Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

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(c-5) Dynamiques de la parole

La forme globale du schéma n’est pas statique mais dynamique. Sa cohérence d’ensemble est assurée par un double jeu de flèches horizontales, rapporté aux flèches verticales décrites ci-dessus comme le cœur du schéma. Ces deux systèmes de flèches sont situés pour l’un sur le haut, et pour l’autre sur le bas du schéma.

– Sur le haut du schéma circule un ensemble de flèches rouges orienté de gauche à droite. Le voici :

Ce système horizontal soutient une dynamique prospective alimentée par le débrayage du dire (flèches rouges ascendantes). Elle répercute dans l’entre sujets ce débrayage, effectué en un sujet, en développant au dehors la dynamique interne d’adresse qui soutient l’émergence d’un énoncé verbal. Ce jeu de flèches rouges déploie ainsi l’élan du dire comme une puissance intrinsèque d’appel apte à susciter des « sujets de l’entendre ».

– Le bas du schéma est parcouru par un ensemble de flèches vertes, orienté en sens inverse du précédent, et que voici :

Ce second ensemble esquisse une dynamique rétrospective soutenue par l’embrayage de l’entendre (flèches vertes descendantes). En remontant de sujet en sujet elle pointe en chaque sujet vers le lieu de l’embrayage, compris comme articulation entre l’énonciatif et le somatique. Elle développe ainsi une logique comparative, situant en échos et écarts les différents effets de sens somatiques des énoncés entendus. Ce système de flèches vertes représente ainsi la puissance intrinsèque de transformation caractéristique de l’entendre, en l’inscrivant dans une tension qui porte l’entrée en résonance des différents lieux somatiques des sujets engagés dans un dispositif commun de parole par le partage des énoncés verbaux.

Résumons l’incidence de ce double jeu de flèches. Le système de flèches rouges (verticales et horizontales) parcourant le haut du schéma désigne donc un dynamisme prospectif, avançant de dire en dire par le relais d’un énoncé verbal. En écho avec les flèches vertes il dessine, dans le circuit de la parole, un sens « aller » relancé par l’impulsion du dire et relevant d’une logique syntagmatique de succession. La parole se donne là sous la forme d’une ligne discontinue, portée par un jeu de résurgences au travers des lieux humains qu’elle traverse. Le système de flèches vertes (verticales et horizontales) indiqué sur le bas du schéma soutient un dynamisme rétrospectif, remontant d’un lieu somatique au précédent par le truchement de l’entendre. Au regard des flèches rouges, il dessine dans le circuit de la parole un sens « retour » qui rapporte de façon paradigmatique chaque entendre à celui qui l’a précédé, et dans lequel il se fonde par le truchement du dire qui en atteste. Émerge là une seconde ligne, qui établit un système de parallèles entre les différents événements de sens advenus dans les sujets de la parole.

Entre les deux sens s’indique une forme particulière de réciprocité. D’un point de vue chronologique, le dire précède l’entendre. Mais d’un point de vue logique, comme l’a montré ci-dessus la présentation du modèle, c’est à l’inverse l’entendre qui précède le dire. C’est ainsi le tissage de ces deux dynamiques, inverses en même temps qu’indissociables, qui à proprement parler « construit » la parole.

Bilan : un schéma ternaire

Ce temps de bilan récapitulera dans une perspective globale la présentation détaillée du schéma de la parole effectuée ci-dessus. Ce modèle analytique centre la parole sur le jeu de l’énonciation, entendre et dire. Sur cette base il développe une structure topologique, qui rend compte à la fois de l’inter et de l’intra subjectivité sous la forme d’une construction spatiale traversée de dynamiques symétriques à la fois verticales (mouvement descendant de l’entendre, mouvement ascendant du dire) et horizontales (prospectivité du verbal, rétrospectivité du somatique). Un regard rétrospectif sur le schéma en manifeste deux caractéristiques : sa structure ternaire, et son interactivité.

La structure ternaire du schéma intervient dans les deux dimensions, horizontale et verticale, de son développement.

– Horizontalement, le ternaire régit à la fois l’inter et l’intrasubjectivité. D’un point de vue intersubjectif, le modèle associe deux « sujets » (A et B) par l’intermédiaire d’un énoncé verbal. En chacun de ces « sujets », il relie l’entendre au dire par la médiation sémantique d’un lieu somatique.

