Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

Perspectives nouvelles sur la lecture, Anne Pénicaud, 2011.

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Introduction

Au seuil de cette Introduction il n’est pas inutile d’en préciser le statut, un peu particulier par rapport au « genre littéraire » de l’introduction. Le travail qui s’ouvre ici relève du domaine de l’exégèse, et les six chapitres qui le constituent traceront un parcours de lecture. Cependant cette exégèse se situe, on le verra, très à part des chemins habituels de la lecture. Il est donc nécessaire d’en préciser les fondements, et d’introduire avec précision la problématique dans laquelle s’inscrit sa proposition. L’Introduction qui s’ouvre ici assumera cette fonction théorique, en tension avec la Conclusion qui achèvera le parcours. Elle sera donc, de fait, nettement plus conséquente qu’une Introduction ordinaire. Et ce d’autant que ce volet théorique n’est pas accessoire, mais inhérent à l’approche des textes développée par les pages qui suivent : cette approche – la sémiotique – n’est pas seulement en effet le déploiement d’un geste de lecture original mais en associe nécessairement la proposition à une réflexion sur la lecture, ses conditions et ses enjeux.

La démarche sémiotique s’inscrit dans un débat engagé depuis maintenant une cinquantaine d’années : est-il possible, et souhaitable, de proposer de nouveaux chemins à la lecture ? La sémiotique a contribué à l’émergence du débat en se donnant d’emblée comme une illustration mais aussi comme une théorie et une formalisation construite de cette possible altérité de la lecture. La controverse a été vive et passionnée, en particulier dans le champ de l’exégèse. Si la question est reprise ici, et précisément en exégèse, c’est pour tenter d’y faire connaître les fruits de la recherche sémiotique. Depuis environ quarante ans elle s’est en effet développée dans une direction spécifique, qui est l’énonciation [1]. Cette Introduction indiquera dans quel contexte, avec quels enjeux. Dans un premier moment cette exploration a déconstruit l’architecture de la théorie et de la pratique sémiotiques initiales, qui étaient essentiellement narratives. L’autre face de cette déconstruction était l’émergence d’une forme sémiotique ordonnée en propre à l’énonciation, d’un double point de vue théorique et pratique. Le présent travail représente un second moment de cette recherche : le développement d’une théorie et d’une pratique cohérentes entre elles, et formalisant un point de vue énonciatif sur les textes. Il porte ainsi la proposition d’une « sémiotique énonciative ».

Cette proposition engage à reprendre, à frais nouveaux, l’ancien débat : est-il possible, et souhaitable, de lire autrement ?

Le débat ouvert autour de la sémiotique s’est particulièrement concentré sur le premier versant de la question : la possibilité d’une autre forme de lecture. Cette question s’est elle- même focalisée sur le problème de la dimension référentielle des textes, c’est-à-dire de leur rapport à la « réalité » dont ils sont supposés parler. Le point de vue, dont l’évidence semblait incontestable, qui fut opposé à la sémiotique était que cette référence – comprise comme la référence des textes – ne pouvait être abandonnée sans que la lecture encoure le risque du délire. L’enjeu de la réflexion sémiotique sur l’énonciation porte précisément sur ce point. Elle propose de considérer aussi un second type de référent, pour laquelle elle postule une légitimité au moins équivalente : le texte lui-même, dans sa lecture.

Sans pour autant contester le premier type de référence, cette proposition alternative en désigne la relativité. Adopter le texte pour référent suppose en effet de renoncer à en situer le sens dans la « réalité », ce qui impose dès lors de redéfinir la notion même de « sens ». Cette ouverture de la définition du sens désigne à son tour la relativité des contextes en fonction desquels il est défini. Apparaît ainsi que situer le sens d’un texte dans la « réalité » dont il parle revient à rapporter ce texte aux conditions de son écriture. Il se trouve cependant que ces conditions sont, par définition, révolues : leur reconstitution relève donc d’une perspective historique, et pour une bonne part hypothétique. L’écart qui apparaît ici entre le sens d’un texte et cette reconstitution ne récuse pas la légitimité de cette perspective historique. Il ouvre en revanche la place d’une seconde forme de référence, cette fois inscrite dans le champ de la parole. Sa proposition se fonde sur un constat tout aussi « évident » que le précédent : un texte n’existe pas en dehors de la lecture qui l’actualise, et il n’advient au « sens » que dans la tête de ses lecteurs [2]. Il est ainsi un référent de fait pour le « sens », en tant qu’il constitue le cadre de la lecture. Ce constat rejoint un point de vue fréquemment développé par les poètes, notamment en France au tournant des XIX° et XX° siècles. P. Valéry écrit ainsi :

On n’y insistera jamais assez : il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoiqu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre [3].

