A.Fortin- A. Pénicaud, 1 Rois 3, 16-28

retour p. 1 p. 2/
  • 2) LA MORT DE L’UN DES ENFANTS ET SES SUITES : LE TEMPS DE LA DISTINCTION

« Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi – ta servante dormait – et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. Le jour venu, je le regardai attentivement, mais ce n’était pas mon fils, celui dont j’avais accouché. » L’autre femme dit : « Non ! mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » ; mais la première continuait à dire : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. » (19-21)

  • A) L’ENONCE

Conformément à la règle de lecture de cette analyse, les énoncés seront étudiés d’abord, indépendamment de leur énonciation. Nous inscrivant à l’intérieur du récit de la première femme, nous tenterons donc de décrire les logiques qui s’y déploient sans nous interroger sur la mise en discours de ce récit. Ce point crucial sera pris en compte ultérieurement.

La scène discursive construite autour de la mort de l’enfant enchaîne deux temps distincts. Il y a d’abord, pendant la nuit, la mort de l’enfant de « cette femme » et l’échange immédiat du mort avec le vivant. Survient ensuite, au matin, la découverte de la substitution.

  • LA MORT DE L’ENFANT

La mort de l’enfant vient briser la fusion. Avant de dresser les femmes l’une contre l’autre, elle interrompt leur corps à corps avec leurs fils. Elle défait pour l’une la fusion du sommeil partagé avec son nouveau-né (« Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi, – ta servante dormait -, et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi » – 20), et pour l’autre le lien de l’allaitement (« Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. » – 21).

Il est notable que la mort soit précisément provoquée par le corps à corps : « Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui » (19). La proximité physique qui caractérise ici la maternité en reçoit une forte potentialité de danger. Si l’on rapproche cette fusion des corps de l’absence d’intérêt accordé aux enfants eux-mêmes, on peut avancer l’hypothèse suivante : une maternité uniquement focalisée sur un accomplissement de la mère, au détriment de l’enfant, pourrait bien inscrire ce dernier dans un processus de mort.

  • LE REVEIL ET LE REJET DE L’ENFANT MORT

À son réveil l’autre femme découvre à ses côtés un enfant mort. Le texte déploie cette découverte en deux temps – « le matin », et « le jour venu » – qui semblent accompagner le mouvement d’une prise de conscience progressive. « Le matin », s’étant levée pour l’allaiter, la femme découvre un enfant mort couché à côté d’elle. Un peu plus tard, « le jour venu », elle considère cet enfant de près (« je le regardai attentivement ») et constate qu’il n’est pas son fils (« mais ce n’était pas mon fils, celui dont j’avais accouché »).

Une lecture « réaliste » verrait là une totale absurdité, à moins qu’elle n’y découvre l’indice d’une affligeante absence d’instinct maternel… Car quelle est la mère qui, ayant trouvé son nouveau-né mort, pourrait envisager de se rendormir et de remettre à plus tard un examen soigneux de la situation ? Mais le point de vue sémiotique est différent. Il ne cherche pas à expliquer le texte du côté des « pourquoi » ni de la psychologie humaine mais à accueillir ses effets de sens. Il s’agira donc de se demander ce que produit l’étirement temporel de la prise de conscience de la mort de l’enfant. Il permet la mise en évidence des deux pans constitutifs de tout affrontement à un événement brutal : d’abord survient le choc de la prise de conscience, puis l’acceptation ou le refus de l’événement.

En l’occurrence, la femme réagit par un déni brutal : « je l’examinai attentivement, mais ce n’était pas mon fils, celui dont j’avais accouché » (21). Elle réagit en cela tout comme l’autre femme qui, en constatant le décès avait écarté le mort pour mettre le vivant à sa place. L’une et l’autre persistent dans ce rejet radical de l’enfant mort. Ne sont-elles pas allées trouver le roi parce qu’elles se disputaient l’enfant survivant ? Leurs paroles, engagées sur un même « non », redoublent ce refus tout autant qu’elles l’expriment : « L’autre femme dit : « Non ! mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » ; mais la première continuait à dire : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. » (21)

La force du rejet de l’enfant mort incite à en interroger la signification. Elle concerne à la fois l’identité des fils et celle des femmes.

Le texte donne au rejet du mort la forme d’un jugement de réalité concernant l’identité des fils. A l’évidence aucune des deux femmes ne reconnaît son enfant dans le « mort ». Un simple syllogisme permet de rendre compte de cette évidence : la femme a accouché d’un enfant vivant. Or, la vie n’est pas la mort : par conséquent un enfant mort est forcément un autre que l’enfant vivant ! Ce n’est pas lui. Lui, il est forcément le « vivant ».

