Publié le 24 janvier 2007

L'auteur propose ici un parcours de lecture du combat de David et Goliath en 1 Samuel 17. On suivra dans cet article les différentes étapes d’une lecture d’abord intéressée aux structures d’un schéma narratif, puis aux particularités de la construction figurative, conduisant à l’observation de quelques figures « résistantes », de statut « figural », à partir desquelles il est possible de mettre en perspective cette lecture sémiotique avec une plus longue tradition de lecture. On suivra en particulier la construction discursive de la figure du « corps » dans le récit et la tension dans laquelle s’inscrit la dynamique du discours en direction du « corps qui vient », dynamique suivie dans perspective chrétienne de ce « singulier combat ».

L'auteur

  • Photo Jean-Loup Ducasse

    Prêtre du diocèse de Bordeaux, Jean-Loup DUCASSE est membre de Bible & Lecture Aquitaine. Il a consacré une grande partie de son ministère à penser et à promouvoir l’écoute de la Parole au travers de la lecture attentive des textes bibliques dans le cadre de la pastorale sacramentelle : baptême, mariage, obsèques. Le site Laboratoire Bible & Pastorale reflète en grande partie le résultat de ses travaux.

À première lecture le récit de 1 Sam 17 se présente comme une bataille rangée en une symétrie parfaite. D’un côté les Philistins ont l’initiative du combat. De l’autre Saül et Israël le subissent sur leur propre territoire. Puis voilà que les bataillons d’Israël sont mis au défi d’un combat singulier par un champion philistin, Goliath de Gat, homme aux mensurations et à l’armement gigantesques. L’affaire paraît mal partie pour Israël, menacé d’asservissement. Quarante jours passent sans que l’on ne voie surgir de ses rangs quelque héros osant se mesurer au champion.

Que vient donc faire le petit David dans ce combat ? Certes le jeune homme est chargé par son père de ravitailler ses frères au combat et de lui rapporter de leurs nouvelles. Mais, quitte à irriter son aîné, David, qui a couru au champ de bataille, écoute, questionne et parle de telle sorte qu’apparaissent des enjeux méconnus du combat. C’est l’Éternel lui-même que l’on défie et Israël est dans la honte. Appelé auprès de Saül, David s’offre pour combattre le Philistin. L’adolescent qui semblait venu là pour tout autre chose et n’avoir d’un guerrier ni la fonction ni l’expérience va manifester comment le Seigneur agit au cours des événements sans priver les hommes de leur part à l’action.

La suite de l’histoire est plus déconcertante. Fulgurante est la victoire du jeune homme de belle apparence - et peu enclin à quitter son équipement de berger - sur le guerrier bardé de métal. David court une fois de plus et fait usage de munitions inattendues : cinq cailloux qu’il a saisis au passage dans le torrent, dont un seul suffira à abattre le colosse… en s’enfonçant dans sa tête, s’il vous plait ! La suite n’a rien d’euphorique mais semble plutôt de l’acharnement. David court une fois encore, achève le Philistin pourtant déjà mort, le décapite et apporte sa tête à Jérusalem puis devant le roi. Cependant les fils d’Israël poursuivent et tuent les philistins avant de piller leur camp. Enfin le récit se clôture sur l’insistante question de filiation posée par le roi Saül : « de qui donc est-il le fils, ce jeune homme ? » Que d’anomalies et d’énigmes !

Pour observer de plus près le texte et en risquer une interprétation, nous adopterons une démarche en trois temps. La première consistera à observer comment le texte présente et organise la relation entre les acteurs et personnages du combat (leurs programmes, les moyens dont ils disposent ou qu’ils acquièrent pour mener à bien l’action) puis l’action elle-même (modalités de la victoire, gains et pertes), enfin le constat des transformations opérées sur les différents acteurs et ce qu’ils en tirent. Il s’agira là d’une approche narrative du texte. Dans la seconde approche qu’on pourrait qualifier de figurale, on s’attachera à observer comment le texte raconte ce qu’il raconte. Comment se construisent des figures dans la relation entre les acteurs, les espaces et les temps. Enfin la troisième envisagera le texte, selon la tradition de lecture propre aux chrétiens, en le situant dans le corpus biblique chrétien.

Acteurs et personnages en un combat singulier

La ressemblance du récit avec les contes incite à en faire une observation plus systématique à l’aide d’un modèle narratif. Celui de Propp est des plus connus. Le modèle narratif de la sémiotique de Greimas offre des outils plus précis. Dans le temps dont nous disposons, nous nous contenterons, en nous inspirant de ces modèles de découper le récit en trois séquences inspirées des catégories de Propp. La première consiste en l’instauration d’un héros et l’acquisition par lui des compétences nécessaires au combat. La seconde dans la lutte entre les protagonistes. La troisième, que Propp nomme la fête et Greimas la sanction constate les transformations opérées et présente les conséquences que l’on peut en tirer. Tenter une première approche du texte en s’inspirant de ce modèle permet d’en faire apparaître les originalités.

