En 1998, la revue américaine Semeia proposait dans son n°81 de faire le point sur les études bibliques inspirées par les sciences du langage et de la signification. Jean DELORME (1920-2005) participait à ce numéro spécial. Sémiotique&Bible a publié cette contribution, en français, dans les n° 102 et 103 (Juin-septembre 2001). L’auteur retrace d’abord les étapes de la rencontre entre les recherches sémiotiques (autour de Greimas) et les études bibliques. Il note, dans les années 80 le tournant qu’a constitué l’intérêt, devenu central, pour l’énonciation. Ce survol de la recherche laisse apparaître les options et les orientations prises autour de quelques questions fondamentales qui sont plus anciennes que la sémiotique et qu’elle peut s’honorer d’ouvrir à nouveau, et que l’article développe. Par exemple: qu’est-ce que le discours et la signification ? pourquoi et comment les grands textes se font-ils lire et relire ? qu’en est-il de la parole quand elle semble disparaître dans le silence de l’écriture ? Tant que la Bible sera lue, ces questions ne risquent pas de ne pas se poser.
Vingt ans après… Il est difficile d’évoquer le passé quand on a 20 ans et que l’avenir est encore à faire ! Les intérêts et les démarches de l’analyse sémiotique appliquée à la Bible ont beaucoup évolué depuis trente ans et la recherche continue en se diversifiant. Je ne puis en parler qu’à partir de l’expérience poursuivie au Centre pour l’Analyse du Discours Religieux (CADIR, Université Catholique de Lyon), en collaboration avec le Séminaire d’A.J. Greimas (Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales) et en lien avec des groupes de recherche comme ceux de l’Université Vanderbilt à Nashville, de Semex (Sémiotique et Exégèse) des Pays-Bas, d’ASTER (Atelier de Sémiotique du Texte Religieux) au Canada, en lien aussi avec des groupes divers de lecture biblique en France.
Le CADIR a reçu officiellement son nom en automne 1975 en même temps qu’il lançait la revue Sémiotique et Bible. Ce fut moins une fondation que le résultat d’une longue gestation. Les débuts remontent à 1968 (première rencontre à Versailles entre biblistes francophones et A.J. Greimas et les membres de son atelier biblique, parmi lesquels M. de Certeau, J.P. Chabrol, J. Courtés, L. Marin, F. Rastier). En 1969, le congrès de l’Association française pour l’étude de la Bible (A.C.F.E.B.) fournit un public élargi à R. Barthes (Léon-Dufour éd.). Du côté des biblistes, le besoin se faisait sentir d’une réflexion fondamentale sur les pratiques de l’exégèse, qui paraissaient en retard par rapport au développement de la linguistique générale, des études littéraires et de « l’analyse structurale du récit » (c’était le titre de Communications 6, cf. Barthes 1966). Des biblistes sensibilisés aux recherches nouvelles et dispersés à travers la France se donnèrent rendez-vous au sein de l’Association ASTRUC (Analyse Structurale, en hommage à Astruc, bibliste du 16e siècle), fondée par P. Geoltrain en 1970. Des groupes se constituèrent à Paris, Strasbourg, Lille, Lyon. Ils se réunirent chaque semestre pour confronter leurs travaux jusqu’en 1977.
Le groupe de Lyon devint une équipe de recherche au sein de la Faculté de Théologie en 1971 sous la responsabilité de J. Delorme et de J. Calloud. Il connut son épiphanie en 1974 en organisant un colloque international qui réunit durant trois semaines à Annecy des biblistes venus de Nashville (six professeurs et gradués avec D. Patte et Gary Philipps), de Rome (R. Lack) et du Canada (O. Genest), de Hollande et de Suisse (C. Galland), et bien sûr de Paris (J. Escande, C. Turiot), avec la participation du Professeur J. Geninasca. En effet, parmi les recherches que l’on réunissait alors sous l’étiquette d’analyse structurale », celles de Greimas nous avaient paru les plus stimulantes pour l’étude de la Bible à cause de son intérêt pour la sémantique, et peut-être aussi à cause de sa difficulté. On ne pouvait appliquer immédiatement les modèles théoriques qu’il proposait et qui résistaient au désir d’apprendre vite ! Il devait plus tard associer le CADIR à une unité de recherche du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique).
