- La proposition alternative d’un chemin d’embrayage : une sémiotique énonciative
La beauté de ce parcours de débrayage s’indique d’elle-même. Alors pourquoi ne pas s’en tenir là ? Et à quoi bon proposer un autre chemin ? Cette proposition a été soutenue par le constat réitéré de la difficulté que comporte ce sentier de débrayage pour des lecteurs novices. Il se trouve que l’invitation à la lecture des textes bibliques est universelle : l’ « heureuse annonce » est pour tous, et chacun est appelé à s’y exposer en se déplaçant à sa façon vers un vis-à-vis avec l’énonciation. Or le sentier escarpé d’une « voie négative », procédant par détachements successifs, qui vient d’être décrit, apparaît à bien des lecteurs comme parsemé d’embûches trop périlleuses pour leur sembler praticable, même accompagnés. Que devient alors l’universalité ? La tension entre, d’une part l’intérêt montré par beaucoup de lecteurs débutants et de l’autre la difficulté qu’ils rencontrent à entrer de façon autonome dans ce chemin de lecture a ainsi guidé la recherche du CADIR durant les douze dernières années. Cette recherche, sans cesse éprouvée au feu de l’enseignement et de l’accompagnement de groupes, est à présent suffisamment aboutie pour pouvoir être exposée et illustrée dans la proposition de textes écrits. La dynamique d’embrayage sur laquelle s’achève le parcours du débrayage décrit ci-dessus détermine l’orientation générale de ce chemin alternatif. Si en effet le terme du chemin consiste, ainsi qu’on l’a vu, à retourner le lecteur vers lui-même en tant que lieu rencontré et traversé par la parole véhiculée par un texte, il est possible de penser d’emblée le parcours comme embrayage sur ce vis-à-vis énonciatif entre un lecteur et un énoncé. D’où une sémiotique énonciative traçant, en tension avec la « voie négative » du débrayage, la « voie positive » d’un embrayage. Il n’y a là ni contradiction ni récusation : seulement l’ouverture salutaire d’une pluralité de chemins, conformément à l’adage sémiotique « le sens vient de la différence »… Ce chemin d’embrayage s’inscrit pleinement dans le cadre établi par l’analyse figurative et figurale du CADIR. Il vise de la même façon à conduire les lecteurs vers un vis-à-vis harmonisé sur l’énonciation à l’?uvre dans un énoncé, sans bien sûr prétendre jamais obstruer la place – définitivement vide – de l’énonciation en pensant saisir un quelconque sens d’un texte. Cependant, tandis que le parcours du débrayage considère l’énonciation en rapport avec l’énonciateur – absent – des textes bibliques [25], la sémiotique énonciative propose de l’appréhender à partir d’un lecteur bien présent, mais en tant que la lecture l’appelle et le guide vers une position d’énonciataire que l’on pourrait comparer à la perspective indiquée par les tableaux. La sémiotique énonciative ouvre ainsi un chemin qui ne s’appuie pas sur un point de fuite – l’inaccessible étoile de l’énonciation – mais sur le vis-à-vis de fait établi par la lecture entre des lecteurs et un énoncé accueilli dans sa puissance d’appel. Ce point de départ fonde un chemin d’harmonisation « à l’oreille », d’harmonisation énonciative qui est comme le revers « terrestre » du parcours « céleste » de débrayage et d’écarts décrit précédemment. Il vise à permettre à tout lecteur d’éprouver la puissance de retournement inhérente à l’énonciation, dans la mesure bien sûr de sa propre ouverture énonciative et sous la forme singulière qu’en prennent pour lui les effets de sens. La sémiotique énonciative ne se focalise donc pas sur l’énoncé mais sur la position des lecteurs en vis-à-vis de cet énoncé, sur lequel elle leur enseigne à s’accorder : elle les aide à ajuster leur regard de façon à ouvrir l’oreille à la « voix » qui traverse l’énoncé, leur enseignant ainsi l’art de voir pour entendre. Un détour comparatif par l’analyse picturale, dont était mentionné ci-dessus le travail sur la perspective, permettra de comprendre par analogie le chemin suivi par la sémiotique énonciative. En dessinant les lignes organisatrices d’un tableau, l’étude d’un tableau désigne la place la plus ajustée à sa contemplation [26]. De la même façon la sémiotique énonciative prend appui sur l’énoncé pour embrayer sur l’énonciation. Elle indique, en surimpression sur un énoncé, des lignes qui font apparaître les marqueurs énonciatifs par lesquels il est structuré. Elle permet ainsi à un lecteur de se situer d’emblée dans une perspective énonciative face à cet énoncé, entrant directement dans une posture de lecture marquée par l’anamorphose. Bien sûr, cette position d’énonciataire s’avèrera au bout du compte tout aussi inaccessible que celle de l’énonciateur : tel un sommet de montagne, elle ne cesse de reculer à mesure que l’on croit s’en approcher. Apparaîtra alors que l’important réside dans le déplacement… Le parcours d’embrayage proposé par la sémiotique énonciative se soutient de l’appel entendu dans les textes, et reçu comme gage de la présence inaccessible d’une énonciation tierce pour, à partir de là, tenter d’apprendre à marcher à l’écoute de la parole.
