Anne Pénicaud,
La lecture, chemin d’Alliance.
Des Philippiens d’hier à ceux d’aujourd’hui,
Paris, Cerf coll. Lectio divina, 2019, 645 pages.
Recension de Jean-Claude Crivelli,
parue dans Liturgie CFC, février 2020.
Reproduite ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
L’ouvrage est la reprise d’une thèse de doctorat en théologie soutenue en 2011 et intitulée « Advenant soumis dans l’entendre ». Un certain nombre de textes avaient déjà paru la même année dans la revue Sémiotique et Bible. Pour ma part je ne prétends pas rédiger un compte-rendu précis et complet d’un ouvrage pas toujours facile d’accès quand bien même son auteur enjoint les lecteurs d’’y cueillir ce qui enrichira leur propre quête, ce qui pourra les mettre en chemin, leur désigner une « méthode » au sens grec du terme (methodos signifiant la recherche d’une voie).
Un instrument propre à renouveler la lecture des documents fondateurs
La méthode sémiotique à l’œuvre ici pourrait inspirer les débuts de cette Église nouvelle dont tant de nos contemporains espèrent qu’elle surgira un jour. Église qui ne serait plus fondée sur la répétition des modèles hérités de l’histoire mais qui capterait l’énonciation de son discours aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui dans le jeu des figures à l’œuvre dans l’Évangile, donnant ainsi un vrai corps à la parole. Notre Église devrait pour cela ouvrir un vaste chantier de discernement et de critique des figures qui ont façonné pendant trop de siècles des énoncés dogmatiques et moraux aujourd’hui vidés de leur signifiance. S’agissant du Nouveau Testament l’auteure explique que toute lecture postérieure à celle […] des « premiers lecteurs » se trouve devant « une inadéquation culturelle aux figures d’un énoncé […]. Même lorsque les textes évoquent des situations proches de l’existence des lecteurs […], les figures qui les représentent ne sont pas ajustées » à nos situations concrètes. Elles « sont plutôt un écran où se brise la voix du texte. » (592)
Qu’est-ce que lire ?
Qu’est-ce que lire ? On croit lire un texte alors qu’en fait on l’étudie. Lire doit s’apprendre, dit Paul Beauchamp, « c’est vouloir laisser venir, dans le silence qui entoure les décisions, le texte […] comme l’appel d’un monde pas encore complètement né et qui demande à naître à notre monde. » L’ouvrage d’Anne Pénicaud propose un chemin qui a fait ses preuves depuis une cinquantaine d’années au CADIR (Centre pour l’analyse du discours religieux – Université catholique de Lyon). Les sessions, les cours, les recherches. le réseau Bible et Lecture ainsi que les publications en sont aujourd’hui largement connus en France et en Suisse romande. L’acte de lecture déployé par Anne Pénicaud se veut une rencontre entre des textes bibliques – le récit de Marthe et Marie dans Luc et le début de la Lettre aux Philipiens (1, 1- 2, 11) – et les lecteurs qui accepteront d’entrer dans la démarche sémiotique et de se mettre à l’écoute du texte pour entendre la parole qui s’y donne et y résonne, la débusquant dans le jeu de ses énonciations multiples.
