Publié le 1 juin 2011

Cette lecture du Psaume 90 (91) révèle la façon dont les voix de trois parlants se découvrent l’une après l’autre et s’articulent. C’est la polyphonie de ces trois voix qui, loin d’entrainer le lecteur du côté d’un « savoir argumenté », l’ouvre plutôt à « l’inédit », du côté figural des figures. Là où la parole vient « détacher peu à peu des réalités observables pour s’orienter vers ce qui est à dire autrement et qui n’aura jamais fini d’être dit » : ainsi elle « déloge d’une immortalité imaginaire » pour « donner de vivre un parmi d’autres ».
Cet article est paru en juin 2011 dans le numéro 142 de Sémiotique et Bible.

L'auteur

  • François Génuyt

    François GENUYT (1925-2016), dominicain, a été professeur de philosophie et de théologie au Studium dominicain de l'Arbresle et aux Facultés catholiques de Lyon. Il a été un membre important du Centre pour l'Analyse du Discours Religieux (CADIR) où il a travaillé en particulier avec Jean Calloud. Outre de nombreux articles publiés dans la revue « Sémiotique et Bible », nous lui devons quelques ouvrages dont une lecture sémiotique de L’Épitre aux Romains – L’instauration du sujet, Paris, Éditions du Cerf, 2012.

Le texte retenu est celui de la traduction du P. Gelineau qui servit longtemps de support au chant liturgique. Ce texte n'est pas celui de la TOB, ni celui de la BJ, ni évidemment celui de la Bible hébraïque. Un sentiment affectif m'attachait au premier en suite d'une longue pratique, elle explique ce choix. On ne visera ici que l'organisation signifiante decetexte, tel qu'il est, sans prétendre l'appliquer à d'autres versions. J'ai apporté toutefois une modification à la traduction retenue : la première strophe sera reprise du bréviaire romain à cause de sa cohérence (sans doute arrangée) avec la suite du texte. Je m'en expliquerai plus loin…

1 Qui demeure à l'abri du Très-Haut
et loge à l'ombre du Puissant,
2 dit au Seigneur : mon rempart mon refuge,
mon Dieu en qui je me fie.

[Traduction du Bréviaire pour les v. 1 et 2 :
1 Quand je me tiens sous l'abri du Très Haut
et repose à l'ombre du Puissant,
2 je dis au Seigneur : "Mon refuge,
Mon rempart, mon Dieu, dont je suis sûr.]

3 Et lui te dérobe au filet
de l'oiseleur qui cherche à détruire ;
4 lui te couvre de ses ailes,
tu trouveras sous son pennage un refuge.

5 Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit,
ni la flèche qui vole de jour
6 ni la peste qui marche en la ténèbre,
ni le fléau qui dévaste à midi.

7 Qu'il en tombe mille à tes côtés,
qu'il en tombe dix mille à ta droite
toi, tu restes hors d'atteinte ;
4c sa fidélité est une armure, un bouclier.

8 Il suffit que tes yeux regardent,
tu verras le salaire des impies ;
9 toi qui dis : Yahvé mon refuge !
et qui fait du Très-Haut ton asile.

10 Le malheur ne peut fondre sur toi,
ni la plaie approcher de ta tente :
11 Il a pour toi donné ordre à ses anges
de te garder en toutes tes voies.

12 Eux sur leurs mains te porteront
pour qu'à la pierre ton pied ne heurte ;
13 sur le lion et le serpent tu marcheras,
tu fouleras le lionceau et le dragon.

14 S'il s'attache à moi, je l'affranchis,
Je l'exalte s'il connaît mon nom ;
15 il m'appelle et moi je lui réponds,
dans la détresse je suis avec lui.

Je veux le délivrer, le glorifier,
16 de longs jours je veux le rassasier
et je ferai qu'il voit mon salut.

