Le modèle du « vitrail » et l’analyse énonciative,
A. Pénicaud

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b) Le vitrail, ou l’énoncé vu comme un espace énonciatif

Si donc le relief distribue les scènes figuratives, représentant ainsi l’énoncé comme un espace, le vitrail en signale les lignes organisatrices, qu’il rend visibles en soulignant chaque changement de scène. Ce jeu de traits figure les mouvements de l’énonciation, redessinant ainsi l’énoncé comme un espace énonciatif : chaque trait désigne en effet une nouvelle mise en œuvre du débrayage.

La différence opérée par le relief entre les deux axes de la succession et de l’emboîtement trouve un écho dans la distinction de deux types de débrayage : la succession relève d’un débrayage énoncif, et l’emboîtement d’un débrayage énonciatif. Pour mieux en situer la différence rappelons que le débrayage est l’opération logique par laquelle un sujet de l’énonciation, caractérisé comme un syncrétisme de « je – ici – maintenant », se projette dans son énoncé sous la forme inversée de ces « non je – non ici – non maintenant” que sont les acteurs, les espaces et les temps. Comme l’indiquent leurs dénominations, le débrayage énoncif est le débrayage qui donne naissance aux acteurs de l’énoncé et le débrayage énonciatif celui qui produit les acteurs de l’énonciation [26]. En voici une représentation :

– Le premier débrayage (le débrayage énoncif) n’est pas figuré dans l’énoncé puisqu’il intervient en deçà de lui, comme ce qui en soutient le déroulement linéaire. Sous-jacent à l’énoncé, il n’en est pas moins actif en lui : chaque changement figuratif intervenu sur l’axe de la succession correspond à une nouvelle inflexion de la « voix du texte », à une nouvelle modulation de ce débrayage énoncif.

– Le second débrayage (le débrayage énonciatif) est figuré à l’intérieur de l’énoncé, où il est représenté par le dire des acteurs. Il correspond ainsi à une délégation de parole consentie par la « voix du texte » aux acteurs de l’énoncé [27].

Comme le montre le schéma l’espace énonciatif fait aussi part à l’embrayage de l’entendre. Là encore, deux cas sont à distinguer.

– Les embrayages énonciatifs sont figurés à l’intérieur de l’énoncé, où ils sont représentés par l’entendre comme la façon dont un énoncé verbal rejoint le lieu somatique d’un acteur [28]. Leur représentation achève de déterminer la forme de l’énoncé : tandis que le dire opère (au moins potentiellement) le passage à un niveau supérieur d’énoncé, l’entendre replie ce niveau sur le précédent.

– Les embrayages énoncifs ne peuvent être figurés par un énoncé, puisqu’ils constituent son travail « réel » sur les lecteurs : la guidance par laquelle il les conduit vers une position ajustée sur son énonciation [29].

Par la mise en évidence des débrayages et des embrayages qui tissent un énoncé, le vitrail établit comme une radiographie de son énonciation : il décrit la forme unique prise par cette « voix ». Il la dessine comme une diaprure de débrayages immanents (les débrayages énoncifs qui organisent la succession des scènes de l’énoncé) sur laquelle l’échafaudage complexe des débrayages et des embrayages énonciatifs figurés par l’énoncé construit un empilement de scènes.

3. Réaliser le « vitrail » d’un énoncé

a) Le principe du vitrail : un découpage par focales

  • Théorie

Tout découpage détermine sa règle. Un découpage thématique dresse le plan d’un texte, qu’il divise en partie, sous-parties, etc… Un découpage structurel en construit la forme littéraire en s’appuyant sur les parallélismes d’expressions et de mots. Un découpage rhétorique l’organise à partir des agencements décrits par l’éloquence oratoire. La catégorie de découpage retenue pour le vitrail est la « focale« , terme emprunté au vocabulaire de la photographie :

La focale détermine l’angle de champ de l’objectif, c’est-à-dire l’angle que va pouvoir capter votre appareil photo. Plus cette distance est grande, plus le champ de vision est restreint. Une focale longue correspond ainsi à un angle de champ serré, tandis qu’une focale courte correspond à un grand angle de champ [30].