Le héros (1 S 17,1-47)

Les personnages

  • Le champion : Israël est mis au défi par un champion. C’est d’emblée un personnage qui entre dans le récit. Ensuite seulement, le texte précise son nom : « il s’appelait Goliath, de Gat ». Gat signifiant pressoir, on ne va pas tarder à constater que l’homme fonctionne bien comme une machine à faire pression et impression. Goliath n’a aucun autre référent que ce lieu. Personne ne l’envoie. Il n’y a pas de roi des Philistins. Goliath ne sera nommé ainsi que deux fois au cours du récit. Les autres fois il sera nommé : le Philistin (28 fois), le champion (3 fois) ou l’homme (2 fois) Il sort de leurs rangs du seul fait de ses performances. D’ailleurs il s’identifie aux siens en disant : je suis le Philistin. Il personnalise son peuple sans autre mandat que celui que lui confèrent sa force et son armement. Son objectif avoué est de réduire Israël à la servitude. Mais en lançant le défi, il consent, au cas où l’affaire tournerait à son désavantage à ce que son peuple soit soumis à Israël. Ce qui fait vérité dans le discours du Philistin, c’est la force qui s’impose. Les forts asservissent les faibles. Impressionnés par les paroles Goliath de Gat, Saül et tout Israël furent consternés et ils eurent très peur. La longueur du défi, quarante jours, ne fait qu’ajouter à la pression.
  • Saül et les hommes d’Israël : Ils agissent comme un seul homme dans le début du récit. Non encore référés à l’Éternel, les voilà comme fascinés par la puissance du champion : consternés et terrorisés. C’est l’irruption de David dans le texte qui va en quelque sorte les faire parler et manifester ce qui les anime. Et ce n’est que dans la dernière phase du texte qu’ils seront tout à fait différentiés dans leurs actes et fonctions.
  • David : David n’entre pas dans le récit par la porte du héros. Il est d’abord nommé puis présenté comme fils et frère, au service alternatif du roi Saül et de son père Jessé. En effet au chapitre immédiatement précédent (1 S 16,18-23) Saül l’a fait réclamer à Jessé sur recommandation d’un de ses serviteurs. Car David calme les terreurs du roi en jouant de la cithare. David s’occupe d’autre part du troupeau de son père. Il est situé dans une histoire, dont on verra qu’elle laisse en lui des traces, une mémoire.

Un savoir sur les enjeux du combat

Alors qu’il accomplit la tâche confiée par son père, qui l’envoie auprès de ses frères partis à la guerre derrière Saül, David entend les paroles du Philistin. Il est témoin des rumeurs qui se disent et se redisent dans le camp. Il entre en dialogue et parle. C’est sur ce registre de la parole que l’intervention de David va modifier les données du combat. Sa parole diffère tout à la fois de celles du Philistin et des rumeurs qui circulent dans les rangs d’Israël. Dans ce jeu de paroles, les programmes des partenaires se révèlent. L’enjeu du combat se précise. Celui qui se révèlera plus tard le héros manifeste d’abord sa compétence sur le terrain d’un savoir, sur l’enjeu du combat, d’une révélation de ce qui est en cause et de qui est en cause en ce combat.

Le Philistin : Ses paroles ou plutôt son discours sont de l’ordre du défi. Mais l’acuité de discernement de David va repérer dans ce discours un défi lancé à l’Éternel par celui qu’il qualifie d’incirconcis, c’est-à-dire qui n’a d’autre référence à la puissance que la sienne propre.

Les hommes d’Israël : Les paroles ou plutôt rumeurs qui courent et se répètent dans les rangs d’Israël, qui semblent inspirées de l’imaginaire mythologique, procèdent du déni. Non seulement elles n’ont aucune efficacité mais elles proviennent de la peur et cachent la honte d’Israël que David fait venir au jour.

David : Les paroles de David relèvent essentiellement du récit. Situé dans un peuple, une filiation, une fratrie, au service du roi, David a aussi une histoire, une mémoire et tout cela qui contribue à la lecture qu’il fait de l’événement dans lequel il va s’inscrire. Quand il racontera au roi Saül son aventure de pasteur, c’est la conscience de l’action salvatrice de l’Éternel dans cette histoire qui lui permet d’envisager sa propre intervention dans le combat singulier. Il y viendra autrement que le ferait, face à l’anti-héros blindé, bardé d’airain, un héros galvanisé par la perspective d’acquisition des richesses, de conquête de la plus désirable des femmes du royaume et de privilèges pour la famille de son père. Il ira au nom de l’Éternel qui est à l’œuvre, pour faire les gestes qui servent cette œuvre.

