c) Procédures
- Comment « faire » un vitrail ?
Le vitrail propose une mise en forme énonciative de l’ensemble d’un énoncé. Pour le réaliser il faut à la fois construire les focales une par une et les hiérarchiser en les emboîtant les unes dans les autres. En effet un vitrail ne « tient » que lorsque toutes les scènes figuratives ont pris place dans une focale. Il est conseillé de procéder comme suit :
a) Monter les focales
On commencera par formuler une hypothèse de découpage concernant la globalité d’un énoncé (f.1) pour arriver aux éléments les plus petits (ici, f.8). Comme un effet de loupe, ce mouvement soutient un accroissement de l’acuité visuelle en même temps qu’un rétrécissement du champ considéré. En effet chaque élément d’une focale se subdivise à la focale suivante en une pluralité d’éléments plus petits (Ex : dans le texte, 1a se subdivise en 2a et 2b et 1b se subdivise en 2c et 2d). Attention, la construction de chaque niveau de focale suppose de découper l’ensemble de l’espace textuel considéré en plusieurs scènes (configurations d’acteurs dans un espace et un temps).
Commencer par une approche globale permet d’en venir de façon plausible à un découpage affiné.
b) Descendre les focales
Pour une première validation de cette hypothèse, on reprendra chacune des focales en ordre inverse : en partant des scènes les plus réduites (ici f.8) pour finir sur la globalité de l’énoncé (f.1). Ce mouvement produit un élargissement du champ visuel, qui va de pair avec une diminution d’acuité du regard. Chaque focale est englobée dans la focale suivante, dont elle constitue l’un des éléments (Ex. 8a et b forment ensemble le morceau 7b ; de même 8c et d forment le morceau 7c et 8 e et f le morceau 7d).
Cette lecture inversée réajuste l’hypothèse réalisée en première approche. Il est en effet plus facile de vérifier la justesse des focales les plus élevées. Constituées de scènes indivisibles (un dispositif A,E,T), elles bénéficient d’une identification plus sûre. Il suffit alors de remonter d’une focale à celle qui la précède, dont elle constitue un fragment.
- Comment « lire » un vitrail ?
La validation du découpage sera effectuée par la lecture du vitrail. Cette lecture procède focale par focale. Pour chaque focale elle associe trois moments : valider le découpage, en observer la forme énonciative et l’interpréter. Une liste détaillée de questions est proposée ici pour guider ces trois moments. Il sera peut-être difficile, au début, de la remplir entièrement. Cependant la pratique étendra bientôt le degré d’aisance des lecteurs…
a) Valider le découpage
*Expliciter nettement les critères du découpage de la focale (quels acteurs, dans quel espace et dans quel temps).
*Identifier et nommer les différentes scènes (dispositifs d’acteurs, espaces et temps) comme autant de configurations que cette focale distingue et associe.
Cette première étape peut coïncider avec la construction du vitrail. Elle suppose d’identifier les acteurs, les espaces et les temps intervenus dans le découpage mais en les associant dans les différentes configurations constitutives d’une focale. Il s’agit ainsi d’une étape technique, qui demande une grande précision.
b) Observer la forme énonciative
*Identifier les figures mises en surbrillance par la focale.
La juxtaposition des fragments d’une focale fait apparaître plus particulièrement certaines figures. Il s’agira là de les identifier. Attention il arrive fréquemment que ces figures ne soient pas directement représentées par l’énoncé mais apparaissent dans la comparaison entre ces fragments.
*Expliciter leurs points communs et leurs différences.
style= »text-align: justify; »Cette étape, très importante, consiste à comparer la présentation des figures dans les différents fragments pour en identifier les similitudes et les différences.
*Chercher les « pierres d’achoppement [35] » :
– Dans les figures du texte : figures des énoncés somatiques (acteurs, espaces, temps) et de l’énonciation.
– Dans les enchaînements des scènes ou dans leurs emboîtements.
