils ont sous les yeux. Désormais visibles, les lignes profondes qui organisent souterrainement le paysage signifiant de l’énoncé se déroulent devant eux comme un chemin repérable : ils découvrent qu’un texte parle.

Ils découvrent en même temps que ce texte leur parle, et même qu’il est en train de parler ici et maintenant dans leurs oreilles [42]. Ils expérimentent en effet que c’est leur lecture qui a, de fait, réactivé la puissance de parole inscrite en lui comme une forme dormante, en attente de vis-à-vis [43]. En portant vers eux cette parole latente, elle lui a donné une caisse de résonance où se « réaliser » elle-même. Sans lecteur en effet il n’y a pas de texte, mais simplement un « objet textuel » muet [44]. Cette découverte révèle les lecteurs à eux-mêmes comme lieu « réel » du sens.

La découverte se poursuit, les lecteurs « réalisant » du même coup que leur avènement au sens provient de leur rencontre avec la « signifiance » du texte. La signifiance est « ce par quoi les signes se font porteurs de sens » [45]. Ce « par quoi » n’est pas le sens du texte – puisqu’il n’est pas accessible [46] mais son « faire sens », la puissance de sens inhérente à sa « voix » de texte. Fr. Martin parlait à ce propos de « force énonciative » [47].

L’accès à la signifiance est comme une ouverture des yeux. Les lecteurs découvrent que la pure fiction du figuratif était aussi le support d’une histoire « réelle », la leur, écrite au présent de leur lecture : en leur montrant les acteurs d’un énoncé et leurs positionnements signifiants, l’énonciation les faisait partenaires de son dire, les instaurant eux-mêmes comme acteurs. S’ils pouvaient jusqu’ici l’assimiler aux seules figures de parole proposées par les énoncés, cela ne leur est plus possible. Le terme signifie à présent aussi, et même d’abord pour eux l’expérience « réelle » à laquelle les expose la lecture.

Cette découverte est une nouvelle anamorphose : elle fait basculer les lecteurs d’un voir qui considérait tout énoncé comme un tissage de figures vers l’entendre qui en accueille la voix dans l’actualité de la lecture. Tandis que le travail du voir soutenu par l’analyse figurative portait une élaboration conceptuelle, l’entendre auquel introduit l’analyse énonciative affecte un lecteur dans la « réalité » de son incarnation. Il ne s’agit plus simplement d’observer les jeux signifiants figurés par un énoncé, mais de les vivre.

Par cette anamorphose l’analyse énonciative conduit les lecteurs à s’expérimenter eux-mêmes comme le lieu visé par la parole des textes, éprouvant ainsi de plein fouet l’ « intransitivité » des textes [48]. Mais elle permet également à cette découverte de ne pas en rester à une dimension purement somatique où elle serait éprouvée comme le choc indicible d’un « effet de réel ». En l’assortissant d’une capacité à lire le « faire sens » d’un texte, elle invite les lecteurs à la traverser de façon débrayée. La construction et la lecture des focales montrent en effet que cette force signifiante tient exclusivement à la forme de l’énoncé, c’est-à-dire à la disposition relative des scènes et aux réseaux signifiants qu’elle tisse. Elle devient ainsi lisible, mettant les lecteurs à même d’identifier la puissance de sens qui les traverse et les travaille dans leur lecture.

Il ne s’agit pas là de chercher à coïncider avec des énoncés qu’il s’agirait de saisir. En effet cette découverte est tout le contraire d’une mainmise conceptuelle. Le discernement de l’énonciation à partir du choc de la signifiance appelle plutôt la formulation d’hypothèses interprétatives sans cesse à préciser, toujours à reprendre. Leur formulation est libératrice indépendamment de leur justesse toujours relative. En effet toute lecture est traversée de fait par la signifiance d’une énonciation. Elle se déploie du seul fait de la lecture, et pour chaque lecteur individuellement : en se situant face à la forme de l’énoncé il en réactive pour lui, mais aussi en lui la capacité à faire sens. Apprendre à en discerner la présence lui enseigne surtout la vigilance nécessaire pour l’accueillir de façon à assumer toujours davantage le « devenir énonciataire » auquel l’invite le vis-à-vis de la « voix du texte ». Tenter d’en formuler les enjeux l’éclaire sur les accents de cette « voix », mais tout autant et peut-être plus encore sur lui-même.

