A.Fortin- A. Pénicaud, 1 Rois 3, 16-28

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  • 3) LE PRONONCE DU VERDICT

« Alors le roi prit la parole et dit : « Donnez à la première le bébé vivant, ne le tuez pas ; c’est elle qui est la mère. » (27)

  • 1) L’ENONCE

Après avoir écouté la réaction des femmes le roi prononce son jugement, qui porte sur deux points : – Il donne le nom de mère à la femme qui a réagi à la menace de l’épée par le don de l’enfant. C’est la première fois que le mot « mère » intervient dans le texte, et il est prononcé par Salomon. – En bonne logique, il attribue l’enfant à la femme à qui il vient de donner le nom de mère.

Ce jugement est un don en retour. Pris en otage entre deux femmes qui voulaient à toute force s’emparer de lui pour prolonger leur ego, l’enfant ne pouvait trouver là aucune possibilité de vivre. En poussant cette impossibilité jusqu’aux limites de sa réalisation, la menace de l’épée a fait basculer l’une des deux femmes depuis ce « prendre » jusque dans le « donner ». Le roi s’appuie alors sur ce don, dont il reprend les propres termes, puisqu’il parle à son tour de « bébé vivant », pour prononcer un jugement qui donne en retour le nom de mère, et par surcroît l’enfant, à celle qui a accepté de se dessaisir et de l’un et de l’autre.

  • 2) L’ENONCIATION

En prononçant un tel jugement, le roi exerce pleinement la dimension judiciaire de son pouvoir royal. Sa sentence, clairement appuyée sur des faits indubitables, ne saurait de ce fait être contestée.

Il poursuit également dans la mise en œuvre de son rôle de père. En suscitant un cri au plus profond des « entrailles » de la femme, il avait fait naître une mère et un enfant. Sa parole présente va plus loin encore en nommant la mère, elle décide de l’avenir de cet enfant. Salomon devient ici le tiers sans l’intervention duquel la naissance reste un simple accouchement et le nouveau-né un mort en sursis.

Ce dialogue met en évidence deux des caractéristiques importantes de la paternité comme de la maternité : – Tout d’abord leur ambivalence. Dans le texte, les mères sont montrées comme porteuses pour leur enfant aussi bien de mort que de vie. Celle dont l’enfant est mort lui a donné cette mort après lui avoir transmis la vie. La seconde le mène aux portes de la mort avant de lui donner vie par sa parole de renonciation. Mais il en va de même du père : l’épée qu’il brandit peut aussi bien lui donner mort que vie. – Ensuite, leur interdépendance dans la transmission de la vie. Le texte montre bien que la parole de Salomon, cette parole que nous avons définie comme une parole de père, n’a pas d’autre valeur que celle que lui attribuera la mère. L’ordre qu’il profère donne à cette mère le pouvoir d’attirer sur son enfant la vie ou la mort. Mais à son tour, celle-ci n’est capable de faire advenir son enfant à la vie que si elle s’ouvre à la parole du père et lui donne une place fondatrice. Le début du texte affirmait la toute-puissance des femmes sur leurs enfants. Celle-ci s’avère paradoxalement en dépendance de la faiblesse de ce roi impuissant à dire même ce qu’il en est de la réalité de leur lien à ces nouveau-nés. La parole de Salomon agit ici comme une épée qui portera la mort si elle n’est pas prise en compte. La femme qui ne la reçoit pas demeure dans la confusion et la mort, enfermée dans l’illusion et le déni. Pour l’autre, celle qui est dénommée « la mère », l’ordre du roi intervient comme une coupure, qui brise définitivement fusion et confusion.

C) LE JUGEMENT D’ISRAËL

« Tout Israël entendit parler du jugement qu’avait rendu le roi et l’on craignit le roi, car on avait vu qu’il y avait en lui une sagesse divine pour rendre la justice. » (28)

La conclusion de l’épisode est en décalage avec les deux premiers temps du texte. Ils rapportaient des faits ? Il n’est plus ici question que de mots. Les femmes et leurs enfants ont disparu. Des acteurs des passages précédents le texte ne conserve que le roi, qu’il campe devant « Tout Israël ». La figure du jugement fait retour dans cette conclusion, mais inversée : c’est à présent le peuple qui juge son roi et évalue sa « sagesse…pour rendre la justice ».

