- Le tournant des années 80
2.1. On a pu croire que le « dictionnaire » présentait un corps de concepts bien élaborés et interdéfinis et on parle à son propos de « théorie standard ». On a moins remarqué qu’il est parsemé de problèmes posés et laissés ouverts. (3) De même, on parlait d’une « école de Paris » (Coquet éd. 1982). Mais le second tome du dictionnaire donnera bientôt l’impression d’un certain éclatement d’intérêts divergents (Greimas-Courtés 1986). En effet, les années 80 marquent des mutations importantes. La visée sémiotique était suffisamment établie pour s’ouvrir à des interrogations nouvelles. Il ne suffisait plus de distinguer l’être et le faire, les énoncés d’état et les énoncés d’action. Il fallait compter avec les multiples figures du devenir dans les textes, avec l’aspectualisation du temps et de l’espace selon le ponctuel ou le continu, l’accompli ou l’inaccompli (comparer les articles « Aspectualisation » et « Continu » en Greimas-Courtés 1979 et 1986; Greimas 1987c). La distinction du pragmatique et du cognitif se révélait trop sommaire, il fallait étudier les modes d’inscription des passions et des émotions dans le discours, cerner les figures de l’étonnement et de la colère, de l’amour, de la jalousie et de la haine. La théorie devait faire place aux attirances et répulsions qui précèdent souvent, sous-tendent ou contestent les valorisations positives ou négatives exprimées et les systèmes de valeurs (Geninasca 1983; Greimas–Fontanille). Plus profondément, nous touchons là aux rapports, en grande partie inconscients, entre le langage et le corps, et à la condition déchirée d’un sujet parlant affronté à l’impossible à dire.
3 Dans un entretien radiophonique, Greimas parlait à ce propos de l’impossibilité de faire une théorie du langage sinon par petits bouts et en marquant les trous qui réclament réflexion et provoquent à penser. Le second tome (Greimas-Courtés : 1986) prend la forme d’un répertoire de questions débattues
Ces avancées et ces nouvelles interrogations sont le signe d’un déplacement d’intérêt passant de l’exploration privilégiée des structures abstraites à celle de la « surface » des textes, c’est- à-dire des représentations offertes des hommes, des choses, du monde tels qu’ils sont mis en discours. C’est la dimension « figurative » des textes, leur face tournée vers ce dont ils parlent et qui reste nécessairement hors d’eux-mêmes et du langage. Cette dimension n’a jamais été totalement oubliée, pour la simple raison que les structures profondes et narratives ne peuvent être repérées autrement que par l’observation de ce qui s’en manifeste à la surface. Mais cette observation risque toujours d’être trop rapide, dans la hâte d’en extraire quelques oppositions majeures et de construire un modèle structural jugé capable d’organiser en profondeur tout le texte. La résistance de la surface a provoqué la réflexion sur la figurativité et ses capacités signifiantes.
Désormais, il était impossible de continuer à renvoyer à plus tard une question décisive, longtemps laissée pendante, celle de l’énonciation. Il n’y a pas de discours sans sujet pour le construire et l’articuler, donc pas d’analyse discursive sans interrogation sur le sujet d’énonciation. Il est relativement facile d’analyser comment les textes représentent et mettent en scène des échanges parlés ou des discours adressés à un auditoire (par exemple les paraboles de Jésus, les discours d’Ac). Mais comment atteindre l’instance qui fait tenir l’ensemble du texte qui rapporte ces échanges et ces discours ? Un grand pas fut franchi quand Greimas définit l’énonciation par « la mise en discours ». Tout texte doit être abordé comme un discours énoncé, mais l’attitude à son égard change selon qu’il est considéré de façon purement objective dans son énoncé ou qu’il est envisagé à partir de sa mise en discours. L’analyse le déconstruit pour en reconnaître la construction et les articulations, autrement dit pour remonter de l’énoncé aux opérations discursives qu’il atteste et qui impliquent un sujet parlant. En disant cela, nous ne revenons pas aux considérations sur l’auteur et les circonstances de la production du texte. Car celui-ci s’en détache et se laisse lire à grande distance temporelle et culturelle de ses origines. C’est bien le signe qu’il a tout ce qu’il faut pour que les opérations qui articulent et font signifier entre eux tous ses éléments demeurent disponibles en lui et sont prêtes à se mettre en acte par la lecture.