  • Illustration

Un nouveau retour sur les v. 10,38-42 illustrera ces propositions. Le travail réalisé sur les focales permet en effet d’en découvrir une vision synthétique, la considérant comme une forme énonciative désormais aisément repérable, et par conséquent lisible.

Cette forme est celle d’une situation somatique (1a) dont l’énoncé déploie les effets (1b).

– Cette situation, un accueil de « il » par Marthe, est présentée comme un rendez-vous rapporté à l’initiative de « il » (2a), auquel répond aussitôt le désir de Marthe (2b).

– Les effets de ce rendez-vous interviennent dans un espace intime nettement différencié de l’espace public du village : il s’agit en effet d’un vis-à-vis entre « il », devenu le « Seigneur », et les deux femmes qui se présentent face à lui : la « sœur » Marie (2c) et Marthe (2d). Si toutes deux le reconnaissent comme « Seigneur », la différence de leurs attitudes révèle des interprétations opposées de cette identité. Dans les deux cas la procédure de présentation suivie par l’énoncé est identique : chacune des actrices est d’abord figurée en elle-même, puis représentée dans son accueil du « Seigneur ». Et cet accueil, situé dans la dimension somatique, se prolonge par une figure d’énonciation : la « sœur » Marie, assise aux pieds du « Seigneur », se concentre sur l’entendre (3b) tandis que Marthe, aliénée par le service, interrompt la scène par son dire intrusif (2d). Apparaît donc ici le théâtre d’une interprétation contradictoire : la « sœur » Marie reçoit le « Seigneur » en s’ajustant sur ce qu’il est, et Marthe l’inscrit dans les logiques sociales humaines.

Cette scène, racontée par le texte, est aussitôt reprise dans la parole de deux des acteurs. En effet l’intrusion de Marthe se prolonge par un énoncé qui en propose sa lecture, greffant ainsi un second niveau d’interprétation sur l’interprétation somatique montrée précédemment. Une nouvelle fois l’énoncé fait place à deux points de vue contradictoires.

– Marthe (6b) critique vivement une rencontre dont les deux partenaires lui semblent mus par l’indifférence à son égard (7a). Elle en appelle même à la parole du « Seigneur » contre elle-même, puisqu’elle lui demande d’ordonner que cesse l’entendre attentif de sa « sœur » Marie (7b).

– Le « Seigneur » ne répond pas à cette réprimande mais en considère l’auteur. Il réagit au dire de Marthe comme à un appel auquel répond son propre appel à entrer à son tour dans l’entendre (6c). L’exposé de son point de vue suit cette invitation. Il ressaisit les figures (somatiques, énonciative, verbales) qui qualifient Marthe et Marie pour les redisposer sous une tout autre lumière. Apparaît là une interprétation inverse de celle de Marthe, puisqu’elle souligne l’égarement manifesté par son agitation (7c) et la justesse du comportement de Marie (7d). La rencontre des deux lectures désigne ce que « voit » ici le « Seigneur » : le « bon » choix, c’est-à-dire le choix exclusif du « bon » fait par Marie (8e), est cela seul qui manque à Marthe (8d). La promesse qui achève l’énoncé (8e) relie implicitement le point de vue développé dans ces versets par le « Seigneur » à celui du Tiers divin, absent figurativement de l’énoncé mais que cette conclusion situe comme le point de fuite à partir duquel s’en comprend la cohérence.

Par sa seule construction – une situation vécue et interprétée de façon contradictoire par ses acteurs, puis une interprétation également contradictoire de ces interprétations – l’énonciation du texte met ainsi au centre de la perspective la question de l’interprétation. Elle engage ainsi les lecteurs à en découvrir, non plus intellectuellement mais par une expérience concrète, la dépendance vis-à-vis du cadre dans lequel elle intervient – et par conséquent sa puissance de manifestation eu égard à ce cadre : Marthe vit et lit du point de vue de la « terre » une scène que sa « sœur » Marie vit et que le « Seigneur » lit du point de vue du « ciel ». S’ouvre là comme un vertige, invitant chaque lecteur à reconsidérer à la fois ses comportements (comment il vit) et ses interprétations (comment il lit) à partir d’un point de vue ouvert sur la prise en compte d’un Tiers divin. Il y expérimente que toute interprétation est un choix, et qu’il situe son auteur au-delà de ce qu’il en comprend lui-même [49].

