La sémiotique littéraire interrogée par la Bible
J. Delorme

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  1. 4. Figures de la parole
  2. 4. 1.Dès ses débuts, la sémiotique s’est laissé interroger par les paraboles. Elles ont accompagné toutes les étapes de la recherche et à chaque étape, il y avait des restes pour la suivante. 0n pourrait raconter l’histoire de la sémiotique en comparant les études qu’elle leur a consacrées au cours de son développement. Cela tient à la complexité et à la puissance signifiante de leur figurativité. Le récit parabolique construit un premier plan de signification (l’histoire racontée) qui en vise un second. Les deux plans ne se distinguent pas comme le figuratif et le thématique, car le récit est déjà le lieu d’un travail thématique sur les figures et le second plan, quand il est explicité, est encore figuratif (comparer Mt 13,47s et 48s; Mc 4,3-9 et 14-20). Les figures du premier sont mises en route vers une signification qui dépasse ce qu’elles représentent et qui s’ouvre sur le second sans perdre ses attaches aux figures du premier. Quand le récit parabolique est suivi d’une « explication », celle-ci n’explique pas ce que le récit ne dirait qu’à mots couverts, mais elle relance le « parler en parabole » en lui donnant une autre forme figurative. Il n’y a pas d’équivalence stricte entre les figures des deux plans. Elles ne se réduisent pas les unes aux autres, car celles de la parole gardent quelque chose de celles du grain en Mc 4: la parole demande un sol en profondeur, elle peut être « étouffée » par les convoitises, elle « porte fruit ». Il n’est parlé de cette parole que sous le mode métaphorique et sans qu’on en sache le contenu. Quand le second plan se réduit à la formule « le royaume de Dieu est semblable à », celle-ci n’en est pas moins figurative et métaphorique, tandis que le récit parabolique en accentue le côté à la fois familier et paradoxal.

On peut observer dans les paraboles un phénomène typique du traitement des figures par le discours. De façon plus ou moins nette selon les textes, les représentations concrètes qui constitue la face référentielle des figures se trouvent déformées, défigurées. « Le semeur sortit pour semer » (Mc 4,3): ce pourrait être une scène habituelle de semailles si les choses ne se déroulaient pas de façon étrange (malgré les efforts des commentaires pour rendre l’affaire vraisemblable). La déformation appuie l’appel: « Ecoutez » (v. 3 et 9) et ce qu’il advient de la parole (v. 14-20) renforce encore l’appel: « Voyez ce que vous entendez » (v.24). Les figures ne sont pas tournées vers des idées à retenir, mais vers l’écoute d’une parole dont la définition échappe et qui parle d’elle-même. Les figures tendent à rejoindre chez l’auditeur (et le lecteur) l’expérience qu’il a d’une voix qui lui fait dresser l’oreille et qui l’avertit du désir d’un autre. Avant toute stratégie de communication d’un savoir et d’enseignement, il y a cet appel qui trouve ou ne trouve pas oreille. Il en est de même, lorsque la parabole intervient dans un débat autour de notions bien établies dans la société, comme la différence entre « justes » et « pécheurs » en Lc 15 : ces notions sont mises en question sans avoir à être redéfinies en termes de morale ou de théologie, mais simplement à partir de ce qui est à entendre dans trois paraboles de perte et de retrouvailles.

  1. 4. 2.Le traitement discursif des figures dans les paraboles est exemplaire de ce qui se passe en d’autres textes bibliques les plus divers (oracles prophétiques, proverbes, discours de sagesse, psaumes…) Les introductions qui prétendent exposer leur « théologie » donnent l’illusion qu’il suffit de bien connaître les idées de l’auteur pour les retrouver dans le texte sans surprise, alors que celui-ci trouve sa force en transformant les conceptions, les représentations ou le cours des choses auxquels on s’attend. Des récits qui semblent s’en tenir aux faits rapportés peuvent prendre une dimension parabolique du fait de leur mise en contexte et/ou de leur déroulement insolite (récit de bataille sans combat en Jg 7, séquence de Mc 6, 30-56 où la foule à pied va plus vite que Jésus et les disciples en barque, où l’affaire des pains échappe à toute logique jusqu’à l’excès des fragments de pain inutiles, où Jésus a pied sur l’eau pourrait dépasser la barque…) Ces récits tournent à l’énigme et font effet de parole interrogative. La déformation des figures peut être poussée très loin dans les scènes de révélation: la lutte avec l’ange au gué du Yabboq (cf. Barthes 1971), (9) le buisson en feu qui ne brûle pas, les visions d’Ez ou d’Ap, la Transfiguration … Une construction figurative qui met à la torture et vide de leur contenu les représentations qu’elle utilise oriente vers ce qui n’est pas figurable et débouche sur la parole à entendre.