Introduction

Le psaume se déroule en trois prises de parole successives. Il n'épouse donc pas la forme d'un récit en troisième personne, bien qu'il comporte des éléments narratifs dont parlent justement les locuteurs. Le lecteur s'invite à une pièce de théâtre en trois actes. En place d'énonciataire, il écoute les voix qui passent de parlant à parlant sans avoir affaire à un dialogue proprement dit : comme on le verra, des trois phases dont se compose le poème (1-2 / 3-13 / 14-16), la troisième fait écart par un déplacement remarquable des enjeux et du destinataire.

Pour faciliter la description des voix qui s'échangent, on donnera provisoirement un nom aux trois parlants qui se découvrent l'un après l'autre. Le premier, en protestant de sa confiance en Dieu, se déclare un Fidèle, on pourrait imaginer un Fidèle venu au Temple pour y prier. Le second, par les réconforts multiples qu'il prodigue à ce Fidèle, se pose en garant de la protection divine : c'est un Sage ou un prêtre du Temple, comme on voudra. Le troisième locuteur intervient avec un certain retrait sur les précédents : ne s'adressant à personne en particulier, c'est la Voix pure d'un énonciateur, on l'appellera Dieu.

Pour entrer dans la compréhension de ces trois personnages, on rappellera les trois postes que peut occuper un sujet de la parole : JE, celui qui parle en première personne ; TU, celui à qui l'on parle, en seconde personne ; IL celui dont on parle, en troisième personne. On lui conservera ce titre de personne puisqu'il est envisagé dans le contexte que IL pourra parler, bien qu'en linguistique IL soit une non-personne, ce qui donnera l'occasion de s'interroger sur cette mise en scène de l'absence.

Premières observations : le Fidèle occupe successivement les trois postes cités : celui qui parle, à qui l'on parle, de qui l'on parle. Le Sage quant à lui occupe les deux premiers postes : celui qui parle au Fidèle après l'avoir entendu. Dieu est celui à qui s'adresse le Fidèle, celui dont parle le Sage, celui dont le Nom s'exprime sous Je. Reste en suspens la question de savoir à qui s'adresse ce Je : faisant de IL le destinataire de ses promesses, il ne s'adresse pas directement au Fidèle, ni au Sage forcément, mais à quiconque pourra l'entendre, comme si, se parlant à lui-même, il visait une écoute universelle.

La première strophe (1-2)

Le Fidèle est le premier à se déclarer. Sans hésiter, il proclame l'absolue sécurité qu'il éprouve à proximité de son interlocuteur divin. Quatre figures dévoilent les différents aspects de cet espace de sécurité : l'Abri, l'Ombre, le Rempart, le Refuge, - chacun de ces aspects renvoyant à l'une des dénominations de son protecteur : le couvert de l'abri au Très-Haut, l'ombrage du repos au Puissant, le rempart au Seigneur (Yahvé), le refuge à Dieu. Cependant, une gradation est à remarquer des deux premières figures aux deux suivantes. L'abri et l'ombre sont à considérer comme des valeurs d'usage : le fidèle se tient sous l'abri, il ne lui appartient pas il dort à l'ombre du Temple, il en est l'hôte. En revanche, le rempart et le refuge accentuent la proximité des interlocuteurs. Le rempart tient à distance l'hostilité des assaillants : il pousse au rapprochement et scelle le destin commun des partenaires, voire la possession de l'un par l'autre, car le Seigneur n'élève pas un rempart, il l'est, et le fidèle peut lui dire : mon rempart. Quant à la figure du refuge, elle implique déjà dans la langue une connotation personnelle et c'est à bon droit que le fidèle peut parler de Dieu comme Refuge et se l'approprier en lui disant : mon refuge, mon Dieu en qui je me fie.

Cet acte d'appropriation est-il justifiable ? Il le devient dans la mesure où il est le fruit d'une performance antérieure d'ordre contractuel. Seul un pacte de confiance autorise le fidèle à dire : mon Dieu en qui je me fie. En effet, la confiance est plus que la disposition à recevoir une aide ou un réconfort : elle est l'effet d'une alliance et donc de l'engagement réciproque des contractants. Pour le moment, seule la parole du Fidèle soutient la vérité de son dire. A quelles conditions pourra-t-elle se maintenir ? Plusieurs réponses sont à venir : celle du Sage, puis celle de Dieu1.

