A.Fortin- A. Pénicaud, 1 Rois 3, 16-28

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II) DEUXIEME SCENE DISCURSIVE : LE DEROULEMENT DU JUGEMENT

Sa parole marque le début d’une seconde scène discursive, qualifiée au début de cette étude comme « le jugement du roi ». Deux ruptures intervenues au plan actoriel permettent de distinguer cette scène : l’intervention de l’épée, et celle du « on ». Ce jugement enchaîne trois étapes : l’ordre donné par le roi, la réaction des femmes, et le prononcé du verdict. Ces étapes seront examinées l’une après l’autre, du double point de vue des énoncés et de l’énonciation.
  • 1) L’ORDRE DONNE PAR LE ROI

«Ainsi parlaient-elles devant le roi. Le roi dit : « Celle-ci dit : « Mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort ; et celle-là dit : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant ». Le roi dit : « Apportez-moi une épée ! » Et l’on apporta l’épée devant le roi. Et le roi dit « Coupez en deux l’enfant vivant et donnez-en une moitié à l’une et une moitié à l’autre. » (23-24)

Les femmes se parlent donc l’une à l’autre. Le roi n’est ici qu’une figure du « lecteur modèle » construit par leur discours. Mis en demeure de trancher entre l’une et l’autre, c’est-à-dire de s’engouffrer dans le chausse-trappe de la coupure masquée entre les mots et les choses, entre l’imaginaire et le réel, il fait preuve de sa sagesse en ne s’engageant pas dans cette voie. Salomon est sage. En deux phrases, il dénoue et déjoue la confusion, rétablissant un juste rapport entre les mots les choses. Elles se parlent l’une à l’autre, et c’est là qu’intervient le roi. La parole du roi s’inscrira là, pour venir « couper » cela. Dualité des paroles, que le roi ne fait que répéter : Il ne rentre pas dans la coupure entre imaginaire et réel… Il modalise les énoncés d’état (en montrant qu’il s’agit de dire, il remet les choses à leur place et montre qu’un dire est présenté comme un savoir : et qu’il y a impossibilité de savoir, il est sujet de faire interprétatif en état de non pouvoir faire. Modalités aléthiques ? épistémiques ? Tranche entre énoncé et énonciation et non entre l’une et l’autre femme. Ce qui coupe la parole aux femmes, c’est de la leur renvoyer. L’épée comme « refiguration » du renvoi de la parole. Posée en suspens avant même qu’elle serve à quelque chose… et surtout pas (dans ce premier temps) comme une menace.

La réaction du roi enchaîne deux temps : l’ordre s’y trouve précédé d’un commentaire, dont la brève analyse servira d’introduction à la lecture.

« Ainsi parlaient-elles devant le roi… » (22). La situation est bloquée, car aucune des deux femmes ne renonce à sa position. Et les choses durent : « mais la première continuait à dire » (22). Salomon prend alors une décision : « Le roi dit : « Celle-ci dit : « Mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort ; et celle-là dit : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant ». (23)

Ce premier acte énonciatif de Salomon est fort habile : non seulement il pose les énoncés contradictoires des femmes en vis-à-vis l’un de l’autre, mais en outre il les rattache l’un et l’autre à leurs énonciations respectives. « Celle-ci dit… et celle-là dit » (23). Il évite ainsi le piège ouvert : prendre des énonciations pour des énoncés, et confondre le développement d’un point de vue avec l’explication des faits. Cette simple juxtaposition révèle le leurre de tous les discours qui viennent d’être tenus. Voilà qui permet au roi de tourner la page du premier temps du procès et d’entrer dans un second temps qui sera, véritablement celui d’une enquête, c’est-à-dire d’une mise à l’épreuve des faits.

Venons-en maintenant à l’examen de cette mise à l’épreuve, qui repose sur l’ordre donné par le roi dans le cadre de son exercice de la justice : « Coupez en deux l’enfant vivant et donnez-en une moitié à l’une et une moitié à l’autre. » (24)