2.2. Dans ce tournant de la réflexion sémiotique, la pression de la Bible et de certains textes poétiques étudiés avec des experts de la littérature a été déterminante pour le CADIR. Nous ne pouvions plus commencer par l’analyse narrative. Même dans le cas d’un récit, l’examen des figures d’actions, d’acteurs et de leurs relations obligeait souvent à contredire un schéma de syntaxe narrative appliqué trop rapidement au texte. Il apparaissait par exemple qu’en des récits grossièrement dénommés « récits de guérison », la guérison ne représente pas la transformation principale et qu’elle change de valeur à cause de sa place dans l’ensemble des figures du texte (Delorme 1985b et Panier 1985). Il fallait donner de plus en plus d’attention au niveau discursif, c’est-à-dire concrètement aux parcours figuratifs, qu’il s’agisse de personnages comme dans les récits ou de valeurs apparemment plus abstraites comme dans les épîtres la lumière et la vérité, la Loi et l’Evangile, la justice et la paix. Les trois niveaux d’organisation distingués par Greimas gardaient leur vertu d’avertissement contre la confusion mais ne risquaient plus d’être pris comme un programme de déroulement de l’analyse. Et il importait peu d’imaginer la signification comme un processus de complexification croissante à partir de catégories sémantiques simples comme si le sens résultait en surface d’une suite de conversions en passant d’un niveau à l’autre. Il fallait tout reprendre à partir de l’énonciation qui met en œuvre de façon singulière les ressources de la langue, les matériaux de la mémoire consciente et inconsciente des discours d’un milieu et d’une culture, et les structures impliquées par les usages discursifs individuels et collectifs. Une suggestion de J. Calloud devait empêcher d’oublier, tout au long de l’analyse d’un texte, que le discours noue en triade le monde auquel il renvoie, le langage qu’il met en œuvre et le sujet humain sans lequel il n’y aurait pas de discours (Delorme 1988c). Le discours fait appel à l’expérience que nous avons du monde extérieur, de la vie, des autres et de soi, puisque nous en parlons. Mais il n’en serait pas parlé si nous n’avions pas l’expérience du langage et de la parole. Et surtout, il y a là parole d’homme et dans ce qui est dit du monde par sa mise en discours, quelque chose de l’homme cherche à se dire.
Nous étions donc confrontés à la question de la parole, qui n’a cessé de se poser au cours de cette évolution, mais qui fut longtemps refoulée. Des biblistes ne pouvait pas éviter cette question en travaillant sur un Livre où Dieu est représenté comme un être parlant et qu’une tradition millénaire lit comme « la Parole de Dieu ». La sémiotique n’a pas à en juger, pas plus que l’exégèse rationnelle. Mais les modalités de l’énonciation biblique devaient être scrutées. En mettant en scène de multiples manières la prise de parole et l’écoute, la Bible construit des dispositifs énonciatifs variés à partir desquels il est possible de chercher comment quelque chose de la parole peut advenir par l’écriture et la lecture (Delorme 1993). Des textes du NT s’exprimant sur leur propre écriture tendent à en faire un lieu de naissance d’un enfant de la parole (Panier 1993). Et le problème de l’inspiration des Ecritures peut être abordé sous un jour nouveau à partir du traitement des figures en des textes comme 2 Pr et le récit de la Transfiguration (Martin 1996). L’entourage lyonnais du CADIR et le compagnonnage de poéticiens, de psychanalystes et de philosophes a fait que la pratique sémiotique s’est trouvé dérangée ou plutôt stimulée par la réflexion sur les structures humaines de la relation à l’autre et du sujet désirant et parlant (Cusin ; Gelas).
- OPTIONS ET ORIENTATIONS DE LA RECHERCHE
Ce rapide survol de la recherche laisse apparaître les options et les orientations prises autour de quelques questions fondamentales qui sont plus anciennes que la sémiotique et qu’elle peut s’honorer d’ouvrir à nouveau. Par exemple : qu’est-ce que le discours et la signification ? Pourquoi et comment les grands textes se font-ils lire et relire ? Qu’en est-il de la parole quand elle semble disparaître dans le silence de l’écriture ? Tant que la Bible sera lue, ces questions ne risquent pas de ne pas se poser.
