Bilan
Ce bilan achèvera la présentation des perspectives communiquées à la sémiotique énonciative par son inscription dans le modèle de la parole sur deux indications, orientées en sens inverse l’une de l’autre.
– La première indication développera vers l’aval les enjeux, pour la sémiotique, d’une explicitation du modèle de la parole. Le point de départ de cette Introduction situait le texte
comme un référent pour la lecture. En permettant de construire ce référent dans une perspective énonciative, le schéma de la parole constitue donc un point d’appui précieux pour une approche scientifique de la lecture. La formalisation qu’il permet intègre, de façon homogène, les trois plans de la théorie, de la méthodologie, et de la pratique d’une analyse énonciative. Cette homogénéité fonde à son tour la proposition d’un parcours construit développant, par étapes, le geste cohérent d’une « sémiotique énonciative ». Cette nouvelle forme répond, dans la perspective ternaire ouverte par la prise en compte de l’énonciation, à la « sémiotique narrative » développée par Greimas en rapport avec les seuls énoncés. Ce faisant, elle s’inscrit à sa manière dans le prolongement de la sémiotique, discursive et figurative, du CADIR.
– La seconde indication remontera vers l’amont, pour resituer le lieu d’émergence du schéma de la parole. Il s’agit des textes bibliques en général, et néo-testamentaires en particulier. Son élaboration a été portée par une lecture plurielle [93]. Elle s’est particulièrement appuyée sur les Évangiles – notamment ceux de Luc et de Marc –, mais aussi sur les Épîtres pauliniennes et deutéro-pauliniennes – en particulier Thessaloniciens 1&2 , Éphésiens, Colossiens. Elle a été en outre confirmée par l’analyse de plusieurs textes de l’Ancien Testament, notamment la Genèse (ch. 2-11 d’une part, et 37-50 de l’autre), les livres des Rois et Jonas [94]. Le projet d’une lecture de l’Épître aux Philippiens est à cet égard une nouveauté, visant à opérer la mise à l’épreuve d’un modèle formalisé à partir d’autres textes.
La perspective éprouvée par la sémiotique énonciative est donc celle d’un geste de lecture ancré dans un modèle – le schéma de la parole – représentant une mise en forme des logiques de la parole déployées par les textes bibliques. Ce travail, développé dans le champ de l’exégèse, a des incidences théologiques. De ce point de vue émerge une interrogation : y a-t-il un enjeu propre à mettre en œuvre, à l’endroit d’un texte biblique, un geste de lecture explicitement référé à une théorie de la parole induite de la Bible elle- même ?
2) Une position exégétique et ses retentissements théologiques
S’ouvre ici la seconde étape de cette Introduction. Elle concerne les enjeux, exégétiques et théologiques, d’une application aux textes bibliques du nouveau développement énonciatif intervenu dans le champ de la sémiotique. Cette étape associera donc deux moments. Le premier moment désignera la pertinence pour l’exégèse d’une lecture attentive à l’énonciation. Le second moment examinera les incidences d’une posture exégétique énonciative sur une pratique théologique.
Il peut sembler surprenant de développer une problématique théologique au point de départ d’un travail d’exégèse. Il s’agit cependant d’une nécessité, appelée par la forme même de la rencontre entre sémiotique et Bible. L’approche sémiotique de la Bible ouvre en effet un passage à double sens entre exégèse et théologie : en sémiotique, les exégètes sont conduits vers des perspectives théologiques tandis que les théologiens en reviennent à la position exégétique – au geste de lecture – où se fonde leur discours. L’articulation entre exégèse et théologie constitue ainsi, pour la sémiotique, un cadre de référence en dehors duquel elle ne peut se penser.
2-1) Une question exégétique : le statut de l’énonciation
En guise d’introduction au versant exégétique de ce second moment d’Introduction, on développera à nouveau l’interrogation sur laquelle s’achevait le premier moment : quel est l’enjeu de rapporter la lecture des textes bibliques à un modèle induit de cette lecture ? Il ne s’agit pas encore de prétendre répondre à cette question : l’ensemble de la lecture menée ici servira de support à l’élaboration d’une telle réponse, qu’abordera donc la conclusion de ce travail. On se contentera ici d’en esquisser le point de départ. A cet effet on procèdera une nouvelle fois par une méthode comparative. On commencera par indiquer l’ancrage dans le schéma de la communication des différentes formes de l’exégèse contemporaine. Une comparaison permettra alors d’éclairer deux lieux d’incidence du changement de paradigme effectué par l’exégèse sémiotique, désignant par contrecoup le cœur du paradigme sémiotique.