Mais si le lien au « fils… vivant » est ainsi valorisé c’est qu’au-delà d’une simple question de reconnaissance, il affecte l’identité même des femmes. La lecture des versets 16-18 a montré comment la naissance de leurs enfants les avait transformées en « femmes avec fils »

&&&&. Pour l’une d’entre elles, la mort supprime cette conjonction, ce qui remet en question sa nouvelle identité. Mais la transformation a été reçue comme irréversible, et son effacement est inconcevable. Elle déplace l’accent depuis les enfants vers le lien lui-même, vers le « avec ». La mort de l’enfant joue ainsi le rôle d’un révélateur : en brisant la conjonction de l’une des femmes avec son fils elle dévoile par la négative le sens de ce lien. Les enfants n’ont pas véritable d’importance en eux-mêmes… Prise en soi, leur existence n’a pas non plus grande valeur. Aucune des deux femmes ne s’est préoccupée de l’enfant mort, sauf pour le rejeter. Cela ne changera d’ailleurs pas par la suite. Jusqu’à l’intervention de Salomon, personne ne se souciera de l’enfant vivant autrement que pour en priver l’autre. L’enfant n’est qu’un indice de statut ontologique : après avoir été ainsi augmentée par un nouveau-né vivant, aucune des deux femmes ne peut se voir amputée par la mort de ce qui est devenu une partie d’elle-même : le mort n’est pas son fils. Voilà pourquoi son fils ne peut être mort.

[La lecture laisse ouverte une autre hypothèse, à laquelle incite la formulation « en miroir » des deux femmes. Le caractère inacceptable de cette mort tient peut-être aussi à la façon dont elle brise la confusion des femmes et distingue, au sein de l’indistinction originelle, deux femmes et deux fils nettement différenciés. On peut souligner, à l’appui de cette hypothèse, que l’enjeu de la possession de l’enfant survivant semble être]
  • B) L’ENONCIATION

Mais le texte ajoute : « ainsi parlaient-elles devant le roi » ( ?). Les énoncés rapportés par le texte sont mis en relation avec l’énonciation énoncée des deux femmes. Il faut donc s’interroger sur leurs prises de parole successives.

[Après avoir considéré de près les dits de l’une et l’autre femme, il est temps d’analyser leurs dires. Quel est le statut de leur parole ? Et quels effets produit le croisement de leurs énoncés et de leur énonciation ? En d’autres termes : par quels effets de sens la façon de raconter vient-elle infléchir le récit fait devant le roi ? ]<.span>
  • RECONSTITUTION OU RECIT ? L’IMPOSSIBLE ACCES DES MOTS AUX CHOSES

La première femme a évoqué « devant le roi » la mort du premier enfant [2], puis la découverte faite au matin de la substitution opérée entre les deux enfants [3]. La cohérence limpide de son récit donne l’illusion du direct. Une lecture naïve, ou rapide, pourrait inciter à penser qu’elle raconte les événements tels qu’ils se sont passés (ou du moins tels qu’ils pourraient s’être passés). Mais le texte rend très vite évidentes les limites de ce discours. « L’autre femme dit : « Non ! mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » ; mais la première continuait à dire : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. » (21). En posant l’exact opposé de ce qui vient d’être dit, l’intervention de l’autre femme dévoile trois choses essentielles.

Elle révèle d’abord que le récit de la première femme était… un récit, c’est-à-dire une histoire fictive et non un procès-verbal de la réalité. Elle dénie ainsi toute historicité à ses affirmations, qu’elle fait apparaître pour ce qu’elles sont : le développement d’un point de vue subjectif, c’est-à-dire strictement imaginaire, sur les événements qui se sont produits. Croire qu’il s’agit là de la vérité des faits, c’est se laisser duper par le jeu des mots.

Mais si la vérité est ainsi décrochée de la parole de la première femme, ce n’est pas pour émigrer vers les mots de la seconde. Son discours, en tous points symétrique de celui de sa rivale, se trouve de ce fait frappé du même caractère d’imaginaire. En cela réside la seconde révélation de ce dialogue : aucun des deux discours ne peut se prévaloir d’un ancrage dans la réalité. Voilà Salomon averti. Les énoncés des deux femmes ne constituent pas un accès vers les faits, et toute quête menée dans cette direction aboutirait à une impasse. La parole de la seconde femme doit être entendue comme une indication précieuse, dont Salomon saura d’ailleurs faire bon usage. En barrant la voie d’une « vérité objective », elle l’incite à interroger l ‘énonciation même des femmes : «Ainsi parlaient-elles devant le roi. Le roi dit : « Celle-ci dit :… et celle-là dit… »..

Cependant, la troisième révélation de ce dialogue est peut-être la plus essentielle. Par-delà l’anecdote, elle s’adresse au lecteur pour lui dévoiler le statut de toute parole. Il ne s’agit pas ici d’accuser les femmes de mentir, mais de bien voir ce que construit le langage. Car la situation des femmes est la même que celle de n’importe quel énonciateur. Parler, écrire n’est jamais rendre compte de la réalité : c’est mettre en discours des figures du monde. Recevoir cette parole ou cet écrit revient par conséquent à suivre vers l’aval le cours du texte, à accompagner les parcours des figures, en donnant corps aux effets de sens qu’elles construisent peu à peu dans ceux qui les reçoivent. Les accompagner vers cet autre lieu de « réel », le seul accessible dans l’ordre du langage : les effets de la parole sur ceux qui la reçoivent.