Or, le peuple décrète « divine » cette « sagesse ». Prendre au sérieux ce qualificatif ne peut qu’inciter à revenir sur l’ensemble de la procédure mise en œuvre par Salomon dans ce jugement pour tenter de comprendre ce qu’est une sagesse divine. Le roi ne s’est pas laissé accabler par le déluge de mots des femmes, il a su se garder du piège des phrases et de leurs énoncés. Attentif à l’énonciation de ses interlocutrices il a écouté comment il lui était parlé plutôt que de s’en tenir à ce qui lui était dit. Alors ses mots ont su faire émerger la vérité de cette énonciation, rendant visible son contenu humain : en l’occurrence le poids de mort qu’elle véhiculait. Si l’on voulait résumer la sagesse divine de Salomon, on pourrait le faire dans ces quelques mots : arriver à mettre le geste énonciatif de son interlocuteur en un contenu représentable.

II – ELEMENTS DE LECTURE NARRATIVE

Au terme de l’analyse discursive, il vaut la peine d’étudier le texte d’un point de vue narratif. Cette analyse, assez rapide, ne prétend pas à l’exhaustivité mais simplement à la mise en place de repères. Elle vise à tenter de croiser les résultats de l’une et l’autre approche, et d’appréhender ainsi leurs convergences, et leurs éventuelles complémentarités. Elle suivra le texte dans son déroulement.

  • Nous commencerons par lire le récit du jugement proprement dit. On y constate une franche correspondance entre les découpages narratif et discursif : chacune des deux scènes discursives de ce récit correspond à un programme narratif distinct.

– La première scène discursive correspond, dans la dimension narrative, à la mise en œuvre par les deux femmes d’un même programme : se faire attribuer l’enfant par le roi. Pour atteindre son objectif d’être reconnue la mère de l’enfant, chacune des rivales tente d’initier ce programme à son profit, c’est-à-dire au détriment de l’autre. D’où la structure polémique des versets 16 à 22. Ces programmes ont tous deux l’enfant pour objet valeur et le roi pour sujet opérateur. Ils ne se distinguent que par l’identité de leur destinatrice, qui est en même temps leur sujet d’état : la première femme pour l’un des programmes, la seconde pour l’autre. PN 1 : F (Salomon) ⇒ (femme 1 U enfant)™ (femme 1 ∩ enfant) PN 2 : F (Salomon) ⇒ (femme 2 U enfant)™ (femme 2 ∩ enfant) PN2 est ici un anti programme de PN1, qui est lui-même l’anti-programme de PN2 : on ne peut les distinguer, puisque le texte ne différencie pas les femmes. L’enfant est un objet qui porte la valeur de la maternité : vivant, il apporte le statut de mère à la femme à laquelle il est en conjonction.

Les paroles adressées au roi en ce premier temps sont donc autant de manipulations exercées sur lui pour l’engager dans une performance attendue de jugement. Mais Salomon se déclare incompétent pour prononcer ce jugement. Faute de preuves, il manque d’un « pouvoir juger » : « Celle-ci dit : « Mon fils, c’est le vivant, et ton fils, c’est le mort » ; et celle-là dit : « Non ! ton fils, c’est le mort, et mon fils, c’est le vivant. » (23). Il se désiste alors, bloquant le programme, et tout autant l’anti-programme, aussitôt après leur lancement.

– Mais le récit ne s’arrête pas là. Car le roi met alors en œuvre son propre programme, qui coïncide avec la seconde scène discursive du texte (versets 24-27). On pourrait le définir en ces termes : faire se révéler la mère. Il s’agit d’un programme cognitif, dont les sujets opérateurs sont les mères, le sujet d’état Salomon, et l’objet le savoir sur l’identité de la mère. PN 3 : F (femmes) ⇒ (Salomon U identité de la mère)™ (Salomon ∩ identité de la mère)

La convocation de l’épée et la menace de mort qu’elle apporte ont ici statut de manipulation. Car le programme de « mise à mort » de l’enfant qu’elle déclenche a pour effet de décider les femmes à prendre position face au danger qu’il encoure, et à parler en vérité. De compétence il n’est pas question ici, car elle est présupposée : l’enfant est né et sa mère est dans la pièce, face au roi. La performance est accomplie deux fois, car elle est assumée par chacune des femmes en son nom propre. Ces deux performances donnent lieu l’une et l’autre au développement d’un micro-programme : celle qui sera dite la mère par la suite engage un micro-programme de don (PN4), l’autre un micro-programme de destruction (PN 5) : PN 4 : F (On) ⇒ (femme U enfant)™ (femme ∩ enfant) PN 5 : F (femme) ⇒ (enfant ∩ vie)™ (enfant U vie)