Le vouloir-faire et l’envoi du héros

David parle tant et si bien que ses paroles vont jusqu’au roi. Saül le fait venir. David, fort de son savoir sur la nature du combat et sur l’honneur d’Israël, se propose pour combattre le champion. Il manifeste devant le roi son vouloir faire : « Ton serviteur ira se battre contre ce philistin ». Saül ne conteste pas ce vouloir de David, mais son pouvoir-faire : « Tu ne peux marcher contre ce philistin pour lutter avec lui, car tu n’es qu’un enfant, et lui il est un homme de guerre depuis sa jeunesse ». C’est alors que David a recours au récit de son expérience de berger. Non pas pour argumenter sur son propre pouvoir, mais pour établir sa confiance dans la victoire sur celui qui l’a sauvé. Il ne prétend pas avoir personnellement ce pouvoir-faire. C’est L’Éternel qui obtient la victoire. David ne prétend qu’être là en son nom. Il va moins entrer dans le combat du côté de Saül et des hommes d’Israël contre le Philistin qu’au nom de L’Éternel.

Les paroles de David inspirent le roi et entraînent son adhésion : Va, et que l’Éternel soit avec toi. Puis il fait les gestes d’investiture. Il le revêt de sa propre tenue militaire, du casque et de la cuirasse, et le ceint de sa propre épée. Or, équipé de la sorte David ne peut marcher. Comment mieux exprimer le non-pouvoir de ce type d’équipement de guerrier pour le combat en question ? David ne peut marcher à ce combat à la manière d’un guerrier. Il y renonce en se débarrassant de cet équipement. Quelles seront donc ses armes pour le combat ?

Les armes de David

C’est dans le même mouvement que David acquiert ses armes et va au combat. Ce sont donc cinq cailloux, saisis au torrent alors même qu’il marche vers son adversaire. Il semble que rien n’ait changé de son équipement par rapport à sa condition de berger. Rien de son équipement n’est fabriqué, usiné, tout est quasi naturel : bâton, cailloux, fronde.

On n’a pas manqué dans la lecture courante de ce texte d’interpréter ce combat comme celui du petit malin à l’équipement léger contre le grand sûr de lui et de sa force de frappe. Jouant aux mieux de ses faibles ressources il opposerait à la force l’astuce, à la pesanteur du cuirassé l’agilité, la mobilité, la rapidité, à l’armement lourd la balistique sophistiquée, et pourquoi pas la technologie de pointe. Ainsi la pénétration aiguë du caillou bien profilé. Et pourquoi ne pas penser au courage un peu téméraire du fantassin qui ose s’approcher d’un redoutable char d’assaut et l’anéantit d’une simple roquette tirée au bazooka ? Cependant rien ne confirmera dans le déroulement du combat que le projectile perfore quelque matériau que ce soit : mais qu’il s’enfonce dans la tête du champion.

Avant le combat proprement dit, le texte éprouve le besoin de placer une confrontation verbale des protagonistes qui porte notamment sur la fonction des armes.

La confrontation verbale de David et du Philistin

Cette confrontation semble procéder du registre guerrier des imprécations. Des deux côtés il y évaluation de l’adversaire et de sa démarche suivie de la perspective de dévoration de corps par des animaux. Et ces paroles semblent rivaliser de violence. Toutefois elles diffèrent notablement.

Le Philistin fonde ce qu’il dit sur ce qu’il a vu du corps de David « jeune, roux, de belle apparence » et de son équipement d’homme qui s’occupe de bêtes. Le mépris que cela lui inspire lui fait dire ce qu’il entend faire : je donnerai ta chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs.

David renvoie le Philistin à sa façon de combattre qui n’a d’autre référence que lui-même et d’autre moyen que ses armes. Face à cela il oppose sa marche au nom de l’Éternel, comme si c’était cela qui le faisait marcher et l’armait. Puis il parle de ce que l’Éternel fait dans le combat et fera connaître par l’issue de ce combat. Les « imprécations » de David, si toutefois il s’agit bien d’imprécations, semblent plus féroces encore que celles de Goliath. Car ce seront les corps des philistins et pas du seul champion qui pâtiront et seront tués. Cependant ce qui se passera du côté des corps laisse entendre David, donnera quelque chose à connaître de la part de l’Éternel à toute la terre. Et cela donnera à connaître en particulier que ce n’est pas l’épée qui sauve. Il faudra s’en rappeler à la fin du récit, au moment où l’on évalue les transformations opérées.