Lire comme on écoute
Lire implique de s’abandonner au texte, de se laisser faire et surprendre par le jeu de ses énonciations. Le sens jaillit d’une rencontre entre le texte et le lecteur dans la situation qui est la sienne actuellement, situation d’écoute où le texte doit être entendu tel qu’il est. Je dirais qu’il y a là un échange où chacun se met en état d’hospitalité à l’égard de l’autre. Dans L’arche de la parole Jean-Louis Chrétien explique que la plus belle hospitalité que l’on peut offrir à l’autre est celle de l’écoute : non pas que je reçoive seulement ce que l’autre dit mais qu’ensemble dans le jeu de l’alliance qui nous unit nous sommes mis, lui et moi, à l’écoute du même, c’est-à-dire de la parole. C’est ce qui se produit dans l’acte de lecture : à l’écoute de ce qu’énonce la lettre du texte le lecteur est mis en route vers la parole au point qu’il sera lui-même « parlé » par la parole. Paul Claudel me semble avoir magnifiquement saisi cela quand il écrit au sujet du texte des psaumes :
Nous l’assumons [le texte] comme un vêtement, comme un éphod. C’est Dieu même en grande paix avec son œuvre qui l’a mis dans notre bouche et sur nos épaules. On dit que l’on parle anglais à un Anglais, et nous, quand, les yeux fixés sur ce livre ouvert devant nous, nous récitons, disons mieux, nous célébrons les psaumes, nous parlons Dieu à Dieu. [1]
S’inscrire soi-même dans la chaine et le jeu infinis du discours
Face à un texte biblique je puis me mettre en quête des circonstances archéologiques, historiques, culturelles, religieuses, lexicales dans lesquelles il est né. Ce qui peut devenir une source d’interrogations voire d’ennuis : est-ce que Jésus a vraiment prononcé cette parole ? Qu’a dû penser sa mère quand il lui a signifié que son heure n’était pas venue ? Et toutes les questions qu’un croyant peut à juste titre se poser mais qui ne doivent pas empêcher le texte de faire sens aujourd’hui pour lui en tant que lecteur croyant, disposé à l’accueillir dans la parole. Ne s’intéresser qu’à l’historicité des faits risque fort de nous priver du langage qui les signifie, de nous empêcher d’entrer dans son vaste jeu, et donc de nous cantonner dans notre propre savoir. Il n’y a « d’histoire, dit magnifiquement Louis Panier cité par Anne Pénicaud, que pour des humains parlants qui la racontent et qui en font le discours» … « depuis la fondation du monde ».
Bref regard sur une procédure en acte
La sémiotique à l’œuvre dans ce livre se situe dans la mouvance de l’école greimassienne[2], en particulier à travers l’analyse des figures. Le sens se fait au gré des figures qui jouent à l’intérieur de l’énoncé. Écouter un texte consiste à « libérer la voix du texte […] entendue comme une parole tapie dans la lettre de l’énoncé et qui se donne dans les interstices et les entrechoquements des figures. » Dans le récit de Marthe et Marie (Lc 10, 38-42) on peut ainsi repérer la succession des figures suivantes, même si toutes ne sont pas explicites : nomination (v. 38), appellation (v. 39), entendre, parler, reproche (v. 40), ordre, réponse (v. 41), invitation à la vigilance, bruiter. Restant en quête de la voix du texte, l’analyse énonciative prend ensuite le relai de l’analyse figurative ; elle examine comment se compose l’énoncé, lieu de la voix du texte. A travers une série de 8 « focales », le lecteur est invité à écouter la voix du texte et à privilégier cet acteur singulier qu’est la figure de Marthe et à se poser la question : qu’est-ce donc qu’accueillir le Seigneur ? La réponse passe la médiation de Marie. Cette dernière met en effet au jour le manque qui affecte sa sœur voire la jalousie à son endroit puisqu’il lui fait précisément défaut ce qui est bon, la « bonne part ». Qu’est-elle donc sinon l’écoute de la parole ? Le Seigneur propose à Marthe de la guérir de sa surdité, de la libérer de cette oreille qui l’enferme sur elle-même et lui donne le sentiment d’être abandonnée.
C’est là une lecture possible du récit de Lc 10, 38-42. Citant Valéry, Anne Pénicaud précise qu’« il n’y a pas de vrai sens d’un texte ». Une fois publié il est livré à la pluralité des lectures, chacune le faisant vivre dans le maintenant de son énonciation. La grâce d’un texte c’est de faire naître le lecteur – pour autant qu’il se laisse déposséder de son savoir préliminaire et se soumette à l’« énonciation énonçante » du texte ; et s’agissant des Écritures leur voix et leur force énonciative sont assez puissantes pour que ce même lecteur naisse au monde de la parole. Nous ne lisons pas les Écritures, ce sont elles qui nous lisent. Elles ne nous parlent pas de quelque chose d’autre, d’un hypothétique référent ; elles nous « parlent » au sens transitif évoqué plus haut à propos de Claudel.
Jean-Claude Crivelli
Abbaye de Saint-Maurice
(Valais Suisse)
[1] « Les psaumes et la photographie » dans L’œil écoute, Paris, Gallimard, 1946.
[2] .A. J. Greimas (1917-1992) est connu pour ses recherches sur les structures narratives du discours, entre autres sur l’analyse des figures. Un texte parle à travers les relations qu’il établit entre les figures de son énonciation.