La sémiotique littéraire interrogée par la Bible
J. Delorme

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  1. La figurativité du discours

Les textes se distinguent par la façon particulière dont ils mettent en scène le monde, l’homme, l’espace, le temps. Parce qu’ils renvoient à des choses, des êtres, des comportements dont nous avons l’expérience ou qui appartiennent au savoir commun d’une culture, nous risquons de ne pas y prêter attention, comme si le langage était transparent et se faisait oublier entre nous et la « réalité ». Ou bien il arrive que nous les traitons comme des « images » ou des moyens d’exprimer des idées ou une thématique censée plus importante. Or il s’agit de la capacité que le discours a de convoquer ce qui lui est extérieur pour le faire entrer dans le processus de la signification. Les représentations qu’il en offre deviennent des figures discursives de contenu. La notion de « figure » ne correspond pas au « sens figuré » d’un mot ou d’une expression détourné de son « sens propre », ni aux « figures » (ou « tropes ») recensées par la rhétorique. En première approximation, on pourrait appliquer aux discours la distinction que l’on fait entre la peinture « figurative » et la peinture « abstraite ». Mais en rigueur de termes, il n’y a pas de tableaux sans référence à l’expérience sensible de l’espace, ne serait-ce que par les lignes et les couleurs, et il n’y a pas de discours abstrait au point de couper toute relation au monde extérieur et au corps. Les philosophes eux- mêmes réfléchissent sur la vie et recourent à des métaphores tirées de la perception sensorielle. Inversement, les tableaux « figuratifs » ne peuvent être confondus avec ce qu’ils représentent : le jeu des formes et des couleurs transforme la scène la plus banale en objet de contemplation esthétique. De même, le discours le plus « référentiel » (e.g. un livre de géographie) ne reproduit pas le monde tel qu’il est, mais il lui confère un mode « discursif » d’existence, ordonné et sensé, qu’il n’a pas dans le monde naturel.

Le discours ne peut se passer d’ancrage dans le monde (physique et psychologique), mais il s’en détache pour en construire un autre, intérieur au texte (e.g. la Galilée de Mc) et présentant deux faces. L’une est tournée vers le dehors (face référentielle ou représentative), elle permet de reconnaître de quoi ou à partir de quoi on parle. L’autre est tournée vers le discours lui-même et vers l’opération qui s’y accomplit par le fait qu’on parle. Et de même qu’un tableau s’impose comme tableau par la forme des lignes et des couleurs, de même le discours existe par la forme qui rapporte les uns aux autres tous ses éléments et les fait signifier tels qu’ils sont articulés dans le texte et non tels qu’ils existent dans la « réalité ».

  1. 1. Le figuratif et le thématique

On s’est intéressé à la dimension figurative en vue du contenu thématique qu’elle permet de construire. On n’a pas toujours évité le risque de ramener le figuratif et le thématique au signifiant et au signifié de la définition saussurienne du signe comme si les représentations du monde recouvraient des investissements thématiques plus généraux, plus abstraits. On reconnaît e.g. le thème de l’évasion aussi bien sous la figure d’un départ pour un pays lointain (évasion spatiale) que sous celle d’une rêverie sur le passé (évasion temporelle); ou encore le thème du culte sous les figures du prêtre, du lévite et du sacristain. Cela correspond trop à des habitudes prises de dégager d’un texte des « thèmes » ou des « idées maîtresses » (ou un « message », une « théologie ») à partir de « mots-clefs » ou d’insistances particulières. Il y a là une conception didactique, cognitiviste de la signification, qui limite la portée du « figuratif ». On retomberait dans une sémiotique des signes qui classerait les parcours figuratifs sous des catégories plus abstraites comme on classe les plantes selon le genre et l’espèce, ou les « motifs » folkloriques sous des rubriques générales. Mais les figures n’existent pas comme telles dans la nature ou dans les dictionnaires, mais seulement dans le travail du discours.

Le niveau thématique est celui où le lecteur est amené à se placer quand il tente d’avancer vers une hypothèse de lecture globale d’un texte en se demandant : où en suis-je ? de quoi s’agit-il? Il n’est jamais facile de le dire à coup sûr. On peut faire appel à des codes suggérés par la connaissance que nous avons du monde représenté ou de la culture d’une société, e.g. au code socio-religieux qui fonde la différence entre un prêtre, un lévite et un samaritain. Mais dans le texte ces personnages sont mis en présence d’un inconnu à demi-mort et leurs comportements (i.e. leurs parcours figuratifs) les définissent tout autrement que selon les codes reçus. Le thématique ne se développe pas comme une idée à travers ses illustrations, il court parallèlement aux figures et provoque sur l’orientation du texte des hypothèses qu’il faut vérifier en revenant au figuratif. Et les figures peuvent interférer, se rejoindre et s’opposer de telles manières qu’elles suggèrent plus que ce qu’on pourrait leur faire exprimer en clair, car elles ont le pouvoir d’atteindre le lecteur plus profondément qu’au niveau de son savoir conscient.