Le discours du Sage (3-13)

Le discours du Sage s'adresse au Fidèle qui vient de déclarer sa confiance en Dieu. Il s'emploie à le conforter en énumérant la liste des périls auxquels le fidèle échappera grâce à la protection divine. Sont en cause les dangers menaçant l'intégrité physique. On citera : l'enfermement, les blessures, les épidémies, les catastrophes naturelles, la mort au combat. "Qu'il en tombe mille à tes côtés, dix mille à ta droite, toi, tu restes hors d'atteinte, sa fidélité est une armure un bouclier" – l'invraisemblable est croyable ! D'autant, précise le Sage, que le Seigneur ne se contente pas de parer aux dangers extérieurs, il apporte une aide efficace en donnant ordre à ses anges de veiller aux démarches de son protégé : leurs mains le porteront, il pourra marcher sur le lionceau et le dragon. En toute circonstance, le fidèle sortira indemne des agressions éventuelles. Et la raison de cette sauvegarde sans faille est simple : c'est que la fidélité du Seigneur répondra à la fidélité de son assisté.

L'assisté aurait-il raison d'en douter ? Le discours du Sage est-il probant ? Une contre-épreuve sera fournie : à celui qui douterait il lui suffira de constater le salaire des impies (8-9). On verra qu'un châtiment mérité est à la mesure de leur impiété. Ce type de vérification se réfère implicitement à la doctrine traditionnelle de la rétribution temporelle. La preuve tire en effet son ressort du principe sous-jacent : le malheur ne peut fondre sur le juste (10), il est la sanction infligée au coupable.

Quant à la preuve concernant la rétribution éventuelle de la piété, elle demeure en retrait. D'ailleurs, rien n'est dit sur la conduite passée du fidèle en dehors de l'affirmation de sa confiance en Dieu. Quelle fut sa pratique des observances de la Loi, on ne sait. La "rétribution" – supposée – de Dieu à son égard ne se traduira que par l'évitement des malheurs susceptibles de frapper un mortel. A l'envers des périls neutralisés par la puissance du Seigneur, l'idée qu'un bonheur positif de prospérité et de paix lui soit réservé n'apparaît pas. Elle n'est ni évoquée, ni décrite dans le discours du Sage.

Ajoutons que le sort envisagé pour le Fidèle est celui d'un solitaire. La destinée réservée à sa parenté ou à sa communauté est passée sous silence. Que des milliers de compagnons meurent à ses côtés ne l'affecte pas. Le bien annoncé se contracte sur son individualité, plus précisément sur la sauvegarde de son corps. Mais si la destruction venue de l'extérieur lui est épargnée, qu'en sera-t-il de l'avenir ? C'est aux anges, nous dit-on, qu'il appartiendra de préserver la marche du solitaire, de le garder des embûches du chemin et d'assurer sa victoire sur la sauvagerie des forces contraires. Mais les anges relèvent d'un mode d'existence autre que celui des mortels, – ils ne sont faits ni de chair ni de sang. Or, de tous les maux qui ont été évoqués, c'est bien la mort qui reste le plus obsédant, et en fin de compte, vue la nature humaine, le plus inévitable. Or ce que propose le Sage, c'est une vie exonérée de toute adversité, c'est-à-dire la possibilité de vivre sans avoir à mourir. Aussi bien, en dépit de toutes les assurances avancées, n'y aurait-il pas chez le fidèle quelque angoisse secrète qui le pousserait à attendre autre chose encore de sa confiance en Dieu ?