Le non-pouvoir de l’épée comme arme du combat, déjà affirmé dans la rencontre entre David et Saül, est confirmé dans le dialogue avec le Philistin. Et cependant il annonce qu’il coupera la tête du Philistin ! Il faudra rendre compte de cette anomalie.

La lutte (1 S 17,48-54)

La brièveté de la phase de lutte contraste avec la longueur de la phase d’instauration du héros. Comme si le texte voulait souligner que l’on ne va pas au combat dans n’importe quelles conditions.

Une lutte en deux temps

À s’en tenir au combat strict entre David et le champion philistin, l’affaire est réglée en deux versets. Dès que le Philistin est mort, une lutte est terminée. En témoigne le verset 50 : « ainsi triompha David du philistin avec la fronde et la pierre. Il abattit le Philistin et le fit mourir, il n’y avait pas d’épée entre les mains de David. » 

Or le combat reprend de façon surprenante. Pourquoi trancher la tête de quelqu’un qui est déjà mort. Que signifie cet acharnement ? Cependant il semble bien que ce soit seulement après que fut tranchée la tête du champion que les philistins prennent acte de sa mort. Comme si la première phase de la lutte traitait l’homme Goliath au corps et la seconde phase tranchait la relation organique entre le champion et les philistins.

L’inévitable corps à corps

La cuirasse, le javelot, le bouclier, l’épée du Philistins ne lui sont d’aucun secours ! Rien ne semble faire obstacle à ce qui progresse vers un corps à corps, avec le minimum d’armement. Un seul caillou, poli, parmi les cinq ramassés par David dans le torrent suffit, non seulement à toucher le corps de Goliath, mais à le pénétrer (étonnante chose sur laquelle il nous faudra revenir !). Et il suffit de cela pour que le champion tombe face contre terre.

Mais cela n’empêche pas le corps à corps de se poursuivre. D’abord entre David et le champion, sur lequel il se tient debout et qu’il décapite en se servant de sa propre épée. L’arme du Philistin se révèle être celle non de sa mort, mais de sa décapitation (séparation de la tête et du corps) Or cette décapitation est suivie immédiatement de la prise de conscience par les philistins de la mort de leur champion. C’est alors qu’ils s’enfuient. C’est le corps d’armée qui est décapité, qui perd son principe d’unité.

Les hommes d’Israël prennent le relais de David dans le corps à corps avec les philistins, qu’ils poursuivent. Et ils les tuent, conformément aux paroles adressées par David au champion avant le combat. Ce faisant ils en font bien plus que ce que Goliath se proposait de faire à ses adversaires.  Le Philistin, en effet ne demandait pas la mort des vaincus mais leur asservissement aux vainqueurs. Le combat singulier représentait dans la visée philistine une économie de morts et un gain d’esclaves. Son issue du fait de la victoire de David parait beaucoup plus radical. Mais il nous laisse sur une apparente contradiction. Comment se fait-il que David semble se servir ensuite dans une violence gratuite de l’épée qu’il a pourtant disqualifiée comme arme du combat ?

La fête (1 S 17,54-58)

C’est l’étape où l’on évalue ce qui s’est passé, les états transformés.

Les différentes instances d’évaluation des états transformés

Nous avons limité la lecture au seul chapitre 17. Notons cependant qu’au chapitre suivant, la fête se déploie amplement, orchestrée par de nombreux acteurs.

Immédiatement après la réponse de David à Saül, Jonathan se lie d’amitié à David et « lui donne son manteau, avec son uniforme, et même son épée et même son arc, et même sa ceinture. » David sort et il est bien aux yeux de tout le peuple et même des serviteurs de Saül.

Les femmes sortent de toutes les villes d’Israël chanter et danser : « Saül en a frappé des milliers, David des myriades ». Ce qui va provoquer la jalousie de Saül.

Si l’on s’en tient au chapitre 17, le contraste est saisissant entre l’évaluation des états transformés par David, puis par Saül.

David ramène la tête du philistin à Jérusalem, puis devant le roi Saül. Évaluation publique. Ce qui vient à l’esprit ce sont les trophées, les preuves, les indices de la victoire qu’il expose devant la ville et le roi.

Quant aux objets du Philistins ramené dans sa tente : évaluation privée. N’est-ce pas le butin, un bénéfice personnel que David retire du combat ? Mais s’approprierait-il les armes de celui dont il a dénoncé la manière de combattre ?