- Modèles et pratiques de la sémiotique énonciative
Comme la sémiotique figurative et figurale, la sémiotique énonciative procède par étapes. Elle associe au minimum deux moments [27], qui seront présentés rapidement ici pour être prochainement éclairés par la lecture du texte. On n’hésitera donc pas à pratiquer des allers et retours entre cette lecture et la présentation proposée ci-dessous. Voire, si la lecture des pages qui suivent semble aride, à la laisser provisoirement de côté pour la reprendre au terme de l’analyse qui la suit.
Comme indiqué ci-dessus le point de départ de la sémiotique énonciative consiste à mettre en évidence la forme énonciative de l’énoncé : à montrer ce qui est observé de cet énoncé, dès lors qu’il est considéré depuis une « place » d’énonciataire. Cette vision, purement formelle, s’appuie sur les trois éléments – les acteurs, les espaces et les temps d’un énoncé – qui sont des indicateurs de l’énonciation à l’intérieur d’un énoncé. L’attention aux acteurs, espaces et temps de l’énoncé a deux incidences, qui ont engendré les deux modèles sur lesquels s’appuie la sémiotique énonciative, et qui cherchent tous deux à rendre perceptible la forme énonciative d’un énoncé.
Apprendre à voir : le relief et le vitrail
D’abord, elle engage à une vision en « relief », qui ouvre les énoncés sur une dimension de profondeur interne. La sémiotique narrative de Greimas, mais aussi la sémiotique figurative du CADIR, considéraient seulement l’enchaînement linéaire des dispositifs d’acteurs, d’espaces et de temps d’un énoncé. Or il se trouve que ces dispositifs ne sont pas homogènes. Tout énoncé les inscrit en effet sur deux lignes distinctes : – une ligne « somatique » directement assumée par la « voix du texte ». Elle constitue une ligne de base, donnant à voir l’inscription des acteurs du texte dans l’espace et le temps et leurs qualifications figuratives. – une ou plusieurs lignes « verbales », qui courent en parallèle à cette ligne somatique. Assumées par la parole des acteurs, elles déploient les représentations construites par leurs discours. Ces lignes secondes proposent souvent des relectures des dispositifs somatiques. Elles peuvent également proposer d’autres dispositifs d’acteurs inscrits dans des espaces et des temps, qu’elles qualifient également.
Intervient ainsi un effet d’échos et d’écarts entre les dispositifs développés dans les différentes lignes et les figures qui les qualifient [28]. Les comparaisons qu’il induit mettent en évidence la position énonciative des différents acteurs. Depuis le somatique vers le verbal émerge le dire : la comparaison des lignes montre la façon dont un acteur dit ce qu’il dit. Du verbal vers le somatique apparaissent les figures de l’entendre : leur mise en tension montre comment un acteur entend ce qu’il entend.
Le relief d’un énoncé consiste donc dans une présentation de cet énoncé réorganisée en fonction de l’inscription des acteurs dans la parole, en tant qu’elle différencie :
– une ligne somatique qui est ce à partir de quoi ils parlent (dans le dire) et ce qui est rejoint par la parole d’autrui (dans l’entendre) ;
– une ligne verbale, déployant l’énoncé produit par le dire et donné à l’entendre.
