Louis PANIER, Exégèse, sémiotique et lecture de la bible,
publié en E. Landowski, (éd.), Lire Greimas, Presses Universitaires de Limoges, 1997, p. 143-166.
Plutôt que de revenir sur les conflits et les collaborations qui grèvent ou agrémentent la rencontre entre exégèse et sémiotique sur le terrain des études bibliques, mieux vaut les placer devant un fait dont elles profitent l’une et l’autre : pourquoi lit-on encore la Bible ? On demande plus facilement : pourquoi faut-il lire la Bible ? On raconte qu’à cette question, Paul Ricœur répondit un jour : « Pour qu’il y ait des lecteurs ». Ce n’est pas une boutade. Lire la Bible, non pour qu’elle soit lue, mais pour qu’en s’exposant à elle, des lecteurs naissent. Dans cette perspective, une enquête sociologique ne suffirait pas à établir pourquoi la Bible trouve toujours des lecteurs. La question dépasse celle de leurs motivations. Pourquoi ce livre (et la question concerne aussi les grandes œuvres littéraires) alimente-t-il plutôt qu’il ne satisfait le désir de lire ? L’environnement culturel, la pression de l’opinion ou des églises, ne suffisent pas à expliquer une audience étendue à ce point dans l’espace et le temps. Elles n’expliqueraient rien s’il ne fallait reconnaître au texte une vertu (une grâce ?) capable non seulement de recruter ses lecteurs, mais de les engendrer. L’exégèse et la sémiotique, attentives au donné textuel, ne peuvent pas ne pas s’interroger à ce propos
1 – Exégèse et sémiotique devant la multiplication des lecture
Contrôler la lecture
La profusion bigarrée des lectures bibliques anciennes et nouvelles appelle un certain contrôle de la part de l’exégèse. Elle veille au « bon » usage des textes. Quant à définir ce « bon » usage ou les limites « légitimes » de l’interprétation, elle a évolué d’un intérêt théologique à une ambition « scientifique ». Par des méthodes rationnelles éprouvées, elle se donne pour tâche d’établir le ou les sens qui peuvent servir de base (de norme ?) aux interprétations diversement orientées des historiens, des littéraires, des théologiens, des spirituels, des prédicateurs. On distingue le sens et les usages d’un texte. Le sens élaboré par l’exégèse doit permettre d’évaluer les usages, tout en fournissant matière garantie à qui veut réfléchir à partir de ce « donné » pour l’exploiter, l’actualiser, l’adapter aux besoins et aux attentes d’aujourd’hui.
La sémiotique aussi pourrait servir à contrôler la lecture. Sa démarche et celle de l’exégèse se ressemblent en ceci qu’elles doivent constamment interroger le texte pour vérifier les hypothèses interprétatives par lesquelles on passe nécessairement, puisque le sens échappe à toute saisie immédiate. Le texte doit être tenu à distance des désirs et des manipulations du lecteur, si du moins c’est bien lui qu’on veut lire. Cette distance n’est pas seulement historique et culturelle, comme l’exégèse le souligne en situant le texte dans son lointain passé. Tout texte, même contemporain, est fait de langage structuré, qui impose ses médiations. Ses contraintes ne supportent pas n’importe quelle interprétation. [1]
La sémiotique et l’exégèse ne pourraient-elles unir leurs ressources pour mieux contrôler les pratiques de lecture ? D’abord il ne s’agit pas de cela. L’exégèse ne prétend pas fonder une lecture uniforme et la sémiotique scrute les conditions de toute lecture. D’autre part, elles ne définissent pas de la même manière les limites de l’interprétation. L’une le fait à partir d’une intention d’auteur et de circonstances historiques d’écriture, l’autre à partir des conditions internes de lisibilité d’un texte. [2] Autant la première tend à restreindre le sens à ce qui pouvait être compris dans les circonstances de la communication originelle du texte, autant les « contraintes » sémiotiques ouvrent des possibilités à la signification. L’exégèse est attentive aux éléments textuels par lesquels le texte se rattache au savoir et à la culture d’une époque révolue. Mais du fait qu’il les articule pour son propre usage, le texte les détache de l’usage habituel pour construire des isotopies contextuelles qui les ouvrent vers de nouvelles significations. Les isotopies ne les enferment pas dans un cadre statique. Ce sont plutôt des lignes de forces qui innervent le texte, entretiennent sa résistance à la saisie du sens et son appel à interprétation risquée. En sémiotique, la pluralité des lectures est admise dès le départ, sans qu’elles soient mises toutes sur le même pied et en veillant qu’aucune ne se fasse prendre pour le texte-source. Il y a donc des règles, mais elles ne coïncident pas avec celles de l’exégèse et ne sauraient leur être ajoutées. Elles tendent à « garantir la présence effective du texte et permettre au lecteur non de s’y refléter, mais de le réinventer ». [3]
Aide à la lecture ?