Saül quant à lui ne manifeste ni joie ni gratitude devant la victoire. Il évalue les états transformés sur un tout autre registre. Cette victoire semble lui poser une question quant à la qualité du héros. Plus précisément quant à sa filiation : « de qui est-il le fils ? » Or Saül connaît parfaitement la réponse s’il s’agit du géniteur de David. Puisqu’au chapitre précédent c’est auprès de son père qu’il a fait demander David. Comment élucider ce qui se cache derrière cette question récurrente de la filiation de David ?

Des manques au regard de ce qui était annoncé

Deux autres observations. Par rapport à ce que David avait annoncé juste avant la lutte, deux choses paraissent manquer. On ne voit pas qu’il ait donné quoi que ce soit en pâture aux oiseaux du ciel ni aux bêtes sauvages. On ne voit pas non plus explicitement ce que Dieu fait connaître aux nations. De qui est-il le fils, celui qui ne se dérobe pas au corps à corps, et qui fait un tel travail sur le corps ?

Les figures corporelles dans ce singulier combat

Le recours à un modèle narratif nous a permis d’observer le texte de plus près qu’à première lecture, mais il ne suffit pas à rendre compte d’anomalies. Par contre il attire notre attention non seulement sur ce qui se passe entre des acteurs en termes de gains et de pertes, mais sur la manière singulière dont ces gains et pertes s’obtiennent et sont racontées dans le texte. À ce point du travail ce sont les figures qui sont en cause.

Oui, ce combat singulier est un singulier combat. Il travaille au corps ceux qu’il met en scène. Une figure originale du corps se dessine au fur et à mesure du développement du récit. Le corps dans cette aventure fonctionne de façons diverses, précisément dans sa manière d’être nommé, situé dans le temps notamment dans l’histoire, dans l’espace (jeux de positions et déplacements, terme du voyage) et dans le rapport qui s’établit entre les acteurs. Il peut en découler un grand nombre d’observations. Nous retiendrons seulement les suivantes.

Le corps de l’homme du défi

Un corps autoréféré qui tend à devenir une bête mécanique

Au début du texte, ce corps paraît inégalable par ses performances, mais il n’est différentié de ceux des autres philistins que par ses mensurations. Ce n’est qu’ainsi qu’il sort de leurs rangs pour prendre leur tête. N’étant référé à aucune origine, il ne se situe pas dans le temps d’une histoire, ne se réfère à aucun autre acteur, ne serait-ce qu’un père, un frère, ou un roi, et ne se déplace que pour écraser. Il ne profère qu’un discours mais aucune parole vive. Cette exaltation du corps vu seulement sous l’angle de sa force le nie comme corps hérité d’autres corps, situé dans une histoire, et corps parlant d’un sujet. Il est ainsi assimilé à l’animal. Mais la logique de l’invulnérabilité le pousse du côté du métal, du minéral. C’est une bête mécanique, un robot.

Par ailleurs, socialement aussi, il est le corps à lui seul. Il est « le Philistin ». Qu’il gagne et les philistins ne font qu’un avec lui dans la victoire. Que David lui tranche la tête de sa propre arme, et les philistins se dispersent. Ce corps-là qui profère des discours de domination et de menaces d’asservissement, de dévoration de la chair, va périr de sa propre mécanique, de son épée.

Un corps dit « incirconcis »

C’est ainsi que David avait qualifié le champion : « ce philistin incirconcis ». Son corps n’est pas marqué de la circoncision : cette coupure accompagnée d’une parole qui signifierait pour lui et pour les autres, qu’il n’est pas tout, mais qu’il est référé à une origine. Là où Abraham aurait pu se prendre pour l’origine, il était circoncis, entaillé au lieu symbolique de sa puissance. Lieu de sa capacité de reproduction, de son phallus. Il n'en est pas ainsi du philistin incirconcis, assimilé par David au lion et à l’ours. Ceux-ci sont dans la même logique de dévoration, d’assimilation des autres à soi.

Un corps travaillé par le caillou et par sa propre épée

Ce récit n’est pas un reportage de guerre. David dit bien à son frère qui lui reproche d’être venu, dans sa malice, voir la guerre, que la question est moins de voir que d’entendre. Et si le récit, en présentant comme il le fait la décapitation du philistin et ce qui lui est enfoncé dans la tête donnait autre chose à entendre que l’horreur d’une violence gratuite ? En décapitant le Philistin David n’ajoute rien à sa mort déjà obtenue, sans épée. Il retranche une part qui n’ira pas n’importe où (à la dévoration par les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages) mais à Jérusalem, puis devant le roi. La décapitation pourrait être entendue non comme une inutile férocité mais comme une sanction de type cognitif et non pragmatique. Le récit opère un déplacement des choses du combat en même temps qu’il évoque un traitement du corps plus que sa destruction.

