A.Fortin- A. Pénicaud, 1 Rois 3, 16-28

retour p. 3 p. 4/
  • PAROLE DE ROI, PAROLE DE JUGE

Les effets de cette énonciation sont bien évidemment liés au contexte dans lequel elle intervient. Mais ils tiennent aussi à sa nature propre. Car la parole qui convoque l’épée n’est pas n’importe quelle parole : en tant qu’elle est proférée par un roi, elle est un ordre. J-L Austin définit l’ordre comme une parole performative [4], une parole qui fait ce qu’elle dit. Et de fait, lorsque Salomon ordonne de « couper l’enfant en deux », sa parole se matérialise immédiatement. L’épée est là, prête à couper. Cette caractéristique performative de la parole royale lui donne pouvoir de disposer du territoire soumis à sa juridiction. La parole de Salomon instaure un ordre là où les mots des femmes avaient fait régner le chaos de la confusion.

Mais la remise en ordre porte aussi sur le rapport, perverti par les femmes, entre énoncé et énonciation. En présentant une histoire inventée comme le compte rendu du réel, les plaideuses avaient confondu leur énonciation avec l’apparente objectivité d’énoncés hypothétiques. La parole royale met cette confusion en évidence. Ce qui pourrait être traduit, dans un autre code (Lacan), comme l’émergence de la dimension « symbolique » du langage. En effet, pour la psychanalyse lacanienne, le langage remplit une fonction de césure par rapport à l’imaginaire. Il coupe le rapport immédiat entre les mots et les choses, ce qui permet au réel d’inscrire un effet sur le sujet désormais divisé entre l’énonciation de son désir et la parole de l’autre. Dans ce texte, la parole de Salomon fait sortir les énoncés des femmes de leur enfermement spéculaire, imaginaire. Elle énonce que la vie n’est pas possible dans la fusion entre les mots et les choses, là où la vie et la mort sont réduites à des énoncés se donnant comme tout puissants.

En rétablissant l’ordre d’un monde dont l’appel des femmes avait perverti l’organisation symbolique, la parole de Salomon accomplit ici la dimension judiciaire du pouvoir royal. Elle opère en effet très exactement comme doit le faire une parole de juge. L’énonciation du juge ne consiste-t-elle pas à démêler la confusion en tranchant dans le vif et en faisant la part des choses ? Le piège tendu à la sagesse royale consistait à l’inviter à se cantonner dans les énoncés. La clairvoyance de Salomon lui a permis de s’inscrire à la juste place : de faire passer l’épée dans le rapport entre énoncé et énonciation.

  • PAROLE DE JUGE, PAROLE DE PERE

Cette analyse de l’énonciation de Salomon permet de faire un pas de plus, et de comprendre un point demeuré obscur jusqu’ici. L’autorité du roi n’aurait-elle pu rétablir l’ordre symbolique de la parole et du monde, n’aurait-t-elle pu briser le miroir de l’imaginaire sans pour autant menacer l’enfant d’une mort imminente ? Pourquoi cette menace entre toutes ? Pourquoi le roi ne s’est-il pas contenté, par exemple, de jeter les femmes en prison et de confier l’enfant à une bonne nourrice ?

Quelle est la portée de cet ordre : « coupez en deux l’enfant vivant » ? En donnant l’ordre de tuer l’enfant vivant, Salomon utilise son pouvoir pour faire rejouer, en l’actualisant sur la scène du procès, la mort du premier enfant. On lui a raconté un scénario imaginaire. Il en fait un film projeté en public, dans l’ici et le maintenant, avec arrêt sur image au moment de la disparition. Exposé à la lumière des projecteurs, l’épisode crucial qu’occultaient les récits des femmes est désormais placé au centre de la perspective. A l’issue de cette étape de reconstitution, le juge tiendra enfin sa preuve.

Cette preuve n’est pas d’ordre événementiel mais ontologique. On ne saura jamais laquelle des deux femmes disait la vérité, car ni le roi ni le texte n’attenteront aux secrets du passé. La répétition de la mort de l’enfant ouvre sur le seul présent, et c’est en quoi elle dépasse largement la péripétie judiciaire. L’enjeu est ici d’instaurer un lien entre la mère et l’enfant : de faire à la fois surgir une mère et naître un bébé. Le choc dramatique d’un nouveau-né en danger de mort était sans doute le seul capable, par sa brutalité, de faire émerger une mère à partir de ces deux femmes empêtrées dans leur « rivalité mimétique [5] ». Une mère ? Qu’est-ce à dire ? La suite du texte permettra de répondre à cette question dans le détail. Il suffira pour l’instant de remarquer que cette émergence sera différentielle et énonciative. Différentielle car seule l’une des deux femmes encaissera le choc. Enonciative car l’accès à la maternité se marquera dans sa prise de parole, ou plutôt dans le changement d’ancrage de cette prise de parole. La scène initiale disposait deux femmes dont les discours n’étaient orientés que vers le roi, qu’elles cherchaient à influencer pour se faire attribuer un objet très désiré. Celle qui, grâce à l’épée, devient la mère, réfèrera désormais sa parole à l’enfant, et au risque imminent qu’il encourt.