La femme dont le fils est mort lance donc un programme de destruction de l’enfant (PN5). Elle emprunte, elle usurpe pour cela la parole performative du roi : c’est-à-dire le rôle actantiel du sujet opérateur qui va disjoindre l’enfant de son existence. La vie de l’enfant voit ici sa valeur réduite à celle d’un objet de propriété, dont cette femme pense pouvoir disposer à son gré [7]. Il apparaît alors que ce micro-programme de destruction est en fait un nouvel anti-programme, qui vise à contrecarrer définitivement le programme (PN1 ou 2) que la femme attribue toujours à sa rivale…

En revanche la mère initie (comme destinatrice) un programme de don (PN4). Le sujet opérateur en est le « on », présent pour exécuter les ordres du roi, et à travers lui le roi lui-même, sollicité de suspendre l’ordre de mort et de le remplacer par l’attribution de l’enfant. Le sujet d’état est ici l’autre femme, celle à qui la mère accepte que soit remis l’enfant. Cet enfant est toujours un objet valeur, mais il porte à présent la valeur de la vie. Ce micro-programme de don s’avère alors comme un programme à la structure bien particulière : il s’agit d’une « communication participative », c’est-à-dire d’un don sans perte. Lorsque la mère abandonne son enfant à la femme qui le lui dispute, elle donne à nouveau – et cette fois en vérité – la vie à cet enfant. Ce don de vie est alors ce qui la constitue comme mère. Ainsi le renoncement à la présente physique de l’enfant (le don à l’autre femme) n’entraîne pas la perte de la maternité, bien au contraire.

Sans même qu’aucune de ces performances contraires n’aille à son terme, la sanction du roi confirme ce que les programmes des femmes avaient montré : la mère est celle qui est prête à donner l’enfant. Elle recevra un double objet message : le nom de mère, et par surcroît l’enfant vivant. Pour la femme, aucune sanction n’est formulée : elle est, de fait, renvoyée à son enfant mort.

  • Mais achevons notre lecture. La dernière étape du texte, qui correspond à la troisième scène discursive, rapporte le jugement porté par Israël sur le jugement du roi. Il s’agit donc, en termes narratifs, d’une sanction : sa présence permet de récapituler l’ensemble du texte comme un seul et même programme (nous l’appellerons PN6), un programme de jugement dont Salomon est le sujet opérateur et les femmes le sujet d’état.

PN 6 : F (Salomon) ⇒ (Femmes U jugement)™ (Femmes ∩ jugement)

La manipulation est ici exercée par les femmes. Si leurs demandes faussées (PN 1 et PN 2 : « se faire attribuer l’enfant ») ne suscitent pas chez le roi un « devoir faire » conforme à leurs attentes, elles aboutissent cependant, par-delà leur échec, à susciter en lui la volonté de juger à sa manière, et non à la leur. Salomon disposant institutionnellement du « pouvoir juger », la phase de compétence passe ici exclusivement par une recherche de savoir. D’où la mise en œuvre du programme cognitif PN 3 (« déterminer qui est la mère »), programme qui s’accomplit grâce à la différence des programmes PN 4 (faire donner l’enfant) et PN 5 (détruire l’enfant). Ces deux programmes ont donc la fonction de programmes d’usage, qui donnent au roi le savoir nécessaire à la mise en œuvre de sa propre performance de jugement. Cette performance s’accomplit alors, au verset 27, dans la détermination de l’identité de la mère. Le dernier paragraphe constitue tout naturellement la sanction portée sur la performance du roi. On constatera que cette sanction attribue au jugement, objet de ce programme dont le sujet d’état sont les femmes, la valeur de la « sagesse divine »…

Le texte renferme une subtilité narrative. Du fait que la performance du roi Salomon est un jugement, cette performance se définit en même temps comme une « sanction » au sens sémiotique du terme : une sanction, c’est-à-dire un jugement qui statue sur une performance antérieure – en l’occurrence la performance de maternité des femmes -. Comme toute sanction, le jugement prononcé par Salomon sera décrit sémiotiquement comme l’articulation d’un paraître et d’un être [8] : le roi se prononce sur la maternité de l’une et l’autre femme du double point de vue du paraître (que paraît-il de la maternité de chacune des femmes ?) et de l’être (qu’en est-il ?). Salomon est en butte à la concurrence de deux paraître : chacune des femmes veut « paraître la mère ». Sa performance consiste à faire émerger l’être à côté du paraître, ce qui lui permet de distinguer deux positions de mères : l’une est vraie (paraître + être), l’autre mensongère (paraître + non être). Ainsi le jugement de Salomon consiste à établir qui est en vérité la mère, et non à décréter – comme on le lui demandait – qui aura l’enfant.