- DEVELOPPEMENTS D’UNE RECHERCHE
En 20 ou 30 ans, la sémiotique a tellement changé que ceux qui l’ont vu naître ne la reconnaissent plus. (1) Parallèlement aux travaux de Greimas et de son Séminaire, la recherche du CADIR a beaucoup évolué. Les études littéraires témoignent suffisamment de la complexité des textes pour qu’on ne s’étonne pas si la sémiotique elle-même a dû les envisager successivement sous des points de vue divers et partiels. L’intérêt s’est nettement déplacé des systèmes signifiants vers la singularité des textes, ou encore des problèmes généraux vers les pratiques signifiantes, à commencer par celle que toute étude littéraire implique, la pratique de la lecture. Et nous sommes devenus de plus en plus conscients de la difficulté de rendre compte des opérations que nous faisons en lisant. C’est une manière de confirmer que « la sémiotique, avant d’être une méthode, est un état d’esprit, une éthique qui formule l’exigence de rigueur envers soi-même et envers les autres » (Greimas 1977 : 227).(2)
En schématisant, on peut distinguer deux périodes, dans les années 70 et à partir des années 80.
- Débuts et premiers fruits
1.1. Les années 70 furent les années d’apprentissage et des premiers fruits (cf. Delorme- Geoltrain). L’intérêt se portait principalement sur le récit, qui abonde dans la Bible. C’est la forme la plus répandue du discours humain dans toutes les cultures, la plus facile aussi à reconnaître comme unité construite selon des règles qui ne sont pas seulement celles de la phrase ou des liaisons entre phrases. Les schémas d’organisation narrative élaborés par Greimas connaissaient alors un certain succès. On les utilisait pour explorer des récits courts. On identifiait les programmes narratifs et les anti-programmes, les trois épreuves (qualifiante, principale, glorifiante) ou les quatre grandes phases (acquisition du vouloir, du pouvoir, performance principale, sanction), les rôles des actants, l’inversion des contenus entre le début et la fin… On s’aperçut rapidement que ces modèles ne sont pas faits pour donner la clé des récits. Ils simulent des fonctionnements signifiants et deviennent des instruments de découverte à condition de servir à questionner le texte et plus encore à se laisser questionner par lui. Et quoiqu’on l’oublie facilement, ils ne sont pertinents qu’au niveau d’une grammaire générale de la narrativité et les textes, même narratifs, ne se réduisent pas à cette dimension (cf. le débat sur les modèles de Greimas entre D. Patte et J.D. Crossan in Crossan ed.; les remarques critiques de Chatman : 115 reprenant celles de Barthes risquent d’entretenir la confusion entre les niveaux où se situent les notions de personnage, d’acteur et d’actant, cf. Greimas 1983: 49-66 sur « Les actants, les acteurs et les figures »).
On sait que Greimas distinguait plusieurs niveaux d’organisation du discours: – a) articulation élémentaire des catégories sémantiques de base selon la logique du « carré sémiotique » (structures profondes); – b) articulation des contenus sous forme d’actants et de fonctions anthropomorphes (structures narratives); – c) articulation proprement discursive d’acteurs (ou de grandeurs sémantiques comme la liberté, la science…) mis en parcours figuratifs dans le temps et l’espace (structures discursives). Cette représentation théorique obligeait à ne pas majorer la portée des modèles narratifs. Il ne fallait négliger ni la manifestation concrète de l’histoire racontée (le niveau figuratif des personnages, de l’intrigue, des lieux, des moments), ni l’investissement sémantique travaillé en profondeur sous les différences, les relations et oppositions entre les représentations données à la surface du texte. Les premiers travaux publiés de sémioticiens non biblistes (membres de l’atelier biblique du Séminaire de Greimas) sur des récits évangéliques montrent bien que l’identification des actants et des fonctions n’est qu’une étape dans une recherche soucieuse de l’articulation globale du sens dans un texte donné (Marin 1971; Chabrol-Marin 1971 et 1974). Et la première publication par un bibliste d’un exposé pédagogique d’une théorie et d’une méthode d’analyse d’un récit évangélique (Calloud 1973) ne manquait pas de présenter, avec les structures narratives, la structuration des contenus sémantiques sous-jacents aux personnages, aux lieux et aux grands signifiants de la parole et du corps (voir aussi Galland 1974; Escande ; Geoltrain). C’était la manière de faire de notre groupe avec des textes comme Ap, qui n’est pas un récit, mais où la narrativité (syntaxe des opérations et transformations) ne peut être analysée sans examen des représentations figuratives des personnages (Calloud-Delorme-Duplantier), ou encore avec des récits où la narrativité ne suffit pas à rendre compte des virtualités de sens qui donnent lieu à des interprétations divergentes à cause de l’intrication de plusieurs champs figuratifs et sémantiques (Calloud-Delorme-Combet).