  1. 2. La figure, le monde et le sujet

Les figures touchent en effet aux rapports complexes que l’homme entretient avec le monde et le temps, avec la société et les autres, avec lui-même et son corps. Ces rapports structurent l’être humain et les figures n’en sont pas le simple reflet. Elles traduisent un rapport au réel qui pousse à parler tout en résistant au langage. Car les mots ne sont pas les choses et cette séparation fonde à la fois la possibilité de parler d’elles et l’impossibilité pour le langage de coïncider avec elles. Il faut en dire autant du rapport de l’homme avec lui-même.

Les figures, par leur côté référentiel, renvoient au monde de l’expérience humaine extérieure et intérieure, parfois jusqu’à produire ce que Barthes appelait un « effet de réel » et Pierce une « icône ». Mais elles ne le reproduisent pas. Elles le configurent en monde interne au texte (e.g. les rapports entre lieux habités, déserts, mer et montagne en Mc) qui ne saurait être pris pour le monde « réel ». La sémiotique n’est pas compétente pour dire dans quelle mesure cette représentation est exacte ou non, mais pour mettre sur le chemin de ce qui se dit à travers les figures. Heureusement, le monde représenté (e.g. dans les paraboles du maître et des serviteurs, ou Jésus assis sur l’âne et l’ânon en Mt 21,7) témoigne de schématisations et de déformations qui détournent l’attention du lecteur de l’anecdote vers autre chose. De même, sous des manières de raconter qui déçoivent l’historien, c’est un rapport à la fois nécessaire et difficile à saisir au temps et au devenir qui est en cause. Et quand il s’agit de ce qui se passe en l’homme, les textes n’offrent pas un simple écho de ses émotions, attraits ou aversions, car le langage se heurte là au ressenti corporel, à l’indistinct, au continu vital : comment en parler avec des mots qui le parcellisent, qui l’extériorisent et ne ressentent rien? Les figures atteignent en nous les stigmates de notre affrontement au réel. Elles deviennent des signifiants en perte de signifié qui retentissent sur les signifiants que l’expérience a déjà inscrits dans notre mémoire et notre corps.

Au rapport entre le figuratif et le thématique, qui se situe au niveau du savoir d’un lecteur attentif, il faut adjoindre (et même substituer) un rapport entre ce qu’on appellera le figuratif et le figural (Geninasca 1985 : 210-213; Martin 1996: 140-150). Nous entendons par là que la figure perd tout ou partie de sa portée de représentation d’une réalité extérieure au texte pour se concentrer sur le sujet humain qui parle ou auquel il est parlé. Nous en verrons des exemples dans la Bible. Ce dont il est parlé et qui appartient au monde extérieur au langage s’inscrit comme figure dans le discours, en utilisant les ressources du langage mais dans ses limites, car les mots ne peuvent se mettre à la place des êtres et des choses et celui qui parle ne peut se mettre dans les mots. Le discours réussit à dépouiller le figuratif de ce qui pourrait le faire prendre pour la réalité évoquée et à le mettre comme figural en rapport avec un sujet de la parole (Panier 1993; Calloud 1993). L’eau à boire du puits de Jacob perd peu à peu toute la consistance d’une eau « réelle » pour devenir le truchement d’une parole adressée à écoute malgré tout ce qui sépare un juif et une samaritaine (Calloud–Genuyt 1989 : 81-90). Le corps de Jésus « métamorphosé » sur la montagne échappe aux limites du visible ordinaire puis disparaît sous l’ombre de la nuée pour que l’appel à écoute s’y fasse entendre (Martin 1996 : 155-159 et 173-175). La place du sujet convoqué n’est pas évidente. Elle peut prendre figure de personnage dans le texte, mais au niveau de son écriture cette place n’en demeure pas moins ouverte du côté des lecteurs éventuels. Elle s’indique par la manière dont les figures et les parcours figuratifs sont rapportés les uns aux autres et aménagent une sorte de point de vue à partir duquel il est possible de les nouer entre eux, un peu comme une peinture propose au regard l’angle sous lequel elle se donne à contempler. La figurativité du discours est inséparable de l’énonciation qu’elle atteste.