On ne peut pas davantage additionner les ressources de l’exégèse et de la sémiotique quand elles se mettent au service de la lecture. Et il est vain d’imaginer, comme certains l’ont fait, que l’on puisse enchaîner les procédures de l’une et de l’autre dans une sorte d’organigramme méthodologique.
L’aide exégétique à la lecture de la Bible ne saurait être minimisée. Un travail immense de vérification historique et philologique a disqualifié des interprétations a priori qui domestiquaient le texte. Celui-ci est mis à la disposition du plus large public en des traductions éprouvées, assorties d’introductions, de notes, de commentaires utiles. Il reste cependant que l’exégèse classique ne s’est pas développée comme un art de lire. Peut-être est-ce mieux ainsi. Elle nous fournit en codes à connaître sous peine d’anachronismes. Elle déblaie le terrain de questions annexes, satisfait le besoin de savoir un certain nombre de choses sur le texte, aide à respecter entre nous et lui un décalage linguistique et culturel qui n’est plus un obstacle infranchissable. Les commentaires fourmillent d’indications sur le vocabulaire, le style, le genre littéraire, les allusions référentielles, les thèmes d’une époque, qui mettent le lecteur à pied d’œuvre et dont il peut faire son profit. L’aide apportée à la lecture demeure cependant souvent extrinsèque, ou située au ras des mots et des phrases. Elle risque d’alimenter le besoin d’être informé au détriment du savoir lire et de créer l’illusion de connaître tout ce qu’il faut pour parler correctement du livre étudié plutôt que d’avoir à frapper patiemment à sa porte pour y entrer.
La nécessité, en milieu catholique notamment, de rattraper le retard accumulé en matière de savoir critique peut expliquer qu’on ait longtemps négligé l’apprentissage de la lecture. Et le souci largement dominant de l’histoire des événements racontés et de la formation des écrits a retardé la prise en charge du texte lui-même comme « réalité » à part entière, construite, articulée, et de ce fait signifiante. On s’est plu à interpréter comme indices de rédactions successives des aspérités qui, dans l’état actuel d’un livre, n’en exercent pas moins une fonction signifiante. Par exemple, en déclarant que la Genèse juxtapose deux « récits de création » peu conciliables et d’âges différents, on se dispensait d’interroger leurs structures apparentées et ce qui se dit par le bais de leurs différences. [4] Un récit comme celui de la geste d’Abraham éclatait en trois versions successives, si bien qu’on vous faisait lire trois fois le même épisode par fragments tant bien que mal dégraissés et raccordés. C’était un sport. Etait-ce lire ? On comprend que cette pratique ne soit pas sortie des cercles d’experts et que ceux-ci aient fini (pas tout à fait) par s’en lasser. On demande aujourd’hui que l’analyse « diachronique » soit complétée et équilibrée par une analyse « synchronique » du texte dans son état dernier. Et l’on insiste sur la composition littéraire et thématique qui lui confère une réelle unité.
Avec cette orientation, l’étude exégétique ne se met pas simplement au service de la lecture, elle en produit une. L’exégète tend à se faire lecteur. Cependant la perspective reste largement rhétorique. On cherche assez généralement à rejoindre de cette manière la ou les intentions originelle(s) du texte, posée(s) comme norme d’interprétation. Le travail de lecture qui se trouve ainsi mis en œuvre et la part qui revient au lecteur risquent de rester oubliés.
La part du lecteur
Dans les années 40 et 50, il y eut querelle en milieu catholique français entre promoteurs du « sens littéral » et défenseurs du « sens spirituel ». [5] Les éditions du Cerf lançaient la traduction de « la Bible de Jérusalem » et inauguraient simultanément la collection Sources chrétiennes en publiant des commentaires bibliques des Pères grecs de l’Eglise. Les frictions étaient inévitables, au moment où l’exégèse critique se voulait « scientifique », « objective » et déconsidérait l’exégèse patristique. En fait, l’enjeu portait sur l’unité de la Bible, que l’on coupait en morceaux pour les renvoyer aux circonstances historiques de leur naissance, et plus subtilement sur l’acte de lire et la part du lecteur dans la constitution du sens. L’affirmation de Grégoire le Grand : « Les dires du langage sacré grandissent avec l’esprit de ceux qui lisent », était devenue incompréhensible. Pourtant le P. de Lubac, en la citant dans ses travaux sur l’exégèse ancienne, ne plaidait pas en faveur de la fantaisie du lecteur. Il en appelait à une intelligence de l’Ecriture qui n’oublie pas « le mouvement qui l’a fait naître », ne se laisse pas réduire à une discipline scientifique et s’apparente plutôt à la lutte, toujours à recommencer, de Jacob avec l’ange. [6] Ce langage faisait scandale dans les milieux exégétiques. Il nous étonne moins aujourd’hui.