- Le texte, le discours et le sens
1.1. Du texte au discours
Greimas s’est intéressé au récit dans la perspective d’une sémantique du discours. Contrairement aux apparences, la signification ne repose pas sur le sens des mots qu’il suffirait d’apprendre à mettre en phrases, mais les mots gardent la mémoire de leurs emplois dans les discours d’une société. Les lexiques viennent ensuite et classent ces emplois. (4) Le processus de la signification et ses règles sont donc à élucider à l’échelle du discours et de son organisation. C’est ce que les modèles d’organisation narrative élaborés par Greimas montraient à partir du récit qui se présente manifestement comme une organisation sémantique de plus grande échelle que les phrases qui le composent.
Mais qu’est-ce que le discours ? Ce terme n’est pas pris ici au sens courant où l’on parle du « discours politique » ou « religieux », ou d’un exposé oratoire, ou encore du « discours » différentié du « récit ».(5) Le discours est défini comme « un tout de signification » (Greimas-Courtés 1979: 102; Geninasca 1987a: 48s), ou en d’autres termes comme un ensemble articulé et orienté qui appelle une compréhension globale. Il faut distinguer texte et discours. Matériellement, un texte est un objet parmi d’autres, placé sur les rayons d’une bibliothèque ou sur un bureau entre une pipe et un cendrier. Il n’existe comme texte, c’est-à-dire comme objet signifiant, que s’il est lu (ou, dans le cas d’un texte oral, s’il est prononcé et entendu, mais à cause de la Bible nous privilégions ici les problèmes de l’écrit). Lire, c’est faire que la lettre du texte devienne une unité globale de signification, i.e. un discours. Le discours n’est pas manifesté en tant que tel. Seule est visible « la lettre » inscrite sur la page, comme le sommet d’un iceberg (la comparaison est de Greimas) dont la masse cachée serait le discours.
La lettre provoque le travail du lecteur pour « comprendre », autrement dit pour saisir- ensemble le texte comme discours. Il ne suffit pas d’en identifier les éléments (les mots, les phrases), il faut reconnaître les relations qui les font signifier les uns par rapport aux autres dans l’ensemble du texte. L’écrivain lit ce qu’il écrit pour constituer son discours. Et le lecteur, s’il veut lire ce texte et non simplement s’en servir ou lui en substituer un autre, doit lui faire des propositions d’articulation globale et les déconstruire pour en valider ou invalider les articulations d’après les possibilités offertes par la lettre. L’analyse sémiotique se donne des moyens pour expliciter les opérations qui permettent de construire le texte en discours.
1.2. Des signes à la signification
On parle couramment du « sens » d’un mot ou d’une phrase, mais aussi du « sens » (de la direction) d’une route ou de la circulation. Dans le premier cas, il s’agit d’un sens établi, en quelque sorte fixé, statique; dans le second, c’est un processus dynamique, orienté. « Signification » se présente d’abord comme une action ou un processus dynamique par lequel du sens est effectué ou saisi. Mais on peut parler aussi d’une signification » de façon statique comme « un sens » résultant de ce processus. Mais quand il s’agit d’un texte littéraire, il est difficile d’en préciser le sens ou la signification comme si on pouvait le ou la fixer. Tenter de le faire, c’est marquer un arrêt de la lecture, mais non du processus de la signification. Car d’une part, ce sens pourrait être exprimé de différentes façons plus ou moins équivalentes. Et d’autre part, le texte demeure disponible pour d’autres actes de lecture, i.e. pour d’autres mises en œuvre de la signification.
Le dynamisme de la signification est intuitivement perçu quand, pour faire comprendre une phrase, on la transpose dans une autre ou encore quand on la traduit dans une autre langue. On éprouve alors un moment d’incertitude ou de suspension du sens : la signification ne cesse pas, au
contraire elle s’intensifie comme si elle se ramassait sur elle-même pour prendre un nouvel élan. C’est ce qui faisait dire à Greimas que le sens, c’est la traduction du sens.