  1. 3. Figures de l’objet et du sujet dans la Bible
  2. 3. 1 La Bible serait-elle encore lue si elle était l’œuvre d’une pensée soucieuse de s’exprimer en concepts clairement définis? C’est par le foisonnement de la figurativité qu’elle ne cesse de mettre ses lecteurs en travail de sens. Les modèles d’analyse et d’interprétation par lesquels il faut passer pour l’étudier laissent toujours des restes pour susciter d’autres études. Prenons par exemple la question du sujet qui se pose constamment si on veut lire avec attention : qui fait quoi ? Qui est qui ? Comment l’identité d’un sujet se précise et se transforme au cours d’un texte? La question a été formulée d’abord à partir de la grammaire narrative sous la forme suivante : quel objet pour quel sujet? (7) En effet les récits mettent souvent en scène un personnage en quête de quelque bien qui lui manque ou qu’il a perdu et qui représente pour lui une valeur qui le rend désirable (Greimas 1983: 19-48 sur « les objets de valeur »). Dans cette perspective, le sujet est défini par la valeur de l’objet. Mais cette valeur peut être soumise à des appréciations diverses, spontanées ou réfléchies, selon les personnages et les moments de l’action. Des débats peuvent s’élever à ce propos et passer par la parole, de telle sorte que la relation sujet-objet dépend des rapports qui se nouent entre des sujets et dont la mise en figures doit être soigneusement observée. C’est ainsi qu’en des textes bibliques qui semblent orientés vers l’acquisition ou la réception d’un bien, la qualité des relations intersubjectives prennent plus d’importance que l’objet désiré. Celui- ci, quand il est obtenu, change de valeur. Une guérison, par exemple, ne vient pas simplement réaliser un désir, elle atteste la transformation des sujets au cours de leur rencontre et la vérité des paroles échangées entre eux (e.g. Mc 5, 25-34; 10, 46-52).

Ces exemples montrent aussi que l’émergence d’un sujet nouveau dans une rencontre à deux peut impliquer un tiers. La place du tiers peut être explicitement prévue, comme lorsque Jésus envoie le lépreux au prêtre après guérison (Mc 1, 40-45) ou avant (Lc 17, 12-19). Il y a là une manière de rompre une relation duelle où le désir de chacun ferait écho au désir de l’autre : Jésus veut que le désir de l’autre s’accomplisse, mais celui-ci veut-il ce que Jésus veut? L’envoi au tiers en est l’épreuve et celle-ci peut échouer, comme lorsque le lépreux guéri ne réalise pas la consigne de Jésus (Mc 1, 43-44) et c’est finalement Jésus qui n’a plus le pouvoir de faire ce qu’il avait projeté (comparer les v. 38 et 45; cf. Delorme 1991 : 27-32). La place du tiers absent s’indique de diverses manières, e.g. par la parole : « Ta foi t’a sauvé ». Ce n’est pas une déclaration générale sur le pouvoir de la foi, cela ne peut être dit qu’au terme d’un dialogue où chacun des deux partenaires se situe en vérité par rapport à l’autre. Alors que l’un cherche en l’autre un pouvoir qu’il lui attribue, celui-ci, Jésus, s’en désapproprie et le met au compte de la « foi » du premier. La puissance paradoxale de la « foi » qu’il reconnaît chez un être sans pouvoir renvoie au Tiers qui n’est pas représenté dans le récit mais qui est impliqué aussi bien du côté de l’infirme par l’immensité de son désir que du côté de Jésus par la parole qu’il prononce. Et en Mc 5, 29 et 30, les deux événements simultanés qui arrivent à la femme et à Jésus marquent déjà l’intervention du Tiers absent (Delorme 1991: 69-71, 74-77). La foi dont il est parlé ici (v. 34) correspond à une ouverture telle que la relation à deux s’inscrit dans une relation à trois. (8)