Parler de focale postule donc un rapport entre l’ampleur du champ couvert et la précision du regard qui l’observe : une focale courte capte un champ d’étendue maximale avec une finesse d’observation minimale. Inversement, une focale longue capte un champ minimal avec une précision de regard maximale.

Appliqué aux textes, le concept de focale désigne le principe qui détermine le découpage du vitrail : considérer un énoncé comme une totalité de sens, un « micro-univers » qu’il est possible d’observer à différents niveaux de grossissement. Cette observation différenciée permet d’observer chacun de ces niveaux en lui-même, et de le découvrir constitué à la manière d’un vitrail (ou d’un puzzle) par l’assemblage de plusieurs scènes figuratives [31]. A chaque niveau de focale, une scène figurative apparaît comme un dispositif d’acteurs dans un espace et dans un temps. Cependant cette scène se décompose à son tour, à la focale suivante, en unités figuratives de taille inférieure qui en affinent le dispositif. A son tour cette nouvelle focale distingue et relie de nouvelles scènes figuratives. Le découpage se poursuit ainsi jusqu’à la focale la plus élevée, constituée de scènes « minimales », qu’il n’est pas possible de découper en unités inférieures.

Le système de découpage élaboré par les focales fonctionne ainsi par emboîtement, à la manière des poupées russes. Les scènes intervenues dans une focale englobent celles de la focale suivante, qui en constituent un découpage interne. Ainsi inscrite dans celle qui la précède, chaque focale en propose un développement affiné par une vision plus précise. Ce système d’emboîtements affecte à chacune des scènes de l’énoncé une place hiérarchique dans sa forme globale [32] : il devient un fragment du vitrail qu’elle constitue.

  • Illustration

Une reprise du texte choisi pour la présentation du relief (la rencontre de Jésus avec Marthe et Marie, en Lc 10,38-42) permettra d’illustrer ce principe de découpage par focales.

La f.1 est construite par un regard examinant l’ensemble de l’énoncé pour en discerner les articulations principales, c’est-à-dire les pièces dont l’imbrication lui donne forme. Elle distingue deux morceaux dans l’énoncé : la rencontre entre « il » (c’est la première désignation de Jésus dans le texte) et Marthe, et l’accueil « sous » de celui qui sera identifié progressivement comme « Seigneur ». Aux deux fragments correspondent deux localisations temporelles : le premier fragment est « dans le eux router… » et le second dans le temps où « elle (la « sœur » Marie) entendait sa parole ».

Le passage à la f.2 est opéré par un effet de zoom : le regard observe séparément chacun des morceaux de la focale précédente pour en décrire la disposition en repérant les fragments qu’elle associe. Ainsi la rencontre entre « il » et Marthe associe deux étapes : la venue de « il » dans un village, et la réception de Marthe. De même l’accueil est formé par deux vis-à-vis, d’abord entre la « sœur » Marie et la « parole » du « Seigneur », puis entre Marthe et le « Seigneur ».

La f.3 provient d’un nouveau grossissement : le regard considère à son tour chacune des pièces constitutives de la f.2 pour en identifier le montage interne.

– La venue de « il » et son accueil par Marthe ne peuvent être décomposés en éléments de taille inférieure, parce que ces scènes correspondent à une configuration simple d’acteurs dans un espace et un temps. Voici la scène constituée par la venue de « il » : cet acteur est situé dans un temps (« dans le eux router ») et dans un espace (« il entra dans un village » ). Et la scène de l’accueil de Marthe : « une femme » (acteur) « le reçut sous » (temps et espace). Il n’y aura donc pas de f.3 pour ces scènes, dont le découpage s’arrêtera en f.2.