Cette conception transitive du sens s’impose pour une sémantique du discours et convient tout à fait à l’étude des textes littéraires et de la Bible. Il est difficile de rendre compte de la signification d’un poème ou d’un livre entier. Les sens reçus des mots, les significations localisées et partielles d’une expression ou d’un paragraphe sont transformés par le dynamisme du discours qui les oriente à sa manière. Pensons à ce qu’un Paul fait avec un vocabulaire qu’il n’a pas créé, comme celui de la dikaiosúnë ou de l’eleuthería. Tout en gardant la trace de leurs emplois ailleurs sous peine de n’être pas reconnus, les mots sont pris en charge par des contextes qui les ouvrent à des possibilités nouvelles. Le discours ne les additionne pas, il les décompose plutôt pour en extraire ce qui convient à la signification globale, comme la meule écrase le grain pour en tirer la farine pour le pain. Tout se passe comme si le discours travaillait en deçà des mots pour en dégager ce qui l’intéresse et former des unités signifiantes nouvelles à partir du contexte.(6) Le fait littéraire oblige à déconstruire la notion de signe telle que F. de Saussure la définissait par la correspondance d’un signifiant sensible et d’un signifié mental. Cette définition peut à la rigueur suffire pour les mots tels qu’ils sont recensés dans les dictionnaires. A ce niveau, ils sont des signes constitués, auxquels des sens convenus sont attachés. Mais le discours leur fait subir un traitement qui peut les transformer. Et les textes littéraires leur font produire des significations inédites qui ne se trouvent dans aucun lexique.
La sémiotique littéraire ne peut donc se contenter d’une sémiologie qui chercherait à identifier les signes d’une culture pour les classer, en établir les champs lexicaux et sémantiques, en préciser les fonctionnements et les codes. Car le discours travaille à une signification globale qui s’oriente en déconstruisant les signes reçus. Dans cette perspective, le signifié n’est pas attaché au signifiant, mais il lui manque et le texte littéraire élargit la séparation entre eux. La signification est différée et n’est pas épuisée quand la lecture s’arrête. Elle se met en quelque sorte en veilleuse jusqu’à la prochaine lecture. Les textes forts se reconnaissent à la résistance qu’ils opposent aux interprétations dans lesquelles on voudrait les enfermer. Ils entretiennent une quête qui demeure insatisfaite quand on ferme le livre. Le lecteur est poussé dans la direction ouverte par le texte et provoqué à parler ou écrire à son tour. La Bible en est la preuve avec ses lectures, ses traductions et ses commentaires toujours recommencés.
1.3. La signification orientée et la lecture
Sans aboutir à « un sens » qui se voudrait définitif, cette ouverture de la signification ne légitime pas n’importe quelle interprétation. La transformation sémantique qui s’opère par le discours est orientée, comme l’indique dans un récit le parcours des personnages ou dans un exposé didactique l’avancée de l’argumentation. Cette orientation est assurée par les isotopies du discours. Ce ne sont pas des « idées » qui courent le long du texte, mais plutôt des lignes de force sur lesquelles les valeurs sémantiques dégagées par la déconstruction des signes constitués se donnent rendez-vous pour constituer une certaine armature du sens, comparable à la portée musicale qui permet de reconnaître la tonalité, les harmoniques et les modulations d’une composition. Cette armature n’est pas la formulation d’un message qu’il n’y aurait qu’à recueillir. Elle maintient l’orientation de la signification en empêchant la fuite du sens dans tous les azimuts.
L’orientation du discours, c’est son intentionalité. Il ne s’agit pas d’abord d’une intention d’auteur (qui n’est pas exclue mais doit être confrontée avec l’orientation du texte). En parlant de l’intention de l’œuvre, que l’on distingue de celles de l’auteur et du lecteur et que l’on reconnaît à des stratégies en direction du lecteur visé, des études de textes risquent d’en rester à l’idée d’une communication intentionnelle. Mais les capacités signifiantes des figures d’un texte et le travail de la signification peuvent échapper à la conscience. Nous préférons parler d’intentionalité ou de tension (en latin in-tendere, « tendre vers ») entre l’état virtuel du discours représenté par le texte-objet et son actualisation par la lecture. Cette actualisation peut donner lieu à des lectures variées mais pas arbitrairement, si du moins on cherche à respecter « les règles du jeu censées garantir la présence effective du texte et permettre au lecteur non de s’y refléter, mais de le réinventer » (Greimas 1977: 228). Cette présence du texte se fait sentir quand il résiste au vouloir et au pouvoir lire du lecteur, dans cette interaction originale en quoi consiste la lecture. On ne confondra pas intentionalité (dynamique) et sens unique (statique), ni pluralité des actes de lecture (ils peuvent être innombrables), pluralité du sens (plusieurs interprétations peuvent cohabiter « dans le sens » du texte) et polysémie (ou polyvalence des expressions linguistiques et des figures que le discours peut chercher à réduire ou à exploiter).