La décapitation ainsi conçue aurait-elle quelque chose à voir avec cette autre coupure qu’est la circoncision ? Il y avait bien quelque chose de trop dans ce corps qui se prend pour la tête, qui se prend la tête… et qui finira par en perdre la tête ! Et le fait que ce soit l’arme même du philistin qui le décapite – signifierait-il que cette conduite là mène à la destruction de celui qui la met en œuvre. Et le corps d’armée qui en dépend en subit à son tour les conséquences. Il n’en n’est pas pour autant réduit à néant. Car il devient signifiant par la manière dont ses restes se répartissent. Ainsi des corps qui jonchent le parcours qu’avaient fait les philistins pour venir provoquer Israël sur son propre territoire. Ils inscrivent dans la mémoire qu’un tel parcours est suicidaire. Le déplacement qui écrase et nie l’autre tue ceux qui ne se déplacent de Gat (le pressoir) que pour tenter de s’imposer en terre de Juda, tels un rouleau compresseur.

Mais si l’épée du Philistin est l’instrument de sa propre décapitation (qui n’est pas pur acte de férocité), qu’en est-il du projectile qui s’est enfoncé dans cette même tête ? Le caillou tiré du torrent serait-il du côté de l’intervention de la parole ? Le torrent n’est pas n’importe quoi dans l’aventure de David. Les psaumes en témoignent. Au torrent il boit en chemin c’est pourquoi il redresse la tête… dit le Psaume 110 où tombent aussi des têtes de rois prétentieux. Si le fer est du côté de la coupure, le caillou pourrait être du côté de la parole. Le caillou n’a pas fendu ni éclaté ni transpercé la tête mais s’est enfoncé dedans avant de faire tomber l’homme face contre terre. Accomplirait-il une opération sur le corps qui ne viserait pas sa destruction ? Un corps qui aurait besoin d’être enrichi d’un apport extérieur et tranché. Convaincu de ce qu’il oppose de dur à la circulation de la parole ? Mets-toi bien ça dans ta tête ! Goliath ! On comprend pourquoi un père de l’Église (je ne me rappelle plus lequel !), interprétant ces cinq cailloux, évoquait le Pentateuque, la Torah, les cinq premiers livres de la Bible. Il suffit effectivement du premier de ces cinq livres pour avoir la quintessence de la Torah : ce qui réfère tout humain à une origine, marque dans sa chair par la circoncision le père des croyants et fait avec lui alliance en lui promettant une postérité et une terre.

Le corps de l’homme du récit

Un corps référé à d’autres

Nous l’avons déjà signalé, David est fils, frère, serviteur du roi. Il écoute, questionne et parle. Il agit au nom de l’Éternel. Son corps est qualifié par sa jeunesse, sa rousseur, sa belle apparence.

Les courses de David

David cours trois fois dans ce récit. Ses déplacements signalent des déplacements dans le point de vue sur le combat.
Il court au champ de bataille et l’implication de l’Éternel dans le combat est révélée.
David court au devant du Philistin. Le combat change de physionomie par rapport à sa représentation guerrière.
David court à nouveau et vient sur le Philistin, on peut s’attendre à une avancée de plus dans l’interprétation de histoire.
Le corps à corps progresse par étape avec ces courses de David. Cela va dans le sens d’un corps à corps de plus en plus précis entre David et le Philistin. On dirait même qu’à la fin David est inséparable de la tête du Philistin.

Un corps de « chair », exposé

David avait qualifié le corps du Philistin d’incirconcis. Le philistin menace David de donner sa chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs. Le mot chair est celui qui vient dans la Bible dès qu’apparaît la première opération sur un corps. Cette coupure (déjà) touche la chair de l’Adam afin qu’il ne se prenne pas pour tout l’humain à lui seul mais qu’il reçoive de l’Éternel une aide contre lui. C’est pourquoi poursuivra le texte l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et les deux iront vers une seule… chair.

