CONCLUSION
Au terme de l’analyse, il est fécond d’interroger les procédures et les résultats de la lecture sémiotique, ainsi que la direction dans laquelle elle introduit les lecteurs de la Bible.
D’abord, les procédures. Il est utile de bien situer la place relative, dans la lecture sémiotique, de l’analyse narrative et de l’analyse discursive. On soulignera avant tout leur convergence. Bien souvent – et en particulier dans le cas du jugement de Salomon – elle s’étend même au découpage du texte. Quel est l’effet de cette convergence ? Du narratif au discursif, elle joue à la manière d’une possibilité de vérification. L’approche narrative est une syntaxe, qui laisse de côté bien des éléments de la composante discursive. Elle aborde le texte par ses structures abstraites et permet ainsi de définir une trame sur laquelle viendra s’arrimer la chaîne discursive [9]. En sens inverse – du discursif vers le narratif – la convergence des approches intervient plutôt dans le sens d’un enrichissement. L’analyse discursive appréhende le texte à partir des chaînes figuratives ancrées dans la double dimension de l’énoncé et de l’énonciation. Elle bénéficie de ce fait d’une finesse et d’une acuité de vue qui lui permet de mettre en perspective et d’affiner les hypothèses narratives sur lesquelles elle s’appuie.
Il ne s’agit pas tant ici d’évaluer que de qualifier. La perspective construite est structurale. La description des dispositifs d’acteurs insérés dans des temps et des espaces a permis de définir plusieurs positions, et de rendre compte de la façon dont s’effectuait le passage d’une position à une autre. Le premier état des femmes était celui d’une fusion absolue : fusion entre ces femmes et leurs fils, confusion entre elles – d’abord dans leur similitude de « mères avec bébés », puis dans leur rivalité pour le statut de mère -. La fin du texte déploie une situation toute différente : elle dispose un enfant bien vivant promis à la vie, sa mère aimante, et l’homme qui assume provisoirement pour cet enfant le rôle d’un père. La dé-confusion est achevée, puisque la mère de l’enfant mort a disparu de la scène du discours. Celle du vivant a changé du tout à tout. Comment s’est opérée la transformation ? C’est l’épée, figure de la coupure, qui a tranché radicalement fusions et confusions. En menaçant de sectionner le lien de l’enfant survivant avec sa vie, elle a brisé la conjonction trop étroite entre cet enfant et sa mère, coupant court à la confusion des discours. Pour ce qui concerne l’autre femme elle n’a rien changé, car il n’y avait plus de lien à briser.
Comment définir la direction dans laquelle l’analyse sémiotique introduit ses lecteurs ? Elle les mène généralement sur deux voies, que cette conclusion se contentera d’esquisser sans les explorer dans le détail, car tel n’est pas le propos d’un chapitre consacré à la lecture d’un texte :
– Il y a d’abord, et c’est le plus évident, une direction anthropologique. Le texte biblique parle des humains, de ce qui les constitue et les tient dans la vie, mais aussi de ce qui fait obstacle à leur existence. Il en va ainsi du jugement de Salomon : il esquisse des perspectives capitales et donne des repères précieux pour une définition de la relation mère, père, enfant. Il permet aussi, comme bien d’autres textes de la Bible, de nourrir et d’éclairer une réflexion sur la jalousie.
Dans cette direction, la lecture sémiotique croise fréquemment les chemins de la psychanalyse. Ainsi cette analyse du jugement de Salomon peut être lue en écho avec les pages consacrées à ce texte par le psychanalyste Denis Vasse dans l’ouvrage intitulé « Un parmi d’autres » [10]. Le pari de cette étude était de mener et de rédiger l’analyse sans avoir pris connaissance de ces pages…afin de mettre les approches analytique et sémiotique en regard l’une de l’autre. Au terme du travail, il est intéressant de les comparer : la convergence des analyses est exemplaire pour ce qui est de la lecture du texte. Mais il apparaît bien aussi que les perspectives ne sauraient être confondues. La sémiotique est une contemplation méthodique des textes – une pratique réglée de la lecture – qui fonde et ouvre des repères pour une meilleure compréhension de l’humain. La psychanalyse s’appuie quant à elle sur la parole, le plus souvent vive mais parfois aussi inscrite dans des textes, pour mettre en évidence des traits structurants du psychisme humain. Entre elles donc pas de confusion, mais une possible complémentarité en allers et retours. Pour ce qui concerne la lecture de la Bible, la psychanalyse prolonge et éclaire l’approche sémiotique, qui peut en retour lui servir d’appui et de nourriture.