Notre pratique de l’analyse s’organisa donc assez vite autour de la distinction des deux composantes narrative et discursive. Il paraissait commode de commencer par l’analyse narrative qui permet de se donner une première vision d’ensemble de l’enchaînement des situations et transformations racontées. L’analyse discursive venait ensuite (au moins dans nos exposés, car le travail passe constamment d’une dimension à l’autre) pour s’appliquer aux qualifications et transformations des personnages, aux particularités et changements qui affectent l’espace et le temps, avec le souci de saisir les différences et oppositions thématiques qui s’y manifestent. Pour faire le point en cours d’analyse et pour en exhiber les résultats de façon synthétique, on prenait le risque de les mettre en « carré ». Cette démarche était celle du CADIR dans les études publiées sous le nom de Groupe d’Entrevernes (1977). On peut la comparer avec celle de D. Patte (1976a, b, 1978) qui distinguait les structures de surface et les structures profondes et parmi celles-ci les structures narratives (suivant Greimas) et les structures mythiques (selon le modèle de Levi- Strauss appliqué aux contenus figuratifs et profonds). O.Genest (1978) s’inspirait plutôt de Barthes 1966 en distinguant les niveaux des fonctions, des actions et de la narration dans le récit de la Passion. Pour faire écart avec ses habitudes, le CADIR sollicita souvent le concours de J. Geninasca dont l’intérêt pour le « discours » et pour l’analyse des acteurs et des parcours figuratifs nous stimulait en nous convaincant des progrès qui restaient à faire (Geninasca 1977 à comparer avec les autres études en Groupe d’Entrevernes 1977).
1.2. Rétrospectivement, il semble que les travaux réalisés à cette époque ne sont pas à la hauteur des ambitions théoriques. Cependant il faut reconnaître que des outils se sont mis au point pour des analyses plus fines. On a réfléchi sur les enjeux sémantiques liés aux manières de découper les textes en séquences, d’extraire une unité discursive d’un livre pour l’étudier à part ou inversement d’intégrer une petite unité dans un ensemble plus vaste (Delorme 1979). La définition des niveaux narratif et discursif permet de dépasser la distinction empirique entre « récit » et « discours ». Le récit ne se réduit pas à la narrativité, les discours non narratifs n’échappent pas à la syntaxe narrative des transformations, et les récits et les discours présentent des parcours figuratifs dont l’articulation doit être soigneusement analysée. Les notions de « personnage » (character) et d’intrigue » (plot) jouent sur les deux niveaux et doivent être déconstruites. Des comparaisons peuvent s’établir entre des textes de formes littéraires différentes : des valeurs comme l’amour, la liberté peuvent être mis en parcours figuratifs comme des personnages et un discours scientifique peut exposer les transformations d’un savoir avec un art de l’intrigue qui n’a rien à envier au roman (Greimas 1976; Greimas-Landowski éd. 1979).