  • A) L’ENONCE
  • UN ROI, DEUX FEMMES, UNE EPEE…ET PAS D’ENFANT : L’EPEE COMME REVELATEUR

« Le roi dit : « Apportez-moi une épée ! » Et l’on apporta l’épée devant le roi ». Le dispositif spatial construit par le texte situe Salomon au centre, tandis que les femmes parlent « devant le roi » (22). L’enfant vivant n’y a pas de place, alors qu’il est l’enjeu du débat. Et tandis que les femmes se disputent à propos d’enfants absents, l’ordre du roi fait surgir « une épée », qui vient prendre place « devant » lui, précisément là où l’on parle. L’enfant n’est évoqué qu’à la suite de l’épée. Il apparaît ainsi comme son complément naturel, comme l’objet appelé par sa capacité de trancher… Cette antériorité de l’épée sur l’enfant inverse la norme qui veut que, dans une scène de meurtre, l’épée soit convoquée pour couper un enfant et non l’enfant pour être coupé par une épée… En assortissant l’épée et l’enfant dans cet ordre inhabituel, le récit produit un effet de surprise qui donne un relief et une signification particuliers à l’une et à l’autre de ces figures

L’épée, brandie dans le vide, demeure en suspens. Ce décrochement de tout objet précis fait d’elle une menace qui pèse sur tous les acteurs du texte. Elle devient alors la figure même du danger. Peut-être n’est-ce pas un hasard si sa seule évocation fait taire les femmes. À proprement parler, elle leur coupe la parole. C’est seulement dans un second temps que l’arrivée de l’enfant concentre et focalise ce pouvoir diffus de menace.

Pour l’enfant, sa survenue dans la dépendance de l’épée le place immédiatement en danger de mort. Voilà qui rappelle sa première apparition dans le récit de la femme : intervenu seulement après le décès du premier enfant, il n’y avait été décrété vivant que de n’être pas le mort…Quelle est donc cette vie dont la reconnaissance ne se fait que sur fond de mort ? La suite du texte permet d’avancer sur ce point. En effet, le roi dit : « Coupez en deux l’enfant vivant et donnez-en une moitié à l’une et une moitié à l’autre » (26). Comment mieux faire entendre que ce qui, dans l’un et l’autre cas, met l’enfant en danger c’est qu’il n’est pas considéré comme un sujet vivant, le sujet de sa propre existence, mais comme un objet qui peut être tranché et partagé ? Le commentaire du roi fait écho à la dispute des femmes : « mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » (22). On débat ainsi lorsqu’on se dispute la possession d’un bien. En aucun cas lorsqu’on est en peine pour un être aimé.

Les ordres donnés par Salomon font apparaître en public le conflit de propriété que les deux femmes avaient mis en place dans l’intimité de leur maison. Ils révèlent que l’enfant est seulement, pour les deux femmes qui se l’arrachent, l’objet qui les fait mères. Ils dévoilent en même temps le fait que suggérait la mort du premier enfant : lorsque l’existence d’un enfant se trouve ainsi mise au service d’une définition « maternelle », elle est en grand péril. La figure de l’épée fait éclater avec une force proprement stupéfiante la puissance mortifère de toute « maternité » dans laquelle l’enfant n’est que le support d’un retour sur soi, l’instrument pour sa mère d’un surcroît d’identité.

  • « COUPEZ EN DEUX ! » : L’EPEE ET LA MORT

Mais l’épée n’est pas seulement dans le texte le support d’une révélation concernant les deux femmes et leur relation à l’enfant : elle a aussi, elle a d’abord le pouvoir concret de trancher. En cela elle fait signe en direction de l’enfant vivant, dont elle annonce la mise à mort bien réelle. L’intrusion de l’épée dans la scène du procès projette en pleine lumière cette mort qui menace l’enfant, si rien vient ne s’y opposer. L’épée est donc ici, au sens propre du terme, le support d’un réel dont l’irruption vient tailler à vif dans les rêves.

Il suffit pour s’en rendre compte d’anticiper la suite possible des événements : que se passerait-il si l’épée rencontrait le corps de l’enfant pour le trancher en deux ? Ce serait la fin de l’histoire, et cette fin marquerait une rupture décisive dans l’espace, dans le temps, entre les acteurs et jusque dans les acteurs eux-mêmes. Une rupture dans l’espace, car la mise à mort de l’enfant amènerait la clôture du jugement et la dispersion spatiale des acteurs. Une rupture chronologique, car cet acte poserait un irrémédiable, sans retour possible. Il instituerait distinctement un avant et un après dans la répétition temporelle où les femmes demeurent enfermées. Au temps où, grâce à la présence d’un enfant vivant, elles pouvaient encore l’une et l’autre prétendre au statut de mère, il ferait succéder un temps où toutes deux devraient y renoncer. Mais la coupure passerait aussi entre les acteurs, séparant l’enfant des femmes et les femmes du roi. Elle s’inscrirait enfin au profond des acteurs eux-mêmes, et avant tout de l’enfant, tranché en deux et séparé de sa propre vie. Mais elle passerait également dans l’intimité des femmes, coupées d’une dimension maternelle qui dépendait exclusivement de leur conjonction avec l’enfant vivant.

