A.Fortin- A. Pénicaud, 1 Rois 3, 16-28

A.FORTIN- A. PENICAUD, L’énonciation au service du jugement de Salomon (1 Rois 3, 16-28), Sémiotique et Bible n° 107, 2002. Télécharger en pdf p. 1/

INTRODUCTION

Comment engager l’analyse ? En d’autres termes : comment passer de l’appréhension directe d’un texte à l’analyse sémiotique ?

  • DECOUPER UN TEXTE : DE LA PREMIERE LECTURE A L’ANALYSE DISCURSIVE

Le premier geste qui sépare l’analyse de la lecture est le découpage du texte. Dans une approche intuitive, c’est-à-dire tel qu’il se donne à voir à la première lecture, le déroulement linéaire du texte semble pouvoir être organisé comme l’enchaînement de cinq étapes distinctes : – L’appel au jugement de Salomon (3, 16) – L’exposé du litige, exposé qui prend la forme d’un récit où sont relatés les événements qui ont conduit les femmes devant le roi (3, 17-22), – L’épreuve qui fonde le jugement : l’ordre de couper l’enfant en deux et ses suites (3, 23-26) – Le prononcé du jugement par Salomon (3, 27) – Le jugement d’Israël à propos du jugement de Salomon (3, 28).

Mais pour opérer ce geste fondateur du découpage l’analyse sémiotique se donne des critères d’observation plus précis, construits sur la base des convergences d’acteurs, de temps et d’espaces. En effet elle appréhende tout texte comme un déploiement d’acteurs dans des temps et des espaces. Voilà qui fonde la notion de « scène discursive » : une scène discursive est un fragment de texte où se déploie une configuration d’acteurs dans un espace et un temps donnés – ce qui correspond à la notion de scène dans le théâtre classique -. L’analyse sémiotique commence ainsi par découper le texte en « scènes discursives ». Pour ce qui est du jugement de Salomon, un tel découpage ramènera ainsi les cinq étapes perçues à la lecture à trois scènes discursives. L’unité d’acteurs, de temps et d’espace permet en effet d’associer respectivement la première et la seconde étape (l’appel au jugement et l’exposé du litige), ainsi que la troisième et la quatrième (l’épreuve ordonnée par le roi et le jugement). D’où la proposition suivante qui distingue trois scènes, nettement différenciées par leurs acteurs, leurs temps et leurs espaces : – l’exposition des faits (16-22) – le jugement du roi (23-27), – le jugement d’Israël sur le jugement du roi (28).

  • ENONCE ET ENONCIATION ENONCEE

Mais ce premier regard, porté sur le texte à partir des acteurs, des temps et des espaces, ouvre sur une seconde distinction. Elle concerne la position des différents acteurs par rapport à l’énonciation du texte.

Qu’est-ce que l’énonciation ? Le mot provient de la linguistique. Il y désigne la mise en œuvre concrète de la parole. L’énonciation c’est le « dire », dont résulte un « dit » que la linguistique désigne comme un « énoncé ». Tout texte est ainsi par définition un énoncé, en tant qu’il est le résultat d’un acte de parole (d’une énonciation). Les acteurs, les temps et les espaces qui s’y déploient sont donc des acteurs, des temps et des espaces énoncés.

La sémiotique appréhende l’énonciation dans un sens quelque peu différent. Elle ne s’intéresse pas à la situation concrète de l’énonciation mais aux marques que l’on en trouve dans l’énoncé. En partant ainsi de l’énoncé, l’énonciation n’est plus conçue comme un acte concret – d’un tel acte on ne sait rien dire, sinon qu’il a eu lieu – mais comme un présupposé « logique » : comme le « cadre implicite et logiquement présupposé par l’existence de l’énoncé » (Dictionnaire, p 125, « Énonciateur »). Et l’énonciateur réel du texte (l’auteur) cède corrélativement la place à une « instance » d’énonciation qui devient « une instance linguistique, présupposée par l’existence même de l’énoncé (qui en comporte les traces ou marques) » (Dictionnaire, p 126, « Énonciation »). L’énoncé textuel, dans son déroulement, renvoie donc à cette instance dont atteste la présence du texte : elle s’y définit comme un « lieu » inaccessible, mais désigné comme le point focal à partir duquel tiennent ensemble les divers enchaînements de figures.

La tension entre énoncé et énonciation traverse les textes eux-mêmes. Elle s’y répercute dans le clivage intervenu entre « acteurs du récit » et « acteurs du discours ». En effet, les acteurs mis en jeu dans les textes peuvent être traités comme des acteurs énoncés. Désignés comme des « ils » dont le texte raconte l’histoire, ce sont des acteurs du récit. Mais ils peuvent aussi y prendre la parole sur le mode du « je ». Ils deviennent alors des acteurs du discours, accédant à l’énonciation énoncée.

