La sémiotique littéraire interrogée par la Bible
J. Delorme

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  1. 3. La parole et l’écriture dans la Bible

La Bible offre un immense répertoire des formes de la parole: récits de communication parlée, cris et rumeurs, oracles prophétiques et enseignements sapientiaux, commandements, menaces et promesses… La parole est citée ou mise en scène de multiples façons: les hommes parlent, mais aussi parfois des animaux et même le Dieu sans bouche ni visage dont les Prophètes se donnent comme les porte-parole et dont les récits rapportent les propos. La sémiotique est intéressée d’abord par le fait que souvent l’insistance porte non seulement sur ce qui est dit et rapporté, mais aussi sur les conditions de la prise de parole ou de son accueil. Des hommes et des femmes prennent des risques en parlant et l’écoute met à l’épreuve le désir et l’imaginaire d’auditeurs qui s’engagent ou s’esquivent. Les figures de naissance d’un être nouveau, communautaire ou individuel, sont fréquentes et sont habituellement liées à une parole reçue en vérité. Il y a là de quoi élucider la problématique de l’instauration d’un sujet de parole, qu’il parle ou qu’il écoute.

D’autre part, la Bible offre avec la parole un exemple remarquable de traitement discursif d’une figure majeure. La parole ne s’y limite pas au champ du langage parlé: les cieux, le jour, la nuit racontent sans que leur voix s’entende (Ps 19,2-5) et des événements, des actes, des comportements sont dits « parole » (avec un mot grec, rhêma, spécial pour cet emploi), en tant qu’il en est parlé, qu’ils font parler ou qu’ils incarnent la parole (e.g. Gn 15,1; 22,16; Dt 4,32; 1 R 11,41; Lc 2,15. 17. 19). De la parole au corps et à l’agir, le rapport est étroit et réciproque.

Enfin et peut-être surtout, la Bible affirme à temps et contretemps que la parole précède. Elle est au commencement de tout le créé (Gn 1) Et les porteurs de parole (Prophètes et Sages, Jésus et les Apôtres) se caractérisent par le rappel qu’ils font d’une parole antérieure, déjà entendue, oubliée ou méconnue : parole de promesse, d’alliance, de la Loi, puis de l’Evangile. Le récit biblique dans son ensemble est celui des manifestations variées d’une parole, jamais épuisée par ses réussites aléatoires et ses échecs, toujours renaissante, jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse, non pas dans un livre ou dans un message, mais dans le corps d’un homme, dont la mort donne naissance à « l’heureuse annonce » (euaggelion). Et quand le NT parle de sa propre écriture, c’est pour la fonder sur cette parole première (Lc 1,1-4; Jn 20,30s; 1 Jn; Ap). Il se donner à lire par rapport à la Parole dont les Ecritures témoignent (cf. Mc 1,2s et les formules d’accomplissement des Ecritures), qui s’est manifestée dans la chair du Christ (Jn 1,14) et qui a déjà touché et « enfanté » les lecteurs (Lc 1,2.4; Gl 2,4; 1 P 1,23; 1 Jn 2, 24-27).

La figure de la parole est en quelque sorte vidée de contenu préétabli, par élimination des sens convenus attachés au mot et à ses emplois courants. Elle devient disponible pour porter autre chose qu’un savoir répertoriable. Elle devient un signifiant capable d’atteindre un sujet là où se fait sentir la limite entre ce qu’il peut dire et l’impossible à dire. Elle est parole « autre », mais non pas étrangère, s’il est vrai que chacun naît à l’humain à l’appel de la parole d’un autre. Ainsi l’expression « Parole de Dieu », dans la Bible et dans la tradition de lecture des Ecritures « inspirées », ne désigne pas simplement le message d’un destinateur divin, elle fait appel à l’expérience fondatrice de l’humain, tout en poussant à l’extrême la qualité « autre » d’une Parole irréductible aux discours qui l’invoquent ou qui la concernent. Celle-ci est désignée comme parole de l’Autre absolu dans la familiarité des mots humains. Elle rejoint en l’homme l’expérience de la rencontre de l’autre comme autre et de l’éveil à son désir porté par sa voix (cf. Lc 1,41-45; Panier 1991: 146-156).