  • B) L’ENONCIATION : DENOUER LE LIEN ENTRE LES MOTS ET LES CHOSES

En s’intéressant aux énoncés, l’analyse qui précède a contemplé le piège tendu au roi par les soliloques des femmes. Elle a aussi considéré la façon dont la figure de l’épée, surgie dans l’énoncé « Devant le roi », là où « parlaient » (22) les deux femmes, mettait un terme à la répétition et venait dénouer une situation bloquée. Dans le déroulement du procès, la convocation de l’épée a l’impact de la citation d’un témoin décisif : elle marque un tournant sans retour. Mais qu’en est-il de la prise de parole qui convoque l’épée ?

  • TRANCHER LE PIEGE

Elle s’inscrit dans une rupture analogue à celle qui affecte les énoncés. L’énonciation du roi ne rebondit pas sur la situation illusoirement construite par ces dires en miroir. Au contraire, elle souligne le caractère spéculaire des prises de parole des femmes. Autant dire qu’elle se positionne dans la distance, et que cela suffit à trancher le filet tendu par les mots. Elle s’impose dès lors comme une altérité : ancrée ailleurs que dans le déjà connu, elle se déploiera autrement que dans le prévisible. « Le roi dit : « Apportez-moi une épée ! » Et l’on apporta l’épée devant le roi » (22). Cet ordre a quelque chose d’incongru qui inaugure dans le procès un nouveau mode de parole.

Le premier lieu où se déploie cette nouveauté est l’alternance des énonciateurs. La parole du roi coupe celle des femmes et lui succède. Et cette alternance est le support d’un bouleversement radical : l’ordre du roi ouvre sur le réel un discours jusque-là exclusivement déployé dans un espace imaginaire. L’analyse de la première scène discursive montrait comment les femmes, après avoir dissimulé les événements sous un tissu de mots en miroir, tentaient d’attirer le roi dans le piège où elles s’étaient elles-mêmes égarées. La présence matérielle de l’épée, en projetant l’ombre d’une mort bien réelle sur la scène de l’imaginaire, déchire le tissu et brise le miroir. Dans le nœud des paroles en boucles, elle introduit le concret d’une vie en danger.

L’imminence et la matérialité du danger incitent les femmes à se réveiller. Il y a un monde entre parler d’un enfant mort dans son lit et se faire attribuer la moitié sanglante d’un « enfant vivant » que l’on vient de voir « couper en deux ». De plus, la menace qui pèse sur l’enfant touche aussi les femmes dans leur chair. Elle les met brutalement face à l’éventualité de voir disparaître sur-le-champ l’objet qui les faisait mères. Une fois le second objet de leur pouvoir évanoui tout comme le premier, que restera-t-il de leurs « mon fils c’est le vivant et le tien, c’est le mort ! » et « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant » ?

Voilà qui les ouvre sur une alternative. Si elles restent campées dans leurs positions, si elles continuent à ne voir qu’elles-mêmes dans cet enfant et demeurent mères à la façon dont d’autres sont propriétaires, l’enfant mourra certainement. La seule façon d’éviter que cela ne se produise c’est de voir enfin l’enfant comme un sujet menacé, de s’inquiéter du danger qu’il encoure, d’œuvrer pour sa survie et de se mettre au service de son salut. L’enjeu de ce regard est énorme : c’est alors l’illusion d’une « possession maternelle » qui fondra comme neige au soleil.

L’impossible que représente l’évocation de cet enfant partagé tout vif suffit ainsi à ouvrir la possibilité que soient démêlés l’original et son reflet, l’imaginaire et le concret de l’existence. Le seul fait d’en appeler à l’épée ouvre aux femmes un chemin pour se libérer de la confusion qu’indiquaient tout autant leur mode de vie que leur commune revendication de l’enfant, ou encore le brouillage et l’entremêlement de leurs énonciations… Il rompt pour qui saura l’entendre le nœud savamment noué par les mots.