Les sciences du langage de la seconde moitié du XX° siècle, elles-mêmes édifiées dans une logique structuraliste coupée de toute référence explicative à la « réalité », ont à leur tour assumé cette perspective qui retourne les textes depuis leur auteur vers leurs lecteurs. En deçà de cet édifice linguistique s’esquisse l’horizon développé par certaines philosophies du langage [4].

La proposition sémiotique tient ainsi qu’il est parfaitement possible de lâcher « la » référence, non parce que l’on est tombé dans le délire mais parce que l’on développe un point de vue scientifique et philosophique différent, qui rapporte le sens d’un texte à son effectuation dans la lecture. Cette seconde forme de référence se situe explicitement comme énonciative. Elle assume ainsi sa relativité, ce qui la garde de toute prétention hégémonique à l’endroit du point de vue historique désigné ci-dessus. L’important apparaît au contraire dans le développement parallèle de deux perspectives – l’une qui situe la référence dans la « réalité » historique de l’écriture, et l’autre dans le contexte énonciatif de la lecture –, situées par leur reconnaissance mutuelle dans une tension paradoxale et féconde [5]. Ce dialogue suppose cependant que la perspective énonciative relève – tout comme le point de vue historique – d’une forme vérifiable de scientificité [6]. C’est à l’élaboration d’une telle scientificité que s’est attelée la sémiotique, en construisant un geste d’analyse extrêmement rigoureux, et capable de rendre compte de ses propres présupposés. Le travail qui s’engage ici s’inscrit à son tour dans cette visée scientifique.

Reste ouverte la seconde des questions posées ci-dessus : est-il souhaitable de lire ainsi ? A cette question seuls les lecteurs de ce texte pourront répondre. La véritable interrogation du présent travail concerne ainsi l’intérêt – en particulier pour l’exégèse – d’une proposition sémiotique développée sur le versant énonciatif. Le projet de ces pages est à cet égard d’offrir, à qui veut bien tenter l’aventure, une occasion de juger sur pièces. Il porte en effet la proposition d’expérimenter la fécondité d’une perspective énonciative pour l’analyse d’un texte du corpus biblique. Cette proposition suppose une forme de contrat. Du côté des lecteurs, il faudra qu’ils consentent à déposer provisoirement leurs propres pratiques de lecture pour entrer dans le regard nouveau déployé ici. En contrepartie, le présent travail a été conçu en direction de ces lecteurs novices, auxquels il propose une introduction pratique, méthodologique et théorique à la sémiotique énonciative.

Dans cette perspective, la présente Introduction a le statut d’un fondement théorique : elle est l’Introduction d’une introduction. Elle procèdera en deux moments. Un premier moment esquissera la perspective tracée par la recherche sémiotique du CADIR avant d’exposer les modèles auxquels elle a présentement abouti, ainsi que leur incidence sur une sémiotique énonciative. Il développera ainsi un versant proprement scientifique. Un second moment honorera la dimension théologique du geste sémiotique, dans son rapport avec la Bible. A vrai dire, cette forme d’analyse concerne l’ensemble du champ littéraire, sans exclusive. Elle est cependant développée ici en rapport avec la lecture d’un texte du Nouveau Testament, l’Épître aux Philippiens [7]. Cette restriction de champ la situe précisément comme une discipline exégétique, justifiant ainsi le versant proprement théologique développé par ce second moment d’Introduction. Il commencera par situer la proposition sémiotique dans le champ de l’exégèse avant d’en interroger le rapport avec la théologie.

1) Une hypothèse scientifique

La proposition d’une sémiotique énonciative repose sur une hypothèse scientifique nouvelle. Elle réside dans la proposition d’un modèle, le « schéma de la parole », qui constitue une mise en forme de la parole alternative au désormais traditionnel « schéma de la communication » du linguiste R. Jakobson [8]. Cette alternative n’est pas venue par génération spontanée. Elle s’inscrit dans un cadre précis, qui est donc la réflexion sémiotique sur l’énonciation développée, en rapport avec les textes bibliques, par un centre de recherche universitaire : le Centre pour l’Analyse du Discours Religieux (CADIR) de la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon. Une présentation historique s’impose donc, pour en éclairer les conditions d’émergence.

1-1) Bref historique : la voie sémiotique du CADIR

Quelques mots présenteront, très rapidement, d’abord les débuts de la sémiotique puis le travail mené au CADIR.