– Mais la lecture sémiotique de la Bible ouvre également, et c’est capital, sur une perspective théologique. Car si la Bible parle de l’homme elle parle aussi, et peut-être plus encore de Dieu, lorsqu’elle décrit tout du long son intervention dans l’histoire humaine. Lire la Bible permet ainsi une expérience fondamentale pour tout croyant – et sans doute même pour tout humain – : comprendre quelque chose de Dieu. Cette compréhension reçoit de l’analyse sémiotique des caractéristiques bien particulières, induites par la nature même d’une lecture structurale. Elle est elle-même une compréhension structurale, elle discerne et décrit les lignes de force d’un « agir » divin plutôt qu’elle n’en donne de définitions savantes au contenu objectif. Il en va ainsi du jugement de Salomon. Sa conclusion introduit les lecteurs dans la perception de ce qu’est une « sagesse divine »… Voilà qui appelle à relire, à cette lumière, les échanges de Jésus avec ses divers interlocuteurs : on y découvrira une aptitude identique, mais encore supérieure, à faire émerger en quelques mots la vérité enfouie dans les êtres, et à rouvrir devant eux la voie de leur salut.
[1] On retrouve là la distinction proposée, intuitivement, entre ce qui avait été nommé « l’appel au jugement de Salomon » (énonciation) et « l’exposé du litige » (énoncé). [2] « Le fils de cette femme mourut une nuit parce qu’elle s’était couchée sur lui. Elle se leva au milieu de la nuit, prit mon fils qui était à côté de moi… et le coucha contre elle ; et son fils, le mort, elle le coucha contre moi » (19-20). [3] « Je me levai le matin pour allaiter mon fils, mais il était mort. Le jour venu, je le regardai attentivement, mais ce n’était pas mon fils, celui dont j’avais accouché » (21). [4] J-L Austin, « Quand dire c’est faire ». [5] Ce terme, emprunté à René Girard, paraît particulièrement bien adapté au jugement de Salomon, dont cet auteur a d’ailleurs proposé une lecture (référence à compléter). [6] En effet, la sémiotique narrative dirait qu’ici l’objet demeure à distance du sujet auquel il est conjoint. [7] En langage psychanalytique, on pourrait dire que cette femme, prisonnière de son imaginaire, croit que sa parole a pouvoir sur le réel. [8] Cette articulation du paraître et de l’être fait référence à l’outil sémiotique nommé « carré de la véridiction », qui définit quatre positions : le vrai (être + paraître), le secret (être + non paraître), le mensonger (non être + paraître), et le faux (non être + non paraître). [9] « Le réseau figuratif forme la chaîne du discours : il est le plus étendu, ses constituants sont les plus nombreux et il livre avec ses signifiants la promesse d’une riche signification. La composante thématique forme la trame. Par elle et autour d’elle se nouent les fils discursifs, s’opèrent les connexions sémantiques ; et sans elle aucune signification intermittente n’émergerait jamais, la tapisserie du texte où se dessinent les figures se déferait, se morcellerait, tomberait en lambeaux. Mais pourtant la trame du thématique ne peut se substituer à la chaîne figurative pour en représenter le dessein. Paradoxalement entre les deux une partie des fils est rompue et c’est cette cassure qui fait tenir l’ensemble. » (François Martin, Pour une théologie de la Lettre, p 147) [10] Denis Vasse, « Un parmi d’autres », Le champ freudien, Seuil, 1978. Voir en particulier le chapitre II, « Le tranchant de la parole », pp 31-69.