Une sémiotique attentive aux structures de l’altérité et du sujet désirant et parlant telles que les textes les manifeste ou les impliquent peut sans se substituer à la réflexion théologique, l’inciter à rouvrir la question des « Ecritures inspirées » (Martin 1996). Cette question, posée dans le cadre d’un protocole de lecture reçu dans la tradition judéo-chrétienne, peut être envisagée du point de vue d’une énonciation élargie à l’ensemble du Livre. Car le rassemblement des écrits qui s’y trouvent n’est le fait d’aucun de leurs auteurs, et l’inspiration, en tant qu’elle porte sur le Livre achevé, n’est pas leur œuvre. En jouant de la diversité des textes réunis, de leurs variations, de leurs oppositions, la Bible construit un texte nouveau à l’intérieur duquel l’inter-textualité devient intra-textualité et élargit la place de l’Autre. Elle amplifie l’opération qui déjà s’exerce en chaque écrit et qui détache les figures de ce qu’elles représentent pour les tourner vers l’énonciation et les incliner sur le versant de la parole. Les figures de la parole elle-même, traitées ainsi, deviennent parlantes sans combler le vide de toute représentation possible de l’origine de la Parole. La lecture est prévenue contre le piège de l’identification imaginaire avec quelque personnage du Livre et invitée à une écoute qui ne se laisse arrêter par aucune des images que le lecteur peut se faire de ce qu’il lit, de soi, de l’auteur et de Dieu même.

EN GUISE DE CONCLUSION : LIRE ET INTERPRETER

La sémiotique ne remplace pas l’exégèse, mais elle rappelle à l’exégète comme au sémioticien qu’en chacune de leurs multiples tâches, il sont d’abord des lecteurs. On n’est pas lecteur par nature, on le devient et chaque livre fait advenir son sujet lecteur. L’exercice de la sémiotique peut favoriser l’apprentissage de la lecture, pour apprendre non « ce qu’il faut lire, mais comment lire pour se trouver à tout instant en face du non-connu, de l’imprévu » (Greimas 1977: 228). Le savoir-faire du sémioticien ne permet pas de dire le sens avec plus de compétence que d’autres, mais de déconstruire sa manière de lire pour tenter « de surprendre, d’imaginer, de décrire les opérations qu’à notre insu nous accomplissons quand nous instaurons comme texte et comme discours » ce que nous lisons (Geninasca 1990: 33).

Le va-et-vient entre l’observation du texte et son interprétation doit être contrôlé. Puisque le sens n’est pas l’objet d’une saisie immédiate et que l’écriture visible ne manifeste pas la face invisible du discours qu’il faut construire, le rapport de celui-ci au texte n’est jamais de pure reproduction. Les diverses lectures d’un même texte sont instructives, non pour les juger au nom d’une lecture qui s’en ferait juge, mais pour évaluer l’enjeu des variantes de lecture aussi bien par rapport à la totalité articulée des éléments du texte qu’aux intérêts des sujets lecteurs. On distingue parfois très sommairement les lectures naïves et les lectures savantes. Mais les secondes peuvent se fixer des objectifs de connaissance (historique, sociologique, philosophique, théologique…) qui transforment le texte en document fournisseur d’indices ou de matériaux en vue d’une recherche qui n’est pas la sienne, ou encore se fixer un protocole (e.g. la définition du « sens littéral » comme le sens voulu par l’auteur dans les circonstances de la production du texte) qui d’avance limite les possibilités d’interprétation offertes par la langue et l’articulation figurative. Et les lectures naïves, écho de réactions spontanées des lecteurs, peuvent signaler les points où notre besoin de clarté achoppe, où le texte déroute (le salaire des ouvriers de la première heure est injuste ! le traitement du figuier sans fruit avant la saison des figues est insensé !) et met en question le désir du sujet lisant.

L’analyse sémiotique s’insère donc dans une opération de lecture et d’interprétation de telle manière que cette opération reste ouverte. L’analyse tente de décrire une organisation discursive et dans une certaine mesure d’en expliquer les fonctionnements signifiants (Ricoeur 1986). Mais il ne s’agit pas d’explication comme dans les sciences de la nature, du fait que les signifiants ne sont pas la cause de la signification et que celle-ci exige un sujet interprétant. La méthodologie fournit une certaine compétence (un savoir et un savoir faire) pour la description. Mais le texte met en jeu un autre ordre de compétence, celle d’un sujet interprète qui devient sujet interprété et d’un être de langage accessible à la parole autre qui le fait parler à son tour.

Il ne suffit pas de connaître la théorie et les méthodes pour être prévenu et moins dépendant de ses propres impressions et de ses attentes et pour reconnaître le poste et le rôle d’énonciataire appelé par le fait d’actualiser l’énonciation du texte. La sémiotique avec la lenteur et la patience de son travail peut favoriser l’expérience du temps nécessaire pour transformer la curiosité et le désir de savoir, qui sont souvent au principe d’une étude de texte, en disponibilité et apprentissage de l’écoute.