  1. 3. 2.Dans la constitution du sujet, l’objet désiré et communiqué perd donc de son importance au profit de l’approche des sujets entre eux, de leur dialogue, de leurs accords ou désaccords. Il arrive même que l’objet disparaisse au profit de ce qui naît de la parole donnée et accueillie. C’est ainsi que l’eau à boire qui fait se rencontrer Jésus et la samaritaine disparaît du récit quand l’échange s’est établi en vérité à propos du mari manquant et la femme finit par oublier sa cruche au puits. Une autre incomplétude s’est révélée au cours de l’entretien et il n’y a pas d’objet identifiable pour la combler. Souvent des biens sont désirés et manqués, promis et non obtenus ou au contraire trouvés sans avoir été recherchés. Comme beaucoup de déplacements et de voyages dans la Bible (Calloud 1985-1986), la quête passe par l’échec et s’oriente autrement, parce qu’un désir d’une autre qualité a pu naître grâce à une perte nécessaire. Il ne s’agit plus de réparer une déficience, mais de révéler une insuffisance d’un autre ordre, de faire entendre un appel à être autrement qui dépasse l’avoir d’un bien ou l’acquisition d’une valeur. Cet appel se creuse dans une rencontre où les images que chacun peut se faire de soi et de l’autre tombent. L’autre dérange et chacun peut être porté soit à l’éviter ou l’exclure, soit à le ramener à quelque ressemblance avec lui. Le reconnaître en ce qu’il a d’irréductible au même ou au semblable suppose que dans la relation une place est ménagée pour l’Autre en tant qu’autre, qui attire et effraie à la fois. Il faudrait reconsidérer de ce point de vue le « secret messianique » en Mc.

Mais la sémiotique peut-elle parler de la place de l’Autre dans les textes ? N’est-ce pas plutôt le langage de la théologie ? Non, car il s’agit de marquer une place dans la structure d’une relation de sujet à sujet telle qu’elle est figurée dans les textes. La place de l’Autre n’est pas forcément celle du Dieu dont la Bible offre des représentations multiples, qui relèvent de figures et de rôles divers. Il en est de même, au niveau actantiel, pour le rôle des destinateurs. Ce concept a été soupçonné d’être idéologique ou d’inspiration théologique. Il est vrai que le Dieu biblique se trouve souvent au principe d’une action à entreprendre ou au terme quand il s’agit de l’évaluer, et tel est bien le rôle de destinateur. Mais ce rôle a d’abord été élaboré à partir de textes censés représenter un univers de valeurs clos, où toute perte doit être compensée et tout manquement réparé, sous la garde d’une puissance maîtresse des choix des sujets et de leur sanction. Mais s’il arrive que des textes bibliques ou certains de leurs personnages conçoivent la religion sur ce modèle, l’ensemble de la Bible le refuse en assumant l’imprévu de Dieu et la blessure irréductible du mal, et en définissant le salut par son contraire, la perte (« Qui veut sauver sa vie la perdra »), mais la perte consentie dans une relation d’altérité (« Qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera »). La loi est précédée par une révélation et une libération qui fondent un régime d’alliance. Une liberté imprévisible sollicite une liberté fragile délogée des systèmes clos où elle est tentée de chercher refuge. Et les figures de sanction s’inscrivent finalement dans celle de la rencontre à visage découvert. Plutôt que des objets ou des valeurs, c’est la parole qui circule, une parole créatrice d’une relation où un sujet peut naître. Les figures de dépendance sont dépassées par celles de la filiation et de la fraternité (Panier 1991 : 311-336 et 363-368).

Là encore la figurativité empêche l’application rapide d’un modèle actantiel abstrait. Ce n’est pas la syntaxe des actants qui fait reconnaître la place de l’Autre mais celle-ci est appelée par la structuration des figures de la relation entre sujets en des textes qui, hors de la Bible aussi, résistent au modèle d’un sujet réalisé par la liquidation de ses manques et l’accomplissement de ses désirs. Un sujet s’instaure par rapport à un autre, reconnu comme autre, au-delà des images et des attentes projetées sur lui. L’objet désiré ou le désir objectivé intervient comme amorce ou support provisoire, mais la source du désir est plus profonde et secrète. La place de l’Autre s’indique en ceci que l’autre échappe toujours à l’image, au savoir et aux tendances qui cherchent à le ramener au même et à soi: il y a de l’Autre dans l’autre. La sémiotique recoupe ici les intérêts d’une anthropologie psychanalytique du sujet désirant et parlant et cela ne devrait pas étonner, car ces deux disciplines se fondent sur l’analyse du langage et l’enfant dans sa croissance accède à l’humain et se structure comme sujet par le langage. Il n’est pas étonnant non plus que les rapports d’échange d’objet entre sujets figurés dans les textes suivent les modèles sociologiques des structures du marché ou du don et contre-don, et attestent la différence entre ce qui peut et ce qui ne peut être donné et échangé (Geninasca 1979: 91-98).