– Les deux derniers fragments (le vis-à-vis de la « sœur » Marie avec la « parole » du « Seigneur » et celui de Marthe avec le « Seigneur ») peuvent encore être décomposés. Pour la « sœur », on distinguera son identification (son appartenance à Marthe comme « sœur » et sa nomination : « et lui était (= elle avait) une sœur appelée Marie »), et la façon dont elle accueille le « Seigneur » (« s’étant assise à côté vers les pieds du Seigneur, elle entendait sa parole. »). Pour Marthe, on distinguera son rapport au service (« Mais Marthe était embrassée autour autour de beaucoup de service »), et la façon dont elle s’inscrit dans la rencontre entre la « sœur » Marie et le « Seigneur » (« S’imposant, elle dit : « Seigneur, il ne t’importe pas que ma sœur seule m’ait laissée servir, etc [33]… »).

La f.4 braque l’objectif sur les vis-à-vis avec « le Seigneur » de la « sœur » Marie et de Marthe.

– Pour la « sœur » Marie, seul le fragment mentionnant sa relation au « Seigneur » peut encore être décomposé : on y discerne un énoncé somatique de niveau 0 (le dispositif des corps : « s’étant assise à côté vers les pieds du Seigneur ») et une position énonciative dans l’entendre (« elle entendait sa parole »). La construction des focales s’arrête là en ce qui la concerne. Il s’agit en effet de dispositifs figuratifs minimaux (une configuration d’A,E,T), dont l’observation ne peut être affinée davantage.

– Pour Marthe, la forme de l’énoncé invite à développer encore le dispositif de son intrusion dans le tête-à-tête de la « sœur » Marie avec le « Seigneur ». La f.4 distingue entre le somatique de niveau 0 (« S’imposant ») et l’énonciation prolongée par le niveau 1 (« elle dit : Seigneur… »).

La f.5 s’intéresse à ce dialogue, seul à pouvoir être décomposé. Elle y distingue la réprimande adressée par Marthe au « Seigneur », et la réponse par laquelle celui-ci la réajuste.

La f.6 examine chacun de ces morceaux.

– Dans la remontrance de Marthe, elle distingue entre son énonciation (une remontrance) et l’énoncé où elle se développe.

– De même dans la réaction de Jésus, elle différencie l’énonciation (un appel répété à Marthe) de l’énoncé qui la prolonge.

La f.7 scrute à son tour chacun des deux énoncés.

– Dans celui de Marthe elle distingue une demande et une critique.

– Dans celui du « Seigneur », une relecture corrective de l’attitude de Marthe, et une validation de celle de Marie.

La f.8, la dernière, examine les trois fragments encore susceptibles d’être divisés :

– La demande de Marthe, où elle différencie la demande elle-même de ce qui est demandé.

– La relecture corrective du « Seigneur », où à la dispersion de Marthe est opposé le « un » dont « il est besoin ».

– La validation de l’attitude de Marie, qui associe la figure d’un choix et la promesse qu’il sera respecté.

  • Règles pour l’élaboration du vitrail

Dans la pratique le modèle du vitrail est obtenu à partir du relief, par surimposition progressive des traits signalant les différentes focales. Comme les calques d’un logiciel de dessin ces traits sont ainsi appliqués par couches successives.

Voici une représentation de ce feuilletage, suivie d’une indication de ses principes concrets d’élaboration :

– 1) Chaque focale est soulignée par un trait vertical situé sur la droite du relief. Il est barré par des trait horizontaux, qui traversent l’énoncé pour y signaler les articulations internes de la focale.

– 2) La différence des focales est soulignée visuellement, de préférence par des couleurs contrastées pour faciliter l’observation (par ex. : f.1 jaune, f.2 rose, f.3 bleu, f.4 vert, f.5 orange, f.6 violet, f.7 vert-jaune, f.8 gris, f.9 marron…). On peut aussi procéder par un dégradé de gris.

– 3) Les focales sont décalées les unes par rapport aux autres. La première focale est située sur la droite du relief, et les focales suivantes lui succèdent en allant vers la gauche.

– 4) Chaque focale est indexée de façon à ce que ses fragments puissent être clairement identifiés. Le système proposé ici, adopté récemment, indexe les fragments d’une focale sur la succession des lettres de l’alphabet, et inscrit le numéro de la focale dans le fragment du haut [34].

  1. b) Un exemple de vitrail : Lc 10,38-42