La Voix de Dieu (14-16)

Les deux dernières strophes marquent une rupture sur les précédentes. Non parce que une Voix étrangère s'ajoute au dialogue échangé entre les deux premiers parlants, mais parce qu'elle ne s'adresse ni à l'un ni à l'autre. La Voix nouvelle met en scène un personnage désigné par "IL". Elle ne s'adresse pas à lui. Elle parle de lui, elle ne lui parle pas. Pas plus qu'elle ne parle au Sage. Certes, on pourrait imaginer qu'elle le charge de transmettre un message au Fidèle, mais, d'une part, rien n'indique qu'elle le lui demande, et, d'autre part, son message tranche sur les propos du Sage, comme on le verra. Une situation nouvelle est ainsi créée.

On s'attendait à ce que la Voix s'applique à confirmer le fidèle dans le pacte d'alliance précédemment évoqué, ou qu'elle s'emploie à conforter, corriger, ou compléter les propos du Sage. Elle n'en fait rien. La Voix n'entre pas dans le dialogue tenu entre le Fidèle et le Sage. C'est à croire que la Voix se parle à elle-même. Elle est La Voix. Ce qu'elle dit de "IL" définit sans doute un rôle, mais un rôle disponible à qui peut l'entendre, à condition de s'investir dans le programme prévu par la Voix. Ce rôle n'est plus réservé au Fidèle. Que signifie l'effacement relatif de ce dernier ?

L'énonciation de la Voix

Arrêtons-nous d'abord à la diction de la Voix. Elle s'expose sous le pronom "Je". Qui dit "Je" s'affirme comme auteur de sa parole. Mais dans le cas présent, l'auteur a ceci de particulier qu'il n'a pas de "Tu" à qui s'adresser. Il échappe aux contraintes du dialogue. Tout à son propre jeu, il n'a de compte à rendre à personne. Dans sa solitude, la Voix s'élève à une sorte d'énonciation pure comme étant à la source de tout dialogue. Elle n'a rien en effet d'un soliloque, car non seulement elle appelle à être entendue, mais elle forme pour quiconque peut l'entendre des projets audacieux. Sous cet angle, le Fidèle n'est pas exclu des destinataires de la Voix, mais il n'en est pas le partenaire obligé. Un autre pourrait prendre place à ses côtés. Le Fidèle est donc invité à se considérer comme "un" parmi "d'autres". C'est à ce mode de sujétion qu'il peut et doit porter attention à la Voix.

Ce que dit la Voix

Tout ce qu'elle énonce se range sous la notion de promesse. Elle en présente les principaux caractères. Elle porte sur le futur. Elle ne propose que des biens désirables. Elle s'engage à les réaliser et dit qu'elle en a le pouvoir.

On retiendra qu'à la différence des maux que la protection divine devait écarter, selon le discours du Sage, la Voix ne propose que des valeurs positives et gratifiantes. Précisons : les dons offerts ne sont pas des biens à posséder, mais des biens à assumer. Ils visent la promotion du sujet lui-même : ils le soulèvent à être ce qu'il est, non à l'enrichir par ce qu'il a.

Les dons sont à répartir en deux classes. Ceux de la première classe sont offerts sous condition : "si" l'auditeur fait cela, alors il deviendra cela… Une connexion s'établit alors entre les performances attribuées respectivement au destinataire "IL" et au destinateur "Je". On obtient la répartition suivante :

par "IL"

s'attacher à
connaître le Nom
appeler

affranchir
exalter
répondre

par "Je"

Les performances sont liées : pas de "réponse" sans "appel", pas d'exaltation sans "connaissance du Nom", pas "d'affranchissement" sans "attachement". Cette triple interaction produit une intensification des relations intersubjectives : les partenaires se donnent l'un à l'autre, au point de ne plus être l'un sans l'autre, comme il va être dit (15b).