Ces pierres d’achoppement sont les bizarreries, les obscurités, les contradictions, les trous… que peuvent comporter les figures ou l’association des scènes [36]. Elles soutiennent le retournement du figuratif au figural. Cette seconde étape de la lecture en revient donc au statut figural des figures, mais à partir de l’organisation énonciative qui le sous-tend.
c) Interpréter la forme énonciative
*Identifier les structures signifiantes qui sous-tendent le figural.
Considérer l’ensemble des organisations figurales d’un énoncé permet d’en discerner les structures organisatrices. Par exemple, en Lc 18,9-14 (la parabole du pharisien et du publicain, mentionnée dans le document précédent), le figural signale la plus ou moins grande ouverture de la prière des acteurs au Tiers divin. Les structures de la signifiance mettent cette ouverture en rapport avec le statut que ces acteurs donnent à la Loi : procédure d’auto justification automatique, ou signifiant d’une obéissance consentie à Dieu [37] ?
*Interroger, en rapport avec ces structures, le « faire sens » inhérent à l’énonciation.
Il s’agit là de considérer l’énonciation du texte par le prisme de cette structure : comment se situe-t-elle (en écho ou en écart) vis-à-vis d’elle ? En bref, il s’agit de comparer ce que « disent » les énoncés et ce que « fait » l’énonciation par la façon dont elle le dit.
La lecture des focales doit être pratiquée dans les deux sens : montée, puis descendue. Monter les focales (f.1, f.2, f.3…) permet de partir d’une perception globale de l’énoncé, ce qui situe au point de départ de l’analyse une hypothèse générale quant à sa structure signifiante. Il revient à la lecture des focales suivantes d’en affiner et rectifier la proposition. Descendre les focales (f.8, f.7, f.6…) étaie cette lecture en la fondant dans l’observation d’éléments de taille minimale, relativement aisés à considérer. La succession des focales accroît ce champ progressivement, en prenant appui sur l’assurance (bien sûr relative) donnée par l’interprétation de la focale précédente. La validation de la lecture se fait ainsi par allers et retours entre ces deux dynamiques, qui s’appellent l’une l’autre.
4. L’analyse énonciative : présentation illustrée
Comme le relief, le vitrail n’a pas de prétention à l’exactitude objective. Comme lui encore, sa construction est toujours susceptible d’être remise en cause : c’est qu’elle ne vise pas l’exactitude, mais sert d’appui à l’ouverture des yeux et des oreilles d’un lecteur. Même approximative, même partielle, la proposition d’un vitrail est ainsi toujours éclairante : en guidant un lecteur dans une découverte régulée de l’énonciation, elle lui permet de pratiquer une analyse énonciative qui tente de lire cette énonciation. L’utilité de d’une telle lecture est, autant que faire se peut, de guider les lecteurs dans le chemin délicat qui les conduit vers une position d’énonciataire.
Le point de départ de l’analyse réside dans la réalisation du vitrail, et dans la lecture systématique des focales à laquelle elle introduit. Son point d’arrivée est une vision de l’énoncé comme forme organisée par une structure signifiante, ou encore comme « forme-sens » [38]. Mais ce terme de l’analyse réserve une dernière surprise : en effet il se retourne à son tour pour refléter, en miroir, le lecteur et sa propre position face à cet énoncé [39].
Ce parcours sera à présent repris point par point, chaque étape de cette reprise étant à la fois présentée d’un point de vue théorique et illustrée par l’analyse de Lc 10,38-42.
a) Le point de départ de l’analyse énonciative
- Présentation théorique : la lecture des focales, un troisième débrayage
Le chemin sémiotique décrit jusqu’ici a associé à deux reprises débrayage et embrayage, conduisant ainsi un double chemin d’anamorphose (de retournement).
– Le premier débrayage, que présentait le premier article de ce parcours, est intervenu entre les mots et les choses. En incitant à ne plus confondre les textes avec les « réalités » dont ils parlent, il donnait accès au « regard sémiotique ». A ce débrayage référentiel répondait un embrayage qui ouvrait à la lecture le champ d’une approche figurative appelée par la perception de la dimension langagière d’un texte. Cet embrayage attestait d’une première anamorphose, où l’apparente évidence de la « réalité » cédait la place à la découverte de la dimension interprétative [40].