Notes

[1] Pour une présentation de la sémiotique greimassienne (précurseurs, héritages, développements situation par rapport à Pierce et à d’autres problématiques et méthodes d’analyse) et des rapports entre elle et l’étude de la Bible, cf. Delorme 1992. Cf. aussi Thériaut 1993. Présentation de l’œuvre de Greimas en Coquet 1985. Pour la comparaison avec Pierce, cf. Delorme 1992 : 284, 312; Almeida 1978: 1re partie; E; van Wolde. [2] Greimas ajoutait que ces qualités expliquaient le « mariage de raison » contracté entre la sémiotique et l’étude de la Bible. [3] Dans un entretien radiophonique, Greimas parlait à ce propos de l’impossibilité de faire une théorie du langage sinon par petits bouts et en marquant les trous qui réclament réflexion et provoquent à penser. Le second tome (Greimas-Courtés : 1986) prend la forme d’un répertoire de questions débattues [4] La plupart des définitions des mots (surtout des verbes) dans les dictionnaires se présentent comme des condensés de séquences discursives dans lesquelles on pourrait les déployer (e.g. « coudre », « voyage », « automobile »…) [5] Benveniste (242s) distingue entre le discours, qui emploie largement les divers temps verbaux et toutes les formes personnelles des verbes (« je, tu, il »), et le récit historique, où l’aoriste et la 3e personne prédominent. Comparer Weinrich (1964) : le temps du discours s’organise autour du moment où l’on parle, celui de l’histoire autour du temps de l’action racontée. Chatman distingue dans le récit « Story » (« what ? », ce qui est raconté) et « Discourse » (« how ? », comment cela est raconté). On pourrait distinguer dans le récit une face objectivante ou « référentielle » (l’histoire racontée comme elle est racontée) et une face subjective, celle de l’acte de narration ou d’énonciation discursive et du sujet que cela implique. Tout récit saisi comme unité signifiante est un discours, qui se distingue par un mode d’enchaînement des transformations par causalité ou motivation [6] La sémiotique du discours a été rendue possible par la déconstruction du signe opérée par le linguiste danois Hjelmslev, dont Greimas s’est inspiré. Hjelmslev a substitué à la distinction du signifiant et du signifié celle de l’expression et du contenu, conçus comme deux plans distinct d’organisation d’éléments plus simples que les mots pour le contenu et que les sons pour l’expression. Greimas a retenu le terme de sèmes pour désigner les unités élémentaires de contenu (ou traits distinctifs du signifié) et de sémème pour les unités complexes composées de sèmes attachés à un mot (sèmes nucléaires) et de sèmes provenant du contexte. Le discours transforme des sémèmes et en produit de nouveaux par contextualisation. La récurrence de valeurs sémantiques disséminées tout au long du discours produit ce que Greimas appelle les isotopies. [7] Parmi les six actants du schéma greimassien, il apparut très vite que l’adjuvant et l’opposant se ramènent à des aspects du pouvoir du sujet ou de l’anti-sujet. La relation sujet-objet devenait prioritaire et se diversifiait selon qu’il s’agit de l’état ou du faire du sujet. La relation destinateur- destinataire prenait de l’importance surtout pour l’instauration et pour la sanction du sujet. [8] Remarquons que cette structure ternaire correspond à celle des trois « personnes » (je / tu / il) dans la conjugaison des verbes au niveau de la phrase. Une anthropologie s’indique dans ce fait linguistique : la relation par laquelle un « Je » et un « Tu » se structurent l’un par rapport à l’autre fait référence à un « Il » qui empêche la confusion entre eux par effet de miroir, chacun pouvant chercher sa propre image dans l’autre. D’autre part, le fait de poser une assertion assumée par un « Je » implique une auto-affirmation du sujet : dire « Je », c’est dire « Je suis Je » face à un « Tu » invité à s’affirmer comme « Je ». Cette auto-affirmation est présupposée par tout énoncé comme : « J’ai / Je suis ceci ou cela », i.e. antérieurement à toute forme d’attribution d’un objet ou d’une valeur à un sujet. La sémiotique du sujet ne peut ignorer cette structure linguistique de base où l’objet se trouve relativisé par rapport à la parole échangée entre sujets. [9] Tout en se démarquant de l’analyse actantielle de Greimas et fonctionnelle de Propp, R. Barthes a pratiqué sur ce récit une analyse « figurative » avant la lettre qui montre bien le travail du texte sur le lecteur grâce à ce qui reste d’indécidable dans sa manière d’articuler les figures. [10] La notion très floue de « convocation » est, à ma connaissance, absente du « dictionnaire » (Greimas-Courtès 1979 et 1986) et n’a pas fait l’objet d’une élaboration conceptuelle. Elle a été introduite pour assurer le passage entre les structures sémio-narratives (structures profondes du carré sémiotique et des actants et programmes narratifs) et les structures du niveau proprement discursif de la constitution du sens. En fait, ce passage par « convocation » cache mal la nécessité de concevoir la signification autrement que sous la forme d’un « parcours génératif » passant par plusieurs paliers d’organisation pour aller du plus simple et abstrait au plus complexe et concret qui singularise un discours. L’énonciation est au principe du discours et n’a pas à être conçue comme médiatrice entre des structures générales déjà là et les figures du monde mises en discours