La seconde classe de dons (15b-16) présente une situation insolite : les promesses de dons n'exigent rien en retour du partenaire. Et pour cause : ce dernier est réduit à une situation de "détresse". Privé de toute initiative, il ne peut que se laisser faire, passif devant les initiatives déclarées par la Voix. Celles-ci font l'objet d'une description de plus en plus grandiose. Au départ, l'assurance d'une co-existence entre les deux acteurs : "dans la détresse, je suis avec lui". Issu de ce vouloir "être avec", la Voix multiplie tout un éventail d'actes gratifiants : "délivrer", glorifier", "rassasier de longs jours", et pour combler le tout : accéder à la "vision du salut". Tous ces énoncés se rapportent évidemment dans un parcours narratif à l'heure de la glorification ou de la sanction du héros. Ces propositions définissant un stade final, elles nous invitent à considérer la "détresse" de "IL" comme la butée qui l'a réduit à l'impuissance. Nous arrivons ici au cœur du problème : comme interpréter la "détresse" ?

Elle est à placer au croisement de deux lignes de signification : l'une d'ordre narratif, l'autre d'ordre énonciatif. Du point de vue narratif, le Fidèle arrive au terme d'un parcours défini par l'éviction des malheurs grâce à la protection divine (selon le discours du Sage) et par son enlisement dans la détresse, état final du sujet. Après tous les maux auxquels il est censé avoir échappé, il n'en reste qu'un de concevable, c'est en fin de vie le défilé oppressant de la mort. Cela n'est pas dit explicitement, mais c'est le seul qui, après le "rassasiement des jours", donne sens au "salut". Du point de vue énonciatif, la "détresse" donne sens également au changement de position subi par le Fidèle. D'abord partie prenante d'un dialogue sous la double dénomination du "Je" et du "Tu", il prend dans le discours de la Voix, sous le pronom IL, quasiment le statut de non-personne. On peut considérer dans cet effacement du sujet de la parole, compte tenu du développement narratif, un état de mort. En effet, le mort est celui dont on parle, mais qui ne parle pas et à qui on ne parle pas il ne joue plus (comme le mort au jeu de bridge), à moins que la Voix ne distribue à nouveau les cartes de la vie.

Le Cantique des Voix

Est "cantique" le rassemblement des 3 Voix en une seule écoute. Qu'advient-il au lecteur qui voudrait se prêter à l'audition de ce Cantique à 3 Voix ? Écouter, ici lire la partition, c'est, avant d'appréhender le sens des énoncés, procéder à une ré-énonciation, ou, si l'on veut, une vocalisation du texte. La force d'énonciation du texte se divise nécessairement entre un énonciateur et un énonciataire. Occuper le poste d'énonciataire est une ambition qui dépasse la compréhension des énoncés d'un message. Pas plus l'auteur que le lecteur ne maîtrise la force d'énonciation qui a produit le texte en sa langue singulière. Il en découle un clivage propre au sujet de l'énonciation, entre le lecteur acquisiteur d'un savoir argumenté, et l'énonciataire attentif à l'écoute des figures. En effet, certaines figures sont décodables en rôles ou valeurs thématiques, tandis que d'autres résistent et concourent à l'opacité du texte. C'est pourquoi on appelle "figurale" l'opération par laquelle le réseau des figures se détache peu à peu des réalités observables pour s'orienter vers ce qui est à dire autrement et n'aura jamais fini d'être dit.

La question qui se pose au lecteur du Cantique, c'est de laisser la force d'énonciation à l'origine du texte ausculter son pouvoir d'écoute et, si possible, l'ouvrir à l'inédit, et par là le révéler à lui-même en ce qu'il a de propre. Dans le cas qui nous occupe, comment le cantique tient lieu d'énonciation en distribuant sa polyphonie entre les trois Voix du Fidèle, du Sage, et du "Nom".