Un schéma simple esquissera le cadre de ce modèle, sur lequel l’analyse des textes donnera l’occasion de revenir avec plus de précision :
L’animation de groupes de lecture montre que la construction du relief par un groupe, autrement dit l’attention à la parole, ouvre la possibilité d’une lecture dont la fécondité tient au vis-à-vis qu’elle permet avec les figures de parole déployées par un texte. Par un effet d’écho, celles-ci rejaillissent sur la lecture, pour y ouvrir une première forme d’embrayage sur l’énonciation du texte. La mise en place du relief conduit cependant à aller plus loin, en reprenant le geste de découpage inhérent à une pratique sémiotique pour en proposer une version plus affinée. D’où la proposition d’un second modèle, comparé à un « vitrail » [29]. Le principe du vitrail est de faire apparaître, en surimpression sur le relief du texte, les lignes énonciatives constituées par les changements d’acteurs, d’espace et de temps qui ne cessent de traverser un énoncé. Constater le foisonnement de ces variations a imposé la nécessité de situer l’importance de chacune d’elles relativement aux autres. Il s’en est suivi une organisation par « focales ».
En photographie, le terme de « focale » désigne le lien entre l’ampleur du champ embrassé par un objectif et le degré de précision du point de vue développé sur ce champ [30]. Un objectif grand angle couvre un champ d’amplitude maximale, mais avec une finesse d’observation minimale. A l’inverse un objectif macro considère un objet de taille infime, mais avec une précision maximale. De même en sémiotique énonciative, le terme de focale désigne le rapport intervenu entre le champ observé et le regard qui l’observe. Cependant ce qui est observé n’est pas un paysage mais une forme énonciative : autrement dit, la façon dont l’énoncé est à la fois décomposé et recomposé par le jeu de ses acteurs, de ses espaces et de ses temps. Il s’agit ainsi de surimposer sur le relief de l’énoncé l’indication de sa forme énonciative. C’est ainsi qu’une « focale 1 » considèrera l’ensemble d’un énoncé pour en déterminer les articulations principales du point de vue de l’énonciation : elle définira ainsi des « scènes » [31] dont l’assemblage constitue cet énoncé. Le passage à la focale 2 s’obtient par un effet de zoom : cette focale observe de plus près chacune des scènes distinguées par la focale 1 en y différenciant des divisions articulées entre elles. La focale 3 pratique un nouveau grossissement du zoom, découpant à son tour chacune de ces divisions en parties, etc… Appréhendé dans la perspective des focales, le découpage énonciatif d’un énoncé s’inscrit ainsi dans une logique d’inclusion comparable à celle des poupées russes : chaque focale englobe celle qui la suit (ainsi la focale 1 contient la focale 2, qui contient la focale 3…), qui en constitue un développement plus affiné. La construction de la forme énonciative d’un énoncé procède ainsi par niveaux de zoom (par focalisations) successifs, ce qui la définit comme une structure organisée hiérarchiquement.
Le vitrail réalisé par l’assemblage des focales n’est pas un « objet » technique irréfutable, porteur d’une prétention à saisir les marques de l’énonciation dans un énoncé et à les organiser de façon objective. Il est plutôt un lieu d’objectivation temporaire, car toujours révisable, permettant à un lecteur de considérer un énoncé du point de vue de son énonciation. D’où une forme d’inversion : en cherchant à faire apparaître, par le jeu des focales, la forme énonciative d’un énoncé, le lecteur travaille son propre ajustement énonciatif sur cet énoncé. L’enjeu est de l’aider à construire son rapport à la parole qui traverse cet énoncé.
Pour permettre d’entendre : la signifiance et sa lecture
En analyse énonciative, le voir sert d’appui à l’entendre. La forme énonciative (relief, vitrail) donnée à l’énoncé est une incitation à la lecture. En permettant aux lecteurs de considérer un énoncé du point de vue de son énonciation, elle les invite à interpréter la forme qu’il leur est donné de voir. Le relief sert d’appui à un geste de lecture figurative qui procède, on l’a vu, par échos et écarts. Quant au vitrail, il permet une « lecture énonciative » dont les règles, tout à fait nouvelles, seront précisées ici.
Cette nouveauté s’inscrit cependant dans une continuité car deux règles, fondamentales en sémiotique, régissent cette lecture.