Le texte du jugement de Salomon témoigne de cette tension entre énoncé et énonciation énoncée. Ses différents acteurs – les femmes, le roi, les enfants, l’épée, Israël – sont déployés tantôt dans le récit, et tantôt dans le discours. Il en va ainsi des deux femmes. En s’ouvrant sur la mention de leur intercession auprès du roi (« Alors, deux femmes prostituées vinrent chez le roi et se présentèrent devant lui »), le texte les situe avant tout comme des actrices énoncées, des actrices du récit. Mais il les inscrit également sur la ligne de l’énonciation énoncée en leur faisant prendre aussitôt la parole : « L’une des femmes dit : Pardon ! mon seigneur » (17). Cependant la femme qui parle raconte son histoire, et celle de sa compagne, ce qui leur redonne à toutes deux un statut d’actrices énoncées. Dès la première scène discursive (l’exposition des faits), les femmes se trouvent ainsi inscrites dans un emboîtement complexe de positions énonciatives [1]. Salomon, pour sa part, intervient d’abord dans le texte comme un acteur de l’énoncé : c’est son statut durant l’ensemble de la première scène discursive (« Deux femmes vinrent trouver le roi » – 16). La seconde scène discursive le situe à son tour dans l’énonciation énoncée : « (Le roi) dit :  L’une dit… et l’autre dit » (23). Elle prend la forme d’un dialogue, alternant les énonciations énoncées du roi et des deux femmes : « Alors la femme dit au roi »… (26) « Mais l’autre dit » (26)… « Et le roi, prenant la parole, dit »(27). En revanche, la troisième scène discursive est entièrement cantonnée dans l’énoncé. Elle consiste dans un bref récit : « Tout Israël apprit le jugement que le roi avait prononcé. Et l’on craignit le roi, car on vit que la sagesse de Dieu était en lui » (28). Cet énoncé dispose dans le texte un troisième niveau de récit, postérieur par rapport au jugement, qui était lui-même postérieur aux faits racontés par les femmes.

Le jugement de Salomon se présente ainsi comme un mille-feuille, dans lequel l’entrecroisement des énonciations tisse trois couches d’énoncés : l’histoire des deux femmes dans leur maison avec leurs nouveaux nés, l’histoire du jugement prononcé sur leur litige par le roi Salomon, et l’histoire d’Israël, apprenant à reconnaître les mérites de son roi.

  • COMMENT LIRE LE JUGEMENT DE SALOMON ?

Les remarques faites pour le jugement de Salomon valent pour n’importe quel autre récit : tous les récits croisent sans cesse ces deux lignes de l’énoncé (ce qui est raconté des acteurs) et de l’énonciation énoncée (leurs prises de parole). Le texte que nous lisons ne fait donc pas exception à la règle. Mais la question de l’énonciation prend ici une importance capitale du fait qu’il s’agit d’un récit de jugement. Lorsqu’elles en appellent à la juste sentence du roi, les femmes le mettent en demeure de prononcer une parole qui tranche entre leurs énoncés sur la base de deux énonciations contradictoires, toutes deux hautement suspectes. Ce dilemme met à l’épreuve la sagesse de Salomon, et la première activité de cette sagesse consistera à discerner, les énonciations derrière les énoncés, et à démêler les multiples brouillages opérés par le texte en écoutant les énonciations plus que les énoncés.

Cette lecture vise à rendre compte des procédures et des voies de cette sagesse. C’est pourquoi elle procèdera à la manière de Salomon lui-même. Tout en s’intéressant aux énoncés enchaînés par le texte elle tentera d’en mettre en évidence les énonciations. Si elle suit, au travers de la succession des scènes discursives, la construction figurative des acteurs, des temps et des espaces, elle le fera de ce double point de vue des énoncés et des énonciations, en veillant toujours à donner le dernier mot à l’énonciation.

I) PREMIERE SCENE DISCURSIVE : L’EXPOSITION DES FAITS

Cette première scène discursive est définie, comme cela a été dit plus haut, par son unité d’acteurs (les deux femmes et leurs bébés), de lieu (la « maison » habitée par les deux femmes), et de temps (la période de leur accouchement). Mais ce point de vue incite à la décomposer, en rigueur de termes, en deux scènes successives : d’abord le temps des accouchements, puis la mort de l’un des enfants et ses suites.