– Mais le ternaire est également indiqué par la structuration verticale du modèle : une schize, développée dans l’entendre comme dans le dire, tout à la fois relie et sépare les dimensions somatique et verbale.

La mécanique de la parole n’est donc pas régie, comme on pourrait le penser, par un vis- à-vis duel entre des « sujets » A et B : c’est bien plutôt l’intervention alternative de deux termes tiers, verbal et somatique, qui suscite ce vis-à-vis [73].

L’interactivité du schéma est en rapport avec cette double logique ternaire. On la décrira en effet comme une double dynamique d’entraînement ternaire. D’un côté, la distinction ternaire établie par la schize de l’entendre et du dire entre les dimensions verbale et somatique soutient l’articulation, en vis-à-vis, de l’intra et de l’intersubjectivité. D’un autre côté, celle-ci rétroagit sur la structuration verticale en établissant à son tour la différence entre verbal et somatique. Le schéma de la parole est ainsi la mise en forme d’un jeu de renvois incessants entre les deux versants, l’un et l’autre ternaire, d’une structure simultanément verticale et horizontale, et qui associe l’intra et l’intersubjectivité.

Ces deux caractéristiques ont un unique ancrage, sur l’indication duquel s’achèvera la présentation du schéma de la parole : il réside dans le système de schizes, verticales et horizontales, qui en sous-tend l’articulation ternaire. Un dernier schéma rendra compte visuellement de ce système de schizes. Il reprend le modèle général proposé par le début de cette présentation, de façon à montrer le jeu de constructions différentielles qui en fonde la mécanique ternaire :

(d) Enjeux pratiques, méthodologiques et théoriques du schéma de la parole

Comme le programme narratif le schéma de la parole est un modèle analytique, dont l’élaboration a été induite des textes. Il ne faut pas donc chercher à son développement d’intentionnalité a priori, mais plutôt un fondement technique : il est comme la proposition d’une paire de lunettes, dont la confection a été appelée par la nécessité de rendre compte du modèle descriptif (la structuration en relief des textes) indiqué ci-dessus. Ce modèle était lui-même l’écho formalisé d’un constat pratique : la différenciation de figures somatiques et verbales et la fonction médiatrice, à cet égard, des figures d’énonciation. La simple honnêteté scientifique imposait alors d’interroger les conséquences de cette découverte sur la formalisation sémiotique elle-même. C’est précisément cette interrogation qui a porté l’émergence du modèle de la parole, comme une interrogation analogue avait jadis porté l’émergence du modèle narratif.

L’enjeu du schéma de la parole s’indique en revanche du côté de ses effets : affecter pour cadre théorique à la sémiotique énonciative ce modèle radicalement différent du modèle de la communication n’est pas, on le verra, sans incidences. L’adoption du schéma de la parole est ainsi plutôt un point de départ qu’un point d’arrivée. Dans le champ sémiotique elle implique une révolution conséquente : elle invite à considérer les textes d’un point de vue nouveau, que l’on situera par comparaison avec le modèle narratif greimassien. Comme ce modèle le schéma de la parole porte une construction logique, articulant des positions de sujets en interactions. Cependant le modèle narratif organise l’interaction des sujets autour de la perspective du rapport d’objet, tandis que le schéma de la parole la recentre sur la question du sens. Il en décrit le jeu – la façon dont la parole se noue dans la relation énonciative établie entre des acteurs – pour en manifester les incidences – l’advenue du sens pour chacun de ces acteurs.

Il y a là un retournement important, dont la sémiotique énonciative constitue le déploiement. Cette Introduction esquissera, à titre de point de départ, la triple incidence – pratique, méthodologique et théorique – de la mutation opérée en sémiotique par l’adoption du schéma de la parole.

(d-1) Enjeu pratique : un nouveau modèle pour l’analyse des textes

Le schéma de la parole est donc d’une part – et, par sa genèse, il est d’abord – un modèle analytique, développant une nouvelle forme de regard sur les dispositifs d’acteurs d’un énoncé. Son lieu d’observation est l’ensemble des dynamiques énonciatives figurées par un texte. Il en décrit le tissu complexe, en parallèle avec l’évolution des positionnements énonciatifs des différents acteurs. On n’en dira pas plus à cet égard, réservant à la mise en œuvre de l’analyse la fonction d’expliciter les cheminements et les fécondités d’une telle description.