– 1) « Le sens vient de la différence ». Chaque focale s’appuie donc sur une hypothèse de découpage distinguant et associant plusieurs fragments (deux ou trois, voire davantage). L’interprétation de ce découpage n’est pas immédiate, mais s’appuie sur une observation soutenue par deux questions solidaires, qui permettent de décrire l’organisation de la focale. – Quelles sont les différences intervenues entre les pièces qui constituent cette focale ? – Quel est l’axe commun déterminé par leur association ? Ces questions font ressortir certaines figures du texte, qui se trouvent mises là comme en surbrillance. Dès lors les parcours de figures ne se donnent plus comme enchevêtrés les uns aux autres mais comme ordonnés par l’armature énonciative qui les sous-tend. Ils émergent là comme spécifiques à chaque niveau de focale, ce qui en montre le lien avec les dispositifs d’acteurs, espaces et temps qui organisent cette focale. Cette appréhension nouvelle des figures soutient alors une proposition interprétative – une proposition de lecture – qui appréhende la focale considérée comme une organisation lisible du point de vue de ses structures. Se pose ici la question des critères de vérification : est-il possible de valider le découpage intervenu à un niveau de focale ? Et si c’est le cas, comment le peut-on ? La validation des focales n’a rien d’une vérification objective mais relève plutôt d’un travail d’ajustement continu, ce qui l’apparente à un art. – Pour une focale donnée, cette validation est pratiquée par un jeu d’allers et retours entre les trois éléments indiqués ci-dessus : une hypothèse de découpage, sa description en termes d’éléments communs et de différences (cette double description procédant par un jeu d’allers et retours entre le commun et différent, ou entre le différent et le commun), et la lecture des parcours de figures mis en évidence par cette description en vue d’en discerner les structures organisatrices. – Entre deux focales, la validation procède également en allers et retours, mais cette fois entre le découpage d’un niveau et le niveau qui lui est immédiatement supérieur : en effet l’élément commun qui fait « tenir » un niveau de focale comme un tout est un élément différentiel pour le niveau supérieur. Si par exemple en focale 2, la cohérence d’un fragment est assurée par le voir, la focale 1 aura à opposer ce voir à un autre élément – par exemple l’entendre. Cet élément se retrouvera à son tour en focale 2, comme ce qui assure la cohérence d’un autre fragment, lui-même divisé en éléments différentiels.
Voici un exemple de ce jeu d’emboîtements :
focale 1
commun : percevoir
différent :
voir vs entendre
focale 2
morceau 1 morceau 2
commun : voir commun : entendre
différent différent
commencer vs cesser ne pas entendre vs entendre
Ce principe, répété de proche en proche, situe la validation des focales comme un va-et-vient permanent, dans lequel la lecture se contrôle sans cesse dans le passage d’un niveau de focale à celui qui le suit et à celui qui le précède. D’où un jeu d’allers et retours, remontant de la dernière focale jusqu’à la première et descendant de cette première focale jusqu’à la dernière. Cette forme de validation expérimentale précise la remarque faite ci-dessus : « Le vitrail réalisé par l’assemblage des focales n’est pas un « objet » technique irréfutable, porteur d’une prétention à saisir objectivement les marques de l’énonciation dans un énoncé. Il est plutôt un lieu d’objectivation temporaire, car toujours révisable, manifestant le positionnement d’un lecteur en vis-à-vis de cet énoncé, considéré du point de vue de son énonciation. » L’enjeu du vitrail est de donner aux lecteurs un support pour réajuster leur propre positionnement énonciatif en vis-à-vis de l’énoncé, affinant ainsi leur aptitude à en lire la signifiance : en aucun cas de leur donner le moyen de confisquer cette signifiance en un savoir figé. La pratique de cet « art » du réajustement continu engendre à son tour un critère, cette fois pleinement subjectif : la qualité du « réglage » proposé par un découpage de focales s’évalue à la clarté de la forme qu’il instaure, ou encore à sa lisibilité, donnée dans une sorte d’« évidence » (assurément provisoire et relative, puisque toujours destinée à se trouver remise en question) qui en souligne la beauté. Il ne s’agit pas là d’un critère intellectuel ou esthétique : la lisibilité de la forme s’atteste plutôt à ses effets dans les lecteurs, dont les structures personnelles entrent dans un écho différentiel avec celles discernées dans le texte. S’ouvre là le travail du texte dans ses lecteurs.