C’est ainsi que l’énonciation du texte donne à qui veut bien l’entendre une leçon de lucidité. L’accueillir sera d’autant plus aisé – ou malaisé, c’est selon – qu’existeront des échos de figures entre la situation des deux sœurs et celles que connaît un lecteur. Mais si ces échos n’existent pas (la situation relatée par le texte étant étrangère à l’expérience de ce lecteur) l’effet de miroir n’en sera pas moins possible. La question de l’interprétation, de sa subjectivité et de ses implications… n’est-elle pas au cœur de toute situation humaine ?

c) L’achèvement de l’analyse énonciative

  • Présentation théorique : le don des structures, un embrayage

Le terme de l’analyse est un embrayage qui porte à son achèvement le processus d’anamorphose décrit ci-dessus : s’y découvre un point de vue autre, où la forme énonciative construite précédemment s’efface à son tour au profit de la signifiance qui la structure.

Cette découverte, souvent instantanée, peut être donnée – parfois d’emblée – dans une intuition bouleversante. Tenter de décrire la logique qui préside à son avènement la situe en revanche comme le fruit du long chemin d’analyse qui l’a précédée [50]. En effet l’énonciation discernée dans la seconde étape de l’analyse fait apparaître la récurrence de dispositifs qui traversent à la fois le somatique et l’énonciation. Représentés à tous les niveaux d’un énoncé, ils y sont figurés de bien des façons : en positif mais aussi en creux, par des modèles ajustés ou faussés. Lorsque cette récurrence est perçue, l’énonciation se présente d’un coup dans une clarté comparable à la transparence d’une eau pure. L’épaisseur des figures s’y résout dans la limpidité des structures : cette découverte resitue en effet les différentes scènes associées par un énoncé comme autant d’habillages figuraux de ces structures, ou encore comme une chair qui voilerait et dévoilerait l’assemblage osseux dont elle est soutenue.

S’y donne(nt) à voir, dans une évidence souvent aveuglante de simplicité, le(s) lieu(x) de sens visés par l’énonciation. Ces structures signifiantes sont les structures de l’énonciation. Repérables à partir des récurrences manifestées aux différents étages d’un énoncé elles désignent l’énonciation qui en organise le retour et leur confère leur forme signifiante. Lues aux échos et écarts entre les différents dispositifs, eux-mêmes formels, représentés par l’énoncé, elles se donnent comme des structures de structures.

Les structures ainsi discernées dans la transparence des dispositifs de figures n’ont rien à voir avec une reformulation conceptuelle. Elles sont plutôt des formes matricielles, où l’ensemble de l’énoncé se trouve à l’état de germe. Les discerner permet d’accueillir la signifiance d’une énonciation bien autrement que comme un savoir : comme un appel à ouvrir l’oreille pour enfin ouvrir les yeux. Elles donnent en effet à entendre la « voix du texte » portant une proposition de sens vers les oreilles d’un lecteur. En parlant, cette « voix » en vient à raconter l’histoire du travail qu’elle est en train d’opérer en ce lecteur. Les figures reviennent ici, mais éclairées par les structures dont elles sont l’habillage, et devenues comme une représentation parabolique qui manifeste et désigne les lieux de l’énoncé qui, par l’énonciation, visent le lecteur [51]. Quelle que soit la porte par laquelle il entre dans ce texte (énonciation réelle ou figurée, et par des figures somatiques ou énonciatives) il ne peut manquer de s’y trouver confronté puisqu’elles sont partout. Il entre alors, le sachant ou non, dans un jeu d’échos qui l’invite sans violence au sens.

Le savoir qu’un lecteur acquiert là ne lui permettra jamais de mettre la main sur « le » sens, puisqu’il n’y a, rappelons-le, pas accès. Il n’y a donc lieu pour lui que d’accueillir le sens suscité en lui par sa confrontation avec la signifiance. Voici le bénéfice de cet accueil : la découverte de ces structures lui permet de mieux comprendre le lieu de sens travaillé en lui par la lecture, et de s’en trouver éclairé.