Il a fallu du temps pour que le souci de l’histoire factuelle et la reconstitution des sources et des traditions n’étouffent plus la sensibilité littéraire au texte biblique. L’intérêt pour les « genres littéraires » servait surtout à excuser la Bible de ses incohérences historiques ou stylistiques. On les invoquait pour démembrer les écrits au bénéfice de matériaux dotés d’une existence antérieure autonome et censés plus vraisemblables ou plus faciles à comprendre. L’adjectif « littéraire » ne renvoyait guère à une œuvre d’écriture. Les progrès dans ce sens ont été provoqués par des recherches longtemps étrangères aux préoccupations dominantes des biblistes. On voit se multiplier aujourd’hui des études qui profitent de la rhétorique ancienne mieux connue, voire de la nouvelle rhétorique, pour élucider des faits d’écriture qui mettent en valeur l’unité d’un évangile ou d’une épitre de Paul. La narratologie inspire des travaux d’orientation comparable. Plus récemment, l’intérêt pour le lecteur s’affirme de plus en plus, sous l’influence de l’esthétique de la réception et de la pragmatique de la lecture. Comme on parlait un temps de « Form » ou de « Redaction Criticism », on parle maintenant d’un « Reader oriented Criticism ». [7]
Ces recherches se situent surtout dans la mouvance d’une rhétorique de la composition et de la persuasion. On relève des indices (distribution du savoir, point de vue, focalisation, « suspense », « blancs » à combler par le lecteur…) qui permettent de préciser quel type de lecteur est visé, quels effets de lecture sont calculés. Plutôt que de chercher des intentions d’auteur en amont du texte, on met au jour des stratégies en direction de l’aval. Cependant ces stratégies continuent en général de renvoyer du côté de l’origine historique du texte et des conditions de sa communication première. Et quand on s’intéresse à la réception du texte, c’est plutôt sous la forme d’une histoire des interprétations qui en ont été données (les Allemands parlent de « Wirkungsgeschichte »). C’est une façon de reconnaître au texte biblique une opérativité qui va bien au-delà du sens littéral défini par l’exégèse. Mais qu’est-ce que cette opérativité ? et qu’est-ce que recevoir un texte ? Ces questions ne peuvent pas ne pas être posées. Elles sont ordinairement renvoyées à l’herméneutique, l’exégèse ayant suffisamment à faire sur le terrain des difficultés textuelles particulières. [8] Ses exigences de spécialisation et d’érudition ne la préparaient guère à assumer ce qui lui semblait relever de problèmes généraux alors qu’il s’agit des implications de son propre travail. Volontiers on situe l’herméneutique du côté de l’appropriation subjective du texte ou de son adaptation à nos contemporains, de même que longtemps les cours d’exégèse, en se donnant pour tâche d’établir le sens « objectif » de la Bible, laissaient à chacun le soin de la lire pour son profit spirituel, comme si l’acte de lire n’était pas immanent à la démarche exégétique.
La sémiotique ne vient pas relayer l’exégèse en direction de questions herméneutiques. Elle ne se substitue ni à l’une ni à l’autre. Elle peut donner l’impression de marcher sur leur terrain du fait qu’elle marie la réflexion théorique et les exercices pratiques textuels. Il n’en est rien. Sa manière de vérifier sur textes ses hypothèses n’est pas celle de l’exégèse et sa réflexion sur la signification et ses conditions n’est pas celle de l’herméneutique. Mais les rapports entre les trois ne peuvent être ignorés. P. Ricœur a suivi avec attention la recherche de Greimas et a reconnu le bénéfice de la sémiotique pour explorer l’univers des signes qui médiatise la compréhension. [9] Quant à l’exégèse, sans renoncer à ses objectifs propres, elle n’a pas à se plaindre de voir déplacée et réactivée par la sémiotique la question du sens qui touche aux conditions de toute lecture et de toute exégèse. De son côté, la sémiotique ne peut se désintéresser du travail exégétique qui, bon gré mal gré, par ses acquis et par controverses, témoigne à sa manière de la fécondité signifiante de la Bible comme de la résistance qu’elle oppose à toute interprétation qui se voudrait totale et définitive.
Comment la réflexion sémiotique peut-elle questionner l’étude de la Bible et comment cette étude provoque-t-elle la sémiotique ? On le vérifie à propos de trois problèmes majeurs et liés que la Bible réactive sans cesse et qui comptent, pour parler comme Greimas [10], parmi les « trous » autour desquels la sémiotique doit encore travailler : la signification, la figurativité et l’énonciation.