David le berger qui prend soin des corps

Le berger décrit en David est celui qui s’occupe des brebis de son père, il veille à leur nourriture, les arrache à la gueule des bêtes sauvages, et les conduit à bon port. Or la figure du berger permet encore d’interpréter ce que fait David quand il s’introduit sur le lieu de la bataille. David porte la nourriture de la part de son père. Quand il s’offre pour le combat singulier, et qu’il est revêtu par le roi des attributs de cette fonction, il arrache ainsi les brebis d’Israël à la capture par l’homme-bête. Pourquoi cette figure du berger ne permettrait-elle pas d’interpréter aussi la lutte et ses suites dès lors que le texte s’ingénie à décrire le lutteur sous les traits du berger ? Comment celui qui arrachait les brebis de la gueule du lion ou de l’ours pourrait-il sans se contredire vouer purement les philistins à la dévoration par les bêtes ? Ne devrait-il pas plutôt arracher à la gueule des bêtes ce qu’il reste pour que cela soit sauvé ?

Alors on pourrait considérer que, par la main de David, un père des brebis travaille au corps les brebis. Après avoir arraché de la gueule d’un animal les brebis, il semble qu’il soustrait une part du corps qui ne sera pas donnée en pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages.

La tête du Philistin, subit plusieurs opérations successives. Elle est pénétrée par la pierre et non éclatée, fendue, blessée, transpercée. Ensuite elle est coupée, détachée comme un reste de ce cadavre et de l’ensemble des philistins. Pour être acheminée à Jérusalem. Enfin elle est tenue en main par David quand il se présente à Saül qui va lui demander de qui il est le fils. Cette tête n’est pas faite pour dévorer comme celle des bêtes, ni pour être dévorée par les bêtes, mais pour se laisser pénétrer de la loi, de la torah… et peut-être autre chose encore qu’il nous reste à découvrir. Dans le même temps, les cadavres des philistins jonchent le parcours emprunté par les philistins pour venir de Gat défier les troupes d’Israël.

Le récit dans la perspective du corps qui vient

Une tradition de lecture

Chez les chrétiens le livre, la Bible, le corpus biblique ajoute au premier testament hérité de la tradition judaïque le second : les quatre Évangiles, les Actes des Apôtres, les lettres apostoliques et l’Apocalypse. L’articulation entre l’un et l’autre testaments se dit en termes d’accomplissement ou d’achèvement. Ce qui ne signifie pas que le second testament rendrait caduc le premier, qui resterait là comme pour mémoire. La bible chrétienne est inséparablement l’un et l’autre testaments Les deux restent à lire et la liturgie chrétienne l’atteste qui les offre en perspective à la lecture dans l’assemblée eucharistique depuis toujours. Les Écritures ne s’accomplissent pas dans une idée, une théorie, un simple enseignement mais dans un corps, celui de Jésus Christ. Celui-ci s’est manifesté en effet comme fils unique. La naissance de ce fils d’homme, est reconnue comme celle qui fut annoncée par les prophètes, en particulier sous les vocables de fils de David, surgeon de la souche de Jéssé… Mais quand l’évangile dit à propos de ce qui arrive à Jésus, qu’ainsi s’accomplissaient les écritures, ce n’est pas non plus la réalisation point par point de ce qui aurait été auparavant, prédit, et décrit dans les détails et qu’il n’y aurait qu’à constater.

C’est même un changement considérable de point de vue qui s’accomplit. Ainsi que l’écrit Jean-Pierre Duplantier : « La venue dans le monde, en lieu et place du Messie, de cet homme en qui le verbe se fait chair, le Verbe de Éternel qui inspire les Écritures, est une révolution considérable. (…) Avec la révolution christique, les hommes peuvent envisager que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais que c’est ce qui se trame dans le corps des hommes autour de cette voix inconnue qui travaille leur chair ».   (J-P. Duplantier. Cours biblique n°2 novembre 2004)

Ainsi l’apôtre Paul écrira dans la lettre aux Éphésiens : « Ce mystère, Éternel ne l’a pas fait connaître aux hommes des générations passées comme il vient de le révéler maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes : les païens sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus Christ, par le moyen de l’Évangile. (Éphésiens 3, 5 – 6)

Le corps dont parle Paul (ici dans la lettre aux Éphésiens, et de façon développée dans la 1° lettre aux Corinthiens) n’est pas à prendre comme une métaphore. Il renvoie au corps glorieux du Christ ressuscité qui attirera tout à lui. Cela laisse entendre que notre corps actuel, expérimenté, que nous avons tendance à prendre pour le corps réel (et c’est peut-être ce qui nous rapproche le plus du Philistin) est figure d’un corps en gestation, d’un corps promis. Ce qui fait dire à Paul que la création gémit dans les douleurs d’un enfantement.

Alain Dagron invite à remarquer avec plus de précision que l’effet majeur de l’Évangile du Christ est d’attirer et de rassembler tous les restes portant la marque du Fils, lorsque les événements de chez nous ont fait leur travail.

C’est cette perspective qui inspire pour moi la lecture de l’épisode que nous venons de lire.