Un progrès décisif a été accompli quand on a distingué deux niveaux de transformations dans le récit. Celles qui s’accomplissent par des actions extérieures (dimension pragmatique) sont ordinairement accompagnées par d’autres qui concernent le savoir que les acteurs ont ou n’ont pas sur ce qui se passe, sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font (dimension cognitive). Les transformations cognitives se manifestent surtout quand il s’agit d’amener un acteur à entreprendre une action et quand au terme de l’action celle-ci est évaluée ou sanctionnée par des louanges ou des reproches. Mais ces fonctions narratives peuvent donner lieu à des formes discursives autonomes qui n’ont rien d’un récit, comme un discours de persuasion, un discours d’apologie, ou de blâme. La sémiotique rencontre sur ce terrain la rhétorique, mais avec des outils qui obligent à serrer de plus près les données des textes. Car il a fallu préciser les modalités du savoir informatif et interprétatif, de la persuasion, de la véridiction et du croire et celles du nécessaire et du contingent, de l’être et du paraître, du vrai et du faux… (Calloud 1978; Delorme 82; Greimas 1983 : 67-134; Geninasca 1983; Patte 1983a, b). Ces modalités se retrouvent dans les textes les plus divers et permettent de les comparer.
Avec ces acquis et malgré les critiques accusant l’analyse structurale de mettre des structures anonymes à la place du sujet, une sémiotique du sujet et de l’intersubjectivité était en train de se constituer (Coquet 1984 et 1986). Comment un sujet s’instaure-t-il et se réalise-t-il par rapport à d’autres ? Comment passe-t-il du devoir ou du savoir au vouloir, du savoir au pouvoir ? Comment ses qualifications changent-elles au cours d’un dialogue ? Le dialogue et la communication ne sont pas un simple échange de mots, mais une action réciproque de sujets qui, doués de compétences différentes, se transforment mutuellement. Des conflits d’interprétation peuvent les opposer entre eux et le texte qui les rapporte fait lui-même œuvre d’interprétation et de mise en question de l’échelle des valeurs.
1.3. Il est remarquable qu’au cours de toute cette période, les paraboles sont apparues comme des lieux privilégiés de l’analyse et de la réflexion (Chabrol-Marin 1974 : 93-192; Funk ed. 1974: spécialement Via: 234-235; Crossan ed. 1974: spécialement les articles de Via, Crossan, Patte et les débats entre eux; Patte 1976: 71-178; Stiker-Escande-Maréchal-Darrault). Il ne suffisait pas de leur appliquer les outils de la grammaire narrative. Comme récits de fiction métaphorique enchâssés dans un grand récit, elles donnent lieu à confrontation entre sémiotique et herméneutique et se révèlent comme de puissants opérateurs sémantiques, comme par exemple les deux paraboles du semeur et des vignerons meurtriers qui établissent et font apparaître les isotopies sous-jacentes à l’ensemble de Mc (Almeida 1978). Dans ces récits à deux niveaux, les transformations des acteurs et des valeurs sémantiques, les opérations d’interprétation qui s’y accomplissent et celles qui sont laissées à l’auditeur prennent le pas sur l’anecdote. Il s’imposait de les confronter à des textes comme des récits de miracles et de comparer le travail d’interprétation qu’ils opèrent différemment dans le récit évangélique d’ensemble (Groupe d’Entrevernes 1977 : chap. V). Comme signe d’élargissement des perspectives, signalons encore l’intérêt qui commence à se manifester pour le genre épistolaire (Sémiotique et Bible 1978, n° 11: 7-25 sur Phm; Calloud 1980; Calloud–Genuyt 1982) et l’exploration des pratiques éminemment bibliques comme le commentaire et la citation (Panier 1978 et 1984 ; Almeida 1979).
1.4. Vers la fin des années 70, il semblait que la sémiotique greimassienne avait acquis ses traits distinctifs et pouvait être présentée dans son ensemble. Le fameux dictionnaire de sémiotique faisait le point des recherches théoriques et devenait le manuel de référence (Greimas–Courtés 1979). Et pour conduire une analyse de texte biblique ou non, le Groupe d’Entrevernes (1979) proposait une sorte de guide pédagogique issu de la pratique du CADIR, qui devait connaître des traductions multiples et une large diffusion.