Ce qu’accomplit là Salomon va bien au-delà d’une parole de roi et de juge. En permettant qu’existe une mère il se comporte en père.

  • 2) LA REACTION DES FEMMES

« La femme dont le fils était le vivant dit au roi – car ses entrailles étaient émues au sujet de son fils : « Pardon, mon Seigneur ! donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas ! » Tandis que l’autre disait : « Il ne sera ni à moi ni à toi ! coupez ! » (26)

Cette parole de père rompt le miroir, car seule la mère l’entend et y réagit. La réponse des femmes à l’ordre du roi les différencie ainsi nettement l’une de l’autre. Leur énonciation n’a désormais plus rien de spéculaire. Quant à leurs énoncés, ils s’opposent radicalement. On le voit en particulier aux places respectives qu’ils attribuent à l’épée et à l’enfant.

  • A/ CELLE QUI PERSISTE : COUPEZ !

L’une des deux femmes reste donc sur ses positions. En écho à l’ordre du roi, elle s’écrie : « Il ne sera ni à moi ni à toi : coupez ! ». Elle prend la parole en second dans le récit, mais nous l’évoquerons en premier lieu du fait de la persistance de son point de vue.

  • L’ENONCE

Cette femme souscrit à l’ordre de mort du roi et s’écrie : « Coupez ! » Que construit cette injonction polarisée sur le seul geste meurtrier ? Elle dispose l’épée, l’enfant et la femme dans un réseau de relations qui doit être explicité.

L’épée y reçoit le rôle purement technique d’un instrument de mort. « Coupez ! ». En envoyant le second enfant rejoindre le premier, elle devient l’outil d’une répétition qui rejoue la perte initiale. Quant à l’enfant menacé, il n’intervient même pas dans la phrase. La construction absolue du verbe donne à penser que la femme qui parle ne voit rien au bout de l’épée. L’enfant vivant n’existe pas pour elle, pas plus que n’existait l’enfant mort. Enfant déjà disparu, enfant à disparaître : notons ici une remarquable permanence dans le déni de ces êtres vivants.

C’est que le discours de la femme demeure toujours polarisé sur elle-même. Il ramène à elle seule tous les enjeux de la destruction de l’enfant. « Il ne sera ni à moi ni à toi » : ces quelques mots réduisent l’enfant à n’être que l’objet d’une propriété disputée. Seule sa possession compte. Il n’a en soi aucune valeur. Mais cette propriété elle-même ne prend sens que dans son pouvoir à déterminer, à définir une femme comme mère. En révélant la précarité de ce statut maternel la disparition du premier enfant lui a communiqué une intense valeur mimétique. Il ne s’agit plus d’être mère, mais d’être la mère. Ce que révèle l’énoncé de la femme, c’est que le danger majeur est pour elle de voir l’autre femme décrétée la mère. Plutôt que d’en encourir le risque, elle préfère elle-même renoncer à la maternité. Que disparaisse l’objet du litige !

L’énoncé de la femme se caractérise bien par une immuable continuité. Celle-ci le place tout entier sous le signe de la mort. D’où cette impression de voir se redéployer indéfiniment, en miroir, une même scène de disparition : la menace du roi sur l’enfant survivant faisait écho à la possessivité meurtrière des deux femmes. La parole de la femme, à son tour, rejoue la mise à mort et tente d’en obtenir la réalisation. Mais son ordre « coupez ! » n’est heureusement pas celui d’un roi : il n’a pas la force de déployer le germe de mort qu’il renferme en lui.

Il révèle en revanche que cette femme est bien la mère du mort. En affirmant sa volonté de voir l’autre femme privée du lien maternel, cet énoncé lapidaire révèle qu’elle-même s’en est déjà trouvé amputée. Le texte confirme cette conclusion en définissant l’autre femme comme « celle dont le fils était vivant ».

  • L’ENONCIATION

Si on l’envisage à présent du point de vue de son énonciation, il apparaît à l’évidence que cette femme ne parle pas comme une mère mais comme une jalouse. Rien de son désir ne s’oriente en direction de l’enfant. Il est tout entier tourné, ou plutôt détourné vers l’autre femme. Si elle attribue à l’épée un rôle salutaire, c’est parce qu’elle lui confère le pouvoir de couper court à leur conflit, un conflit qui n’est pas tant de propriété que d’être. L’enfant est moins l’objet d’un litige qu’un ultime trouble à liquider. Il demeure comme l’unique différence venue troubler sa confusion originelle avec l’autre femme. Seul le retour à cette indifférenciation première pourra lui rendre la paix : « Il ne sera ni à moi ni à toi : coupez ! ».