Jésus fils de David

On retrouve en effet en Jésus tous les traits que l’histoire de David commençait à articuler en laissant ouverte l’énigme.

Dans l’évangile Jésus sera appelé Christ et fils de David, il se présentera lui-même comme le bon berger, qui conduit des brebis qui ne sont pas les siennes, les arrache à ceux qui veulent les tondre, au prix de sa vie… il les conduit… il en fait un seul troupeau rassemblé par un seul pasteur.

La reconnaissance de sa filiation davidique n’empêchera pas que l’on se demandera de qui il est le fils. Lui-même laissera entendre qu’une filiation peut en cacher une autre. Ainsi il posera la question à ses interlocuteurs à propos du Christ : « comment peut-on dire que le Christ est fils de David puisque David lui-même l’appelle son Seigneur, ainsi qu’il est dit au livre des psaumes : le Seigneur a dit à mon seigneur, siège à ma droite jusqu’à ce que j’ai fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds », au moment même où ils s’interrogent sur le devenir du corps dans la perspective de la résurrection. Quand on lui reproche de se dire fils de Dieu, il demande que soient reconnues comme accomplies par lui des œuvres qui désignent son Père et le désignent comme fils. Qu’est-ce donc qu’être fils ? Reconnaître que l’on doit quelque chose de sa vie à un père. Mais qu’est-ce qu’un père si ce n’est quelqu’un qui représente autre chose que lui-même et qui croit en ce qu’il représente. Jessé n’est-il pas un père à cette manière… Alors un fils pourrait-il aussi signifier pour son père ce qui s’accomplit en l’humain et qui le dépasse, qui dépasse l’humain parce que c’est œuvre du Dieu qui le façonne à son image et à sa ressemblance ?

Le corps qui récapitule tout en lui

Dans la lettre aux Éphésiens, « l’éternel a fait reconnaître sa volonté de tout récapituler dans le Christ à la plénitude des temps ». Le mot traduit par récapituler comprend bien, dans le grec original la racine képhalé : tête. Mis en perspective avec l’épisode de la décapitation du Philistin, c’est intéressant. Il s’agit de trouver enfin la vraie tête pour des corps qui sont assurément en manque cruel de principe d’unité. D’autre part, dans l’évangile, un corps qui tombe la face contre terre, c’est tout sauf une catastrophe pour lui, dès que c’est en présence de Jésus. C’est un corps qui va être envisagé autrement. Le corps du champion, qui se disait « le Philistin », ce corps qui se donne comme totalisant son peuple et tendant à mettre les autres à son service, est une figure tordue, une défiguration du corps promis.

Les rencontres que fait Israël au cours de sa longue pérégrination sont souvent difficiles, occasion de peurs, de souffrances, d’épreuves. Elles ne sont jamais banales. La promesse demeure d’une seule chair vers laquelle il va, et sans doute bien d’autres avec lui.

Une autre manière d’envisager nos combats

Ce récit de 1 S 17, je l’ai lu à ma manière en essayant d’être fidèle au mode de réception des Écritures que l’on m’a enseignés dans la tradition chrétienne. Il demeure pour nous tous, un héritage, c'est-à-dire ce qui fait de nous des fils. Il demeure une promesse qui nous invite à espérer. Et je crois qu’il ouvre la perspective d’un corps en lequel nos blessures trouvent un soin.

Comment cela se manifeste-t-il dans l’engagement de nos corps dans les combats de la vie ? Et dans le choc de nos paroles balancées parfois comme des imprécations ? Quand nous caricaturons le réel et nous lançons des défis. Quand le déni du réel et l’oubli du symbolique nous engagent dans un imaginaire débridé. Ou encore quand nous laissons l’irruption de l’éternel toucher nos corps et qu’ils parlent en révélant la face ignorée de nos combats où il est à l’œuvre.

La lecture demeure un de ces moments où la parole fait son œuvre en nous et entre nous. Les Écritures demeurent à lire, pour tout homme qui veut bien s’en approcher. S’il est vrai que c’est dans le corps qu’elles achèvent au prix de la blessure, ce qui compte c’est de garder ouverte cette blessure. Ainsi, nous sommes sans cesse au travail comme les enfants du laboureur, confiants que ce travail de lecture dont nous ne nous lassons pas est un trésor.

Je termine en m’inspirant d’un hymne.

Éternel qui nous brûle le cœur
Au carrefour des écritures,
Ne permet pas que leur blessure
En nous se ferme.
Tourne nos sens à l’intérieur
Force nos pas à l’aventure
Pour que le feu de ton bonheur
À d’autres prenne.