La première Voix

Une attente, réelle ou illusoire, est nécessairement soulevée chez qui écoute la Voix confiante du Fidèle. Les quatre figures : "abri", "repos", "rempart", "refuge", sont effectivement des objets cause du désir. Polarisé par l'intermédiaire de ces représentations, le désir aspire à l'invocation des Noms attestés par la Voix : le Très Haut, le Puissant, le Rempart, Dieu, et au- delà encore le Nom mystérieux, mis en retrait par les versions : Yahvé, Celui qui est. C'est ainsi qu'est assuré, par delà les figures de sécurité, la proximité à l'Être même, – le roc sur lequel repose la confiance du sujet. A ce point, il ne s'agit plus de juger de la vérité ou de la non-vérité du désir, mais de savoir si une telle confiance en la Voix ou, pour mieux dire, l'acte de croire en la Vie peut être dépassé ou déplacé, sauf à se replier sur soi.

La seconde Voix

C'est à ce point qu'intervient la voix du Sage. Elle s'applique, comme on l'a dit, à conforter la confiance soulevée lors de la première écoute. Comme en contre-point, elle étale un éventail de prévenances visant à protéger le croyant des dangers menaçant son intégrité physique, c'est-à-dire à le détourner de l'obsession de la mort. D'autre part, cet appareillage de sécurité se voit (indirectement) justifié par la conformité de la conduite du fidèle à la volonté de Dieu. L'auditeur est poussé à prendre appui sur lui-même. Cependant, l'approche inévitable de la mort ne vient-elle pas rendre illusoire le sentiment de sécurité induit par la Voix du Sage ?

La troisième Voix

La troisième Voix ne s'accorde pas aux premières sans dissonance. Elle fait entendre à l'auditeur-énonciataire l'urgence à déplacer le curseur de son identité. Le discours du Sage le fixait sur son intégrité physique. A la limite, le disciple pouvait jouir de la vie au milieu d'un champ de morts (7). L'intervention de la Voix l'oblige à un déplacement. Elle le fait transiter de cette première identité, où il s'imaginait être "un" sans les autres, à une seconde où, déplacé sous la mention de "IL", il lui est donné de vivre "un" parmi "d'autres". Sous ce déplacement de son individualité de "Je" à "IL" (la non-personne) se glisse, avec l'éventualité de la mort, la possibilité d'entendre encore parler de lui. Ici, le lien avec les autres se double d'un "être-avec" le détenteur de la Voix. Dans la détresse où le plonge sa fin mortelle, la Voix, par la force même de la parole, est encore perceptible et assez puissante pour le délivrer, le glorifier et lui faire voir le salut. En le délogeant d'une immortalité imaginaire, elle re-pose son désir de vivre à l'écoute du don de la parole.

Arrivé à ce point, un propos de Denis Vasse conclura, mieux que je ne saurais dire, le renversement accessible à l'écoute de la Voix. Parlant du feu de la parole dans laquelle l'homme demeure et se cherche en son corps, il ajoute : "De cette expérience aussi vieille que le monde et aussi actuelle que lui, l'homme – après avoir en vain tenté de mettre la main sur cette parole, de s'en servir pour exalter sa propre puissance imaginaire, son propre sexe – en vient à reconnaître qu'elle le renvoie à un Tout Autre aussi bien qu'à tous les autres, et que c'est dans ce renvoi, dans ce délogement de lui-même qu'enfin il se trouve et vit. Ce qu'il redoutait comme la mort, devient son salut. C'est alors que dans un prodigieux renversement il confesse – en se reconnaissant – qu'il est "créé à l'image de Dieu", c'est-à-dire essentiellement de rien de ce qu'il connaît et se représente, qu'il n'est pas créé à l'image de lui-même, que ce qu'il vise à devenir comme sujet demeurant dans la parole, il ne l'imagine pas, il ne le sait pas, il en vit. Il vit de la parole2."

  1. La différence entre la leçon du Bréviaire et la leçon Gelineau tient en ceci que la première rapporte une parole incluant des énoncés narratifs et que la seconde rapporte un récit incluant une parole. La première est évidemment homogène à la suite du psaume plus que la seconde.
  2. Denis VASSE, L'arbre de la voix, Paris, Bayard, 2010, p. 40-41.