Ainsi la confusion du miroir règne sur l’énonciation de la femme. Cette énonciation exclut toute altérité : si elle ne voit pas l’enfant, la femme ne voit pas non plus le roi. Elle ne s’adresse même pas à lui. Elle emprunte simplement la force de sa parole performative pour répéter son ordre à l’attention des exécutants : « coupez ! ». En outre, elle enferme les deux femmes dans le piège d’une relation où l’autre n’est qu’un double inversé de soi : la possible attribution à l’autre femme de la maternité n’est reçue par la femme qui parle ici que comme une blessure narcissique…

L’énonciation comme l’énoncé de cette femme apparaît ici comme totalement empêtrés dans l’univers spéculaire dont elle demeure prisonnière. Voilà qui les débraye de toute réalité et les enferme dans une folie meurtrière. On a l’impression que, tant que cette femme – mère de l’enfant mort – reste dans le fantasme « mon fils n’est pas le mort », on pourra tuer devant elle, sans jamais l’atteindre, autant d’enfants vivants qu’on voudra… Ainsi émerge en pleine lumière, à la surface même des mots prononcés par la femme, la folie destructrice qui anime toute maternité entièrement refermée sur elle-même.

  • B) CELLE QUI CHANGE : DONNEZ !

L’autre femme, celle, dit le texte, « dont le fils était le vivant », réagit de façon inverse. Sous le choc de la menace très réelle qui pèse sur l’enfant, elle sort brutalement de sa bulle de répétition et se libère du miroir.

  • L’ENONCE

Cette libération est d’emblée perceptible dans l’énoncé, où soudain les choses trouvent une juste place. Pas un mot n’y est dit de l’épée, mais tout converge vers l’enfant qui, pour la première fois, apparaît comme ce qu’il est. C’est-à-dire avant tout comme un « bébé » : ce mot doit être souligné car c’est la première fois qu’il intervient dans le texte. Ce nouveau-né est perçu comme un « vivant » en danger d’être tué. Le voilà enfin devenu le sujet d’une existence menacée. Et le texte ajoute à propos de la femme qui parle : « ses entrailles étaient émues au sujet de son fils ». C’est la première marque d’affectivité qu’il mentionne…

Un bébé au centre de la perspective, des entrailles émues, une femme qui accepte de s’effacer devant la vie de son enfant : il se produit là comme une double naissance. Et d’abord la naissance d’un enfant : la durée de son suspens entre vie et mort témoigne du long temps durant lequel cette naissance, pourtant techniquement réalisée, avait été différée. Mais c’est aussi la naissance d’une mère, dont le regard s’ouvre à un monde renouvelé par l’arrivée de son enfant. Et le texte permet de comprendre que cette seconde naissance est la condition de la première.

  • L’ENONCIATION

Il n’est pas neutre que la femme entre à ce moment précis dans l’interlocution. Tout comme son énoncé s’est ouvert sur le monde, son énonciation s’ouvre enfin sur l’altérité. Au lieu de demeurer enfermée comme l’autre femme dans une spécularité narcissique, elle s’adresse pour la première fois au roi de façon juste : non plus pour l’utiliser en l’attirant dans un piège mais pour lui demander d’agir en roi, d’agir sur la réalité. Elle ne tente pas comme sa rivale d’usurper la dimension performative de la parole royale. Sa parole n’est pas un ordre mais une acceptation. Elle l’exprime en nom propre : elle renonce à l’enfant pour préserver sa vie.

Il n’est pas neutre non plus que de cet ouverture sur l’altérité surgisse une parole de don : « Donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas ». La figure du don reçoit ici sa force et ses contours de la jalousie avec laquelle elle fait antithèse, et du fond de mort sur lequel toutes deux se déploient. La jalousie propose une solution en « ni… ni » qui passe par la destruction d’un enfant vivant préalablement réduit au statut d’objet : « Il ne sera ni à toi ni à moi. Coupez ! ». Le don qui promeut la vie suppose au contraire un « et… et ». Certes il passe dans un premier temps par la renonciation. L’autre femme sera décrétée mère : qu’on lui donne l’enfant en toute propriété ! Mais ce don s’exerce envers l’enfant autant qu’envers la rivale : car en acceptant de laisser aller son fils, la femme lui donne la vie. Ce faisant elle se donne à lui pour mère. La perte consentie devient ici le support d’un nouveau type de lien, qui ne se définit pas comme une appropriation [6] mais comme une fécondité.