Cette parole n’est pas forcément citée, elle reste plus souvent implicite, comme une question posée au lecteur par l’étrangeté des figures. Il peut arriver aussi qu’un récit construise une scène figurative où tout est rapporté sèchement, sans recherche d’émotion, sans le moindre investissement subjectif, mais de telle manière qu’il s’imprime dans la mémoire sans qu’on puisse en délimiter la portée signifiante (Ez 1; Ap 21,10-27; ou dans un autre registre le récit de la Passion en Mc, la scène du Christ aux outrages). Le figuratif a le pouvoir d’atteindre le sujet humain plus profondément que les significations qu’on peut tirer d’un texte. Parce que les figures mises en discours ne se laissent pas réduire à ce qu’elles représentent ni aux idées ou valeurs thématiques qu’elles pourraient véhiculer, elles sont tournées vers la face subjective et subjectivante du discours. Elles passent par un vide qui les rend disponibles et les ouvre à un horizon qu’on ne peut fermer en leur assignant un sens bien défini. Cette « opération figurale » (Martin 1996: 149-151 et 169-175) creuse un appel en direction d’un sujet de parole qui ne peut répondre en disant en disant simplement: voici ce que le texte veut dire. La figure tend à devenir un signifiant dont le signifié échappe et qui insiste d’autant plus en attente d’interprétation.

  1. 5. La figure en sémiotique et en exégèse typologique

La sémiotique parle de « figure » autrement que l’exégèse quand celle-ci traite les « réalités » de l’AT comme des « figures » ou « types » de « réalités » du NT. Des deux côtés, il s’agit bien d’un processus signifiant. Ces « réalités » de l’AT comme du NT sont inscrites dans les textes comme des figures au sens sémiotique: pensons aux représentations données du déluge, de l’exode, de l’Alliance, du repas, du sacrifice, puis de la dernière Cène, du baptême, etc. Ces figures participent au travail de la signification en des écrits divers et selon des orientations différentes. Mais dans l’ensemble de la Bible, d’un écrit à d’autres, elles forment des chaînes de signifiants qui s’appellent entre eux, non comme des idées qui se répètent ou comme une théologie qui progresserait à petits coups, mais comme un appel insistant qui parle au corps et attend d’être interprété.

La relation entre le « type » et l’anti-type » est traditionnellement comprise en exégèse comme celle du voilé et du manifesté : « Novum Testamentum in Vetere latet, Vetus Testamentum in Novo patet » (St Augustin). Or cette dialectique du manifeste et du latent est déjà celle de la figure sémiotique (et celle de toute analyse de texte): la figure se manifeste par la représentation qu’elle offre d’une réalité facile à identifier, mais l’opération immanente qui la déconstruit et la réoriente reste cachée (Calloud 1993: 39-50). La figure vidée de son contenu préétabli n’en continue pas moins d’exercer sa force, comme le grain qui n’est plus grain mais sans qui la parole ne serait pas semence. De même, les « types » vétéro-testamentaires sont déconstruits dans le NT mais ils ne sont pas abolis: le baptême gagne en puissance évocatrice d’être relié au déluge et à la traversée de la mer. D’autre part, ce qui se révèle par le jeu des figures (sémiotiques) entre elles au cours de leur trajet de l’AT au NT, c’est moins la « réalité » qui serait cachée dans l’AT que le voile qui recouvrait ses « réalités » manifestes mais qui n’était pas perçu. L’avertissement est fort contre la tentation d’identifier la figure à ce qu’elle représente. Cette dialectique du voilé/manifesté affecte à leur tour les « réalités » manifestes du NT. Car le détour par les « types » de l’AT avertit le lecteur que le voile peut demeurer sur son esprit, tant que dure la promesse de la Rencontre, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive comme Jacob à son réveil : « YHWH est en ce lieu et moi je ne le savais pas ! »