  • 1) L’ACCOUCHEMENT DES DEUX FEMMES : LE TEMPS DE L’INDISTINCTION

« Alors deux prostituées vinrent se présenter devant le roi. L’une dit : « Je t’en supplie, mon seigneur ; moi et cette femme, nous habitons la même maison, et j’ai accouché alors qu’elle s’y trouvait. Or, trois jours après mon accouchement, cette femme accoucha à son tour. Nous étions ensemble, sans personne d’autre dans la maison ; il n’y avait que nous deux. » (16-18) 

  • A) L’ENONCE

Le dispositif discursif associe deux femmes qui habitent ensemble dans la même maison, sans personne d’autre. Ces femmes exercent le même métier (ce sont des prostituées) et sont dans le même état, toutes deux en fin de grossesse. Leurs accouchements délimitent une durée de trois jours, incluse dans la durée plus imprécise de cette première scène discursive. Qu’est-ce que le texte donne à voir de ces deux actrices ?

Il les déploie d’abord en elles-mêmes, dans leur mode de vie ordinaire. Il caractérise ce mode de vie comme une solitude « à deux ». Solitude paradoxale, puisque les prostituées sont professionnellement en contact avec quantité d’hommes. Mais ce défilé même fait d’elles des femmes sans hommes : « Nous étions ensemble, sans personne d’autre dans la même maison ». Cette solitude est marquée de plusieurs façons par la confusion. Il y a d’abord confusion des identités : tout ce qui est dit de l’une des femmes l’est aussi de l’autre, et leur « vivre ensemble » se transforme en une similitude absolue. Elles habitent le même lieu, exercent le même métier. La confusion gagne aussi les personnes. Elles constituent une sorte de couple, sans aucun tiers entre elles pour les différencier : « Nous étions ensemble, sans personne d’autre dans la même maison ; il n’y avait que nous deux ».

Le texte évoque aussi leurs accouchements quasiment simultanés. Il s’agit d’accouchements plutôt que de naissances : ils concernent davantage les femmes que les enfants. Ainsi les verbes qui en rendent compte sont construits de façon absolue, c’est-à-dire déliés de tout objet : « j’ai accouché…Or, trois jours après mon accouchement, cette femme accoucha à son tour » (17-18). L’absence de mention des bébés est à souligner. Un dictionnaire définirait l’accouchement comme la naissance d’un enfant ? Le texte en fait plutôt un état, dans lequel les deux femmes entrent l’une après l’autre. Le délai de trois jours qui sépare ces entrée est l’unique différence posée par le passage entre les deux femmes. Cette différence n’est d’ailleurs que mentionnée, elle reste en suspens dans le texte comme une différence virtuelle. Est-elle l’amorce d’une distinction à venir ou le support d’une assimilation supplémentaire ? Qu’est-ce en effet qu’une différence de trois jours entre deux bébés ? La confusion risque alors de s’étendre des mères jusqu’aux enfants, deux fils nés presque en même temps et qui ne sauraient donc être réellement distingués.

Quoiqu’il en soit de ces développements ultérieurs, leurs accouchements mettent les deux femmes en possession d’un nouveau-né. La confusion fait retour ici, pour caractériser leurs rapports à leurs enfants. L’une et l’autre vit avec son fils dans le « corps à corps », comme le donnera à voir la suite du texte : « Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi… et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. » (19-20).

Le texte établit ainsi les femmes dans un état initial d’indistinction. Elles ne vivent pas ensemble comme des individus différenciés, mais plutôt comme une « association de femmes-avec-bébés ». Dans cette association, les enfants n’ont pas d’importance en eux-mêmes : dépourvus de toute existence autonome, ils ne sont porteurs d’aucune charge affective.

  • B) L’ENONCIATION

Mais les femmes plaident leur cause auprès du roi, et leur prise de parole instaure un décalage vis-à-vis de ce que l’énoncé donnait à entendre. Tandis que celui-ci insistait sur l’indistinction d’une solitude à deux, l’énonciation s’entend comme un appel personnalisé : « Je t’en supplie, mon seigneur… » (17) L’inachèvement même de la supplique déplace l’accent sur les acteurs, mettant en présence le « je » individuel de la plaideuse et son « seigneur ». En l’absence même de tout contenu, la simple formulation de cette demande est, de soi, un acte de différenciation.

Il n’est pas sans intérêt que l’appel de la femme fasse surgir un tiers. Salomon est le premier acteur étranger qui, depuis le début du texte, intervienne dans la vie fusionnelle des femmes. Voilà qui éclaire rétrospectivement la solitude des femmes et leur confusion. L’absence de père, ou du moins le manque d’homme à la maison empêchait toute parole autre, qui aurait pu fonder une quelconque distinction entre les femmes. Les hommes qui se contentent de passer dans leur vie ne sont « personne » (18) au regard d’un possible témoignage. Et de même les enfants, ces « non parlants » impuissants au témoignage.

Mais il est notable que l’appel demeure inachevé : dépourvu d’énoncé, il s’arrête au seuil de la déconfusion. Aucun mot ne vient caractériser la femme qui le prononce par différence avec l’autre. Dans ce mouvement avorté de différenciation, la supplique au roi ne fait en fin de compte que renforcer l’embrouillement caractéristique de ce début de texte.