Si l’on n’a pas compris cela, on reçoit les énoncés à rebours, on tente de les orienter vers l’amont d’une impossible réalité. On succombe alors à ce que les linguistes nomment « illusion référentielle », et qui consiste à effacer l’épaisseur propre du langage pour croire qu’il donne accès aux choses elles-mêmes et s’efface devant elles.

  • L’ENJEU DU DIALOGUE DES FEMMES : NOUEMENT ET DENOUEMENT DE L’ILLUSION REFERENTIELLE

Les énonciations contraires des deux femmes ont donc rendu visible le piège tendu au roi par l’illusion référentielle. Il reste à tenter de comprendre ce que sont les mécanismes de ce piège, et de quelle façon le texte le dévoile.

La mise en place de l’illusion référentielle tient ici à un débrayage de second niveau (citation de Greimas). En tant qu’actrice de l’énonciation énoncée, la femme est inscrite dans une position de discours personnel, dont la parole est caractérisée par le « je », l’« ici » et le « maintenant ». C’est d’ailleurs un tel type de parole qu’engage sa supplique à Salomon : « S’il te plaît, mon Seigneur »…

Mais à peine a-t-elle ouvert la bouche pour cette demande inachevée que le texte opère un nouveau débrayage. Il développe ce discours personnel en lui donnant la forme d’un récit impersonnel, un récit dont ont été bannies toutes les marques d’énonciation subjective. La femme s’y exprime en historienne. Sa narration objective met en mouvement des acteurs (« cette femme, elle » ≠ « je »), des temps (« une nuit ») et des espaces (« dans la maison » ) du récit, et non plus de la parole : « Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi – ta servante dormait – et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi. Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. Le jour venu, je le regardai attentivement, mais ce n’était pas mon fils, celui dont j’avais accouché. »

Tout, dans ce récit, concourt à faire naître et maintenir l’illusion référentielle : l’importance donnée aux indications spatiales, la mise en place d’un enchaînement temporel précis – mort de l’enfant, substitution des enfants, réveil de la femme et découverte de la supercherie -. Ajoutons encore la plausibilité des faits rapportés et peut-être aussi, derrière tout cela, l’omniscience absolue de la narratrice. Voilà qui parachève l’effacement de la dimension énonciative devant l’illusion d’un accès aux événements tels qu’ils se sont déroulés. En effaçant toutes les marques subjectives de l’énonciation, les énoncés peuvent passer pour le réel lui-même. Voilà comment l’on confond les mots et les choses.

Et pourtant, le récit contient en lui-même sa propre antidote. L’incise « ta servante dormait » vient appelée par la logique du récit : comment en effet la femme aurait-elle laissé opérer la substitution, si elle était éveillée ? Et pourtant elle révèle le caractère totalement imaginaire de ce récit. Si elle dormait, comment peut-elle prétendre savoir ce qui s’est passé ? Dès lors que l’on considère les choses ainsi on découvre comme une évidence que l’enchaînement narratif, si transparent, de la mort et de la substitution, n’est que fiction.

Comment caractériser la stratégie de l’autre femme ? Elle consiste simplement à faire réapparaître les marques personnalisées de l’énonciation, à faire émerger la subjectivité du discours masquée derrière l’objectivité trompeuse du récit : «  L’autre femme dit : « Non ! mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » ; mais la première continuait à dire : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. » (19-21).

En rendant ainsi évidente l’énonciation que dissimulaient les énoncés, elle en révèle en outre la nature essentiellement mimétique. La figure du miroir est la plus propre à qualifier sa réplique à la première femme. Elle caractérise bien sûr ce qu’elle dit, et qui est l’exact symétrique de la déclaration de l’autre femme. Mais elle s’attache tout autant à son dire lui-même : car elle ne parle pas au roi, mais à l’autre femme. Et ce fait l’énonciation de la première femme se trouve après coup réorientée en sa direction : « mais la première continuait à dire : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. ». Ce « continuer » est d’autant plus surprenant qu’il n’y avait eu jusqu’alors dans le texte aucune parole adressée par la première femme à la seconde… Sous l’adresse tronquée au roi émerge ainsi le débat des femmes entre elles, ce débat caractérisé par un enfermement mimétique. Au fond et pas plus qu’il n’y est question des enfants, aucune des deux paroles n’est adressée au roi : la première tente de le prendre en otage pour mener à bien son combat, et la seconde cherche juste à déjouer la manœuvre en en faisant émerger les ressorts techniques.