– Le second débrayage, dont faisait état le second article du parcours, a été effectué par rapport à la dimension représentative des figures. En enseignant à les vider de tout sens a priori, il donnait accès à l’analyse figurative. A ce débrayage figuratif répondait un embrayage qui ouvrait à la lecture le champ du figural, ouvrant ainsi à une anamorphose de l’énoncé vers l’énonciation [41].
– Le troisième débrayage, soutenu par la construction et la lecture des focales, intervient cette fois par rapport au figural lui-même. Ce débrayage inaugural, qui remonte depuis le tissage figural d’un énoncé vers la disposition énonciative qui en sous-tend le déploiement, ouvre à la lecture l’espace nouveau de l’analyse énonciative.
Il provient d’un constat porté par l’élaboration et la lecture des focales. En situant les réseaux de figures comme des manifestations et des effets d’une énonciation sous-jacente, elles invitent à s’en aider pour remonter vers cette énonciation. Les réseaux de figures se comprennent là comme des formants de l’énonciation : comme les points d’ancrage où elle prend appui et d’où elle en appelle à des lecteurs énonciataires.
Leur puissance de sens se détermine à deux niveaux : à l’intérieur d’une focale, et entre les focales.
– La comparaison des fragments juxtaposés par une focale donne une importance particulière à certaines figures, qu’elle met comme en surbrillance. Une autre focale soulignera d’autres figures : les figures mises en évidence par la focale 1 ne sont pas celles que souligne la focale 2, etc… Au terme de l’analyse toutes les figures d’un énoncé apparaissent comme régies par l’une ou l’autre des focales. La dimension figurale des figures provient pour une bonne part de cette inscription au sein d’une focale, des échos et des écarts qu’elle établit entre elles.
– Les figures entrent aussi en résonance dans le feuilletage entre les plans successifs de focales. Intervient là comme un effet de zoom : la focale 1 dispose, par ses figures, un cadre général qui se précise de focale en focale. Les figures d’une focale explicitent – c’est-à-dire déploient – celles de la focale qui les précède, et sont à leur tour déployées par les figures de la focale qui les suit. C’est ainsi que les focales les plus élevées d’un énoncé permettent de préciser les perspectives ouvertes par les premières focales.
- Illustration
Parcourir l’ensemble des focales mises en évidence par le vitrail des v. 10 ,38-42 permettra d’illustrer ces propos.
Voici à titre de point de départ, une présentation synthétique des différentes focales. Chaque focale y occupe une ligne individuelle (dont le numéro est indiqué sur la gauche), soulignée par une couleur correspondant à sa représentation dans le vitrail. La disposition de la ligne signale par un jeu de retraits sa place dans la hiérarchie des focales. Chaque ligne commence par préciser, en caractères droits, le dispositif figuratif auquel est associée l’ensemble de la focale. Puis des italiques désignent les pièces dont elle est constituée en explicitant leur dispositif figuratif. Cette présentation est précédée d’une parenthèse signalant l’indexation de cette pièce dans la focale (ex : a dans la ligne f.1, signifie « focale 1, morceau a ») et suivie du (des) verset(s) au(x)quel(s) elle correspond (ex. : 38 pour v. 38).
Une brève présentation, issue de la lecture des focales, résumera à présent quelques acquis de ce tableau.
La f.1 est centrée sur la figure de Jésus : accueilli comme « il » (1a), puis rencontré comme le « Seigneur » (1b). S’indique ici une problématique : accueillir Jésus comme un voyageur anonyme pourrait bien comporter un risque, celui de s’exposer à un vis-à-vis avec le « Seigneur ».
La f.2 considère isolément chacun de ces éléments :
– L’accueil de « il » (1a) est déployé dans une figure de rendez-vous, dans lequel l’initiative de « il » (2a) précède et appelle l’invitation de Marthe (2b). Cette invitation est donc une réponse.