3.De l’énoncé à l’énonciation

En privilégiant l’analyse de l’énoncé du discours, la sémiotique de Greimas a paru longtemps prendre du retard par rapport aux études sur les actes de langage et la pragmatique linguistique. Ces recherches portent sur les conditions de la communication verbale entre des partenaires présents qui, pour se comprendre, doivent tenir compte à la fois de la teneur de leurs énoncés réciproques et de leur fonction dans le contexte de l’interaction à laquelle ils participent. Il importe cependant de respecter la différence entre les conditions de la signification dans l’énoncé et celles que le contexte impose et qui relèvent d’autres systèmes sémiotiques (gestualité, expression corporelle, contraintes extérieures, règles des relations sociales…) De ce point de vue, la réserve de Greimas pouvait se justifier. Et pour ce qui nous intéresse, i.e. les textes écrits, cette réserve a permis de creuser la notion d’énonciation. Celle-ci ne se réduit pas à l’acte de dire ou d’écrire qui se situe avant et en dehors de l’énoncé (énonciation antérieure, actorialisée). Il faut compter avec une énonciation que rien ne signale et qui habite en quelque sorte l’énoncé (énonciation immanente).

  1. 1. L’énonciation sous-jacente à l’énoncé

L’énoncé n’est pas le simple medium d’un message préexistant qui n’aurait besoin que d’un canal pour être communiqué et comme s’il n’y avait de place pour un sujet d’énonciation qu’avant lui du côté de l’émetteur ou après lui du côté du récepteur. Dans le cas de l’écrit, qui devient par la lecture le lieu du discours en l’absence de l’écrivain, il faut élucider ce qu’il advient de l’énonciation impliquée par la mise en discours. Cette énonciation doit faire l’objet d’une recherche spécifique, que les enquêtes sur l’auteur, le contexte et les destinataires originels ne remplacent pas, surtout s’il s’agit de textes anciens comme la Bible, dont le contexte de production doit être reconstruit à partir de l’état actuel dans lequel ils nous ont été transmis. Nos incertitudes à ce propos ne les empêchent pas de faire encore du sens La lettre de leur écriture cache et atteste une opération de mise en discours et d’articulation interne que le lecteur met en acte.

Sous cet aspect, l’énonciation n’est pas manifestée comme telle dans l’énoncé et ne peut l’être. Toutes les représentations d’un acte de dire (« Jésus disait à ses disciples »…) ou d’écrire (Gal 6, 11…), toutes les apparitions d’un « Je » ou d’un « Tu » dans l’énoncé renvoient à des actes et à des personnes historiques (portée référentielle) qui deviennent dans le discours des figures parmi d’autres, dont l’articulation implique une instance d’énonciation interne qu’elles ne manifestent pas. C’est pourquoi nous distinguons « l’énonciation non énoncée » et « l’énonciation énoncée », i.e. signalée de quelque manière dans l’énoncé. Cette distinction recoupe (sans se confondre avec elle) celle qui est largement admise aujourd’hui entre l’auteur et le lecteur impliqués d’une part et les acteurs historiques de la production et des usages du texte d’autre part. Nous préférons parler d’une instance d’énonciation et celle-ci est conçue comme une relation entre deux pôles (et rôles) d’énonciateur et d’énonciataire, qui ne s’identifient ni avec l’auteur et le lecteur empiriques, ni avec les images que le texte peut donner de l’auteur et du lecteur impliqués. Cette relation entre énonciateur et énonciataire se construit par le discours et reste comme lui virtuelle dans le texte jusqu’à ce qu’elle s’actualise lors de la lecture. Le texte-objet demeure comme trace d’une énonciation singulière, irréductible à tout ce qu’il contient et impliquée par la mise en discours.

Tout ce qui concerne la pragmatique du texte (stratégies discursives, effet visé sur le lecteur, directives en vue de la coopération du lecteur…) peut être pris en charge dans cette perspective, mais sans en rester à l’idée d’une communication intentionnelle. L’articulation des figures qui témoigne de l’énonciation ne relève pas seulement d’intentions, de motivations ou de finalités, i.e. d’opérations conscientes. Car le langage précède les usages qui en sont faits. Il peut nous faire dire plus et autre chose que ce que nous voulons. Et l’impact de la parole, surtout dans le travail de l’écriture, dépasse la conscience que l’écrivain et le lecteur peuvent en avoir.