– Le vis-à-vis avec le « Seigneur » (1b) s’ouvre sur un double dispositif : la « sœur » Marie se fait présente à sa présence (2c), tandis que Marthe s’absente dans le « service » (2d). Apparaît ici le caractère antithétique des deux dispositifs.
La f.3 ressaisit les éléments 2c et 2d :
– Le développement qu’elle donne à la rencontre de la « sœur » Marie avec le « Seigneur » (2c) la situe d’abord relativement à Marthe (3a), puis relativement au « Seigneur », comme disciple (3b). Une articulation apparaît ici entre ces deux versants, que précisera la suite de l’énoncé.
– En déployant l’absence de Marthe (2d) elle la situe dans deux espaces : le « service » qui l’ « embrasse » (3c), et la rencontre entre la « sœur » Marie et le « Seigneur » (3d) dans laquelle elle fait irruption. Son absence à cette rencontre (3d) se requalifie ici en termes de disparition, presque d’absorption par le service. En retour, son intervention dans le vis-à-vis de Marie et du « Seigneur » a couleur d’intrusion dévastatrice. Tout se passe comme si, en s’y « imposant », elle venait comme piétiner la scène dans laquelle elle fait intrusion.
La f.4 reprend :
– L’élément 3b (la « sœur » Marie disciple du « Seigneur ») par les fragments suivants : la « sœur » aux pieds du « Seigneur » (4a), puis entendant sa parole (4b). Apparaît ici la cohérence entre les dimensions somatiques et énonciatives, qui situe Marie comme unifiée dans sa rencontre du « Seigneur ». L’unification la situe, dans l’espace, comme au-dessous de lui.
– L’élément 3d (Marthe s’absente de la rencontre avec le « Seigneur ») par l’intrusion de Marthe (4c), et le dialogue qui la prolonge (4d). Apparaît ici une cohérence inverse de celle de Marie : Marthe, d’abord absente du vis-à-vis de sa « sœur » avec le « Seigneur », cherche à s’y inscrire en une position surplombante que confirmera son énonciation. L’antithèse mentionnée ci-dessus se développe et se précise : Marie (présence somatique, entendre, soumission) est bien le double inversé de Marthe (absence somatique, dire, position surplombante).
La f.5 ressaisit uniquement le dialogue entre Marthe et Jésus.
– Un premier fragment montre Marthe morigénant le « Seigneur » (5a).
– Un second fragment indique comment le « Seigneur » réajuste Marthe (5b).
La longueur et la précision de ce passage invitent à situer l’enjeu principal de l’énoncé du côté de Marthe, et de sa position fausse dans la rencontre avec son hôte. Il s’agit ici d’en exposer les effets et les causes.
La f.6 développe l’un et l’autre fragments :
– Le fragment 5a (Marthe morigénant le « Seigneur ») associe deux volets : le reproche de Marthe (6a), et l’énoncé qu’il formule (6b). Le dire de Marthe déploie ainsi l’ensemble de son point de vue sur la scène que l’énoncé vient de raconter. Cet développement atteste de son désir pressant de la voir s’interrompre.
– Le fragment 5b (le « Seigneur » réajustant Marthe) associe également deux volets, symétriques des précédents : l’appel répété du « Seigneur » à Marthe (6c), et l’énoncé qui le prolonge (6d). Cette réponse, décalée par rapport à la demande de Marthe, ne répond pas directement à ses énoncés mais en lit l’énonciation où elle entend un désir impuissant de rencontre. Elle y répond d’abord énonciativement, par un appel qui l’invite à se mettre comme sa sœur en position d’entendre, entrant ainsi dans le vis-à-vis avec le « Seigneur ». C’est dans ce contexte énonciatif que prend place et que doit être entendue l’énoncé correctif qui prolonge cette énonciation.
La mise en rapport des deux fragments souligne la différence des positions d’acteurs : Marthe, qui se croit fondée à réprimander le « Seigneur », se trouve enseignée par lui quant à ses erreurs. Cet enseignement n’adopte pas un ton de reproche semblable au sien mais lui offre la chance d’une libération.