  1. 2. Enonciation et parole

Mais comment peut-on parler de parole à propos de l’énonciation immanente, surtout s’il s’agit d’écrit? Le problème n’est pas seulement celui des différences entre la communication orale et la communication par écrit, ni celui du passage de l’une à l’autre et des transformations qui en résultent. Le terme de « parole » évoque immédiatement l’image de l’oralité, i.e. d’un acte d’énonciation extérieure. C’est pourquoi la sémiotique se montre très réservée quant à l’emploi de ce terme à propos de l’énonciation immanente. F. de Saussure faisait abstraction de la mise en œuvre du système de la langue par la parole et Greimas considérait la parole comme « une sorte de fourre-tout notionnel », tout en lui reconnaissant « une force de suggestion considérable » (Greimas- Courtés 1979: 269). Il notait cependant que les successeurs de Saussure en ont retenu certains aspects en s’intéressant au « procès » et à l’usage » du langage (Hjelmslev). Et Greimas lui-même dut faire appel à quelque chose de la parole quand il caractérisa la mise en discours (i.e. l’énonciation) comme la « convocation » des figures d’acteurs, du temps et de l’espace dans le discours. (10) On pourrait s’interroger sur la difficulté des sciences du langage à se débarrasser de la parole tout en ayant besoin d’elle: chassée par la porte, elle rentre par la fenêtre!

L’idée greimassienne de l’énonciation devrait permettre de donner de la parole une définition qui réponde à l’expérience de l’écriture et de la lecture littéraires. L’écriture ne vient pas simplement au secours du discours oral ou pour le remplacer. Elle coupe la communication directe et marque la disparition de la parole dans l’agencement des signes et des figures, mais cet agencement aménage une place pour un sujet d’énonciation. De même qu’il construit un autre rapport au monde que celui de l’expérience directe, il instaure un nouveau rapport à la parole par la médiation de la lettre. L’énonciation immanente convoque les matériaux du discours, mais aussi et d’abord un sujet de parole. On en fait l’expérience quand l’étude recommencée d’un texte qui habite le mémoire fait surgir la question : « Que me veut ce texte? » Cette question dépasse le problème rhétorique de l’effet visé par les procédés de persuasion et de pragmatique textuelle. Cette visée peut devenir caduque (les discours de Démosthène ou l’épitre à Philémon ne nous concernent plus directement) sans que le texte cesse de se faire lire et de solliciter le lecteur. L’adresse de l’énonciateur à l’énonciataire est plus profonde que l’adresse de l’auteur à ses destinataires historiques.

En prenant la place du dire, l’écrit construit la place pour un dire autre. On peut lui appliquer le modèle de la communication parabolique. Quand Jésus se met à raconter une parabole, celle-ci interrompt le discours direct qu’il adresse à ses auditeurs. Elle met en scène d’autres acteurs en d’autres lieux et d’autres temps. Et ce récit détaché de celui qui parle et de ceux qui écoutent devient un lieu de langage d’où une parole cherche à se faire entendre sans qu’elle vienne de lui ni d’eux-mêmes (Delorme 1989: 138-149). Les grandes œuvres littéraires offrent la possibilité d’une expérience comparable : elles résistent à nos manipulations, elles s’imposent comme « autres ». La distance entre elles et nous n’est pas seulement imputable à leur antiquité. Car nous ne sommes jamais totalement maîtres de la langue, ni de la leur ni de la nôtre. L’œuvre demeure comme l’espace et le temps disponibles d’un dire qu’on peut accueillir ou négliger, mais non dérober, car il émane d’un pôle d’énonciation que le texte ne dit pas, autour duquel il se construit et à partir duquel il devient parlant. Il témoigne d’un combat avec les mots pour que quelque chose de ce qui leur échappe se dise. C’est ainsi qu’on n’en finit pas d’écrire et de lire sur l’amour et la haine, la violence et la paix, la chair et l’esprit. L’écriture comme la lecture sont provoquées par l’insistance d’une parole qui frappe à la porte sans se laisser prendre. Elle passe, en laissant des traces que l’écrit matérialise et qui s’impriment dans le sujet convoqué. Elles ravivent en lui les traces de la voix qui, avant même qu’il en ait pris conscience, l’a tourné vers l’autre et éveillé au désir.