(a) Les exégèses contemporaines et le schéma de la communication (a-1) Le schéma de la communication
Rappelons d’abord la forme donnée par Jakobson au schéma de la communication [95] :
À la fois simple, clair et utile, le schéma de Jakobson s’est répandu au point d’avoir reçu aujourd’hui le statut implicite d’un incontournable : dans le langage courant, les termes de « parole » et de « communication » sont aujourd’hui devenus à peu près synonymes. Le schéma décrit toute situation de parole comme la transmission d’un « message » adressé par un « émetteur » à un « récepteur ». Ce message porte sur un « référent » extra-textuel, quel qu’il soit [96]. Sa délivrance passe par la détermination d’un canal (par exemple celui du langage), dans lequel est adopté un code spécifique (dans le cadre du langage une langue donnée, mais aussi un niveau de langue, voire un métalangage particulier…). Le cœur du schéma est donc constitué par le message, dans son lien avec le référent. Sa communication est ainsi, en définitive, affaire d’encodage et de décodage.
La force du schéma tient à son apparente évidence. Son succès vient du fait qu’il a porté à la formalisation une compréhension de la parole développée bien avant lui et indépendamment de lui : si on accède au dire, c’est pour « parler » à quelqu’un de « quelque chose »… Il a été abondamment commenté, et également critiqué [97]. Tel n’est pas le projet de cette présentation. Il est plutôt de souligner la perspective sur laquelle il ouvre l’usage de la parole. Le schéma établit comme une donnée de départ l’adéquation de ce qui est dit (le message) à ce qui est (le référent) : ce référent, extérieur au texte, désigne toujours au bout du compte la réalité [98]. La parole se voit là assigner une fonction référentielle [99] consistant à dire la réalité.
Cette conception rejaillit directement sur la lecture : fait retour ici la question, sur laquelle s’ouvrait cette Introduction, du statut de la référence. Depuis le XIX° siècle, la lecture universitaire a été conçue en rapport avec une perspective historique (celle d’une histoire littéraire), situant la biographie des auteurs et l’histoire de leur temps comme la clef de leurs textes. De façon plus distanciée, le XX° siècle a prolongé cette première perspective en théorisant la lecture comme une « réception » [100], l’inscrivant ainsi explicitement dans le cadre de la communication.
(a-2) L’exégèse historico-critique et ses développements : une lecture « communicationnelle » de la Bible ?
L’ébauche esquissée ci-dessus à grand traits sera à présent recentrée sur le champ constitué par l’exégèse chrétienne moderne [101]. L’hypothèse développée ici est qu’elle trouve, par delà son évidente diversité, une forme d’unité dans un paradigme « communicationnel » commun.
Point de départ
Les premiers temps de cette exégèse ont porté l’émergence simultanée de plusieurs pôles du schéma : le message, l’émetteur, le référent, le canal, voire le code. La théologienne E. Parmentier en présente ainsi le projet inaugural : la « méthode critique » des XVII° et XVIII° siècles avait, dit-elle, pour but
[…] de servir la foi, mais à partir d’un nouveau critère : la raison, et sur des bases encore peu utilisées à l’époque : le retour à l’histoire des textes. L’explication authentique des textes bibliques va alors reposer sur le « sens historique » (« sensus historicus« ), accessible à partir de la reconstitution de la genèse et des évolutions du texte en fonction de l’intention des rédacteurs originaux. C’est le triomphe du sens qualifié de « sens littéral » […] mais considéré ici comme le sens voulu par l’auteur. [102]
En écho à cette définition du projet historico-critique l’exégète P. Gibert présente ainsi, dans un ouvrage de vulgarisation destiné à un vaste public, cette
[…] voie qui ne se refermerait pas : prendre en compte les langues originelles, le contexte historique, les différences de genres littéraires, traiter d’abord le texte sacré comme n’importe quel texte, lui appliquer les règles de toute analyse, et donc lui faire révéler par lui-même sa véritable nature. [103]
De façon plus approfondie, un document rédigé par la Commission biblique Pontificale décrit les « principes fondamentaux de la méthode historico-critique dans sa forme classique » :
C’est une méthode historique, non seulement parce qu’elle s’applique à des textes anciens – en l’occurrence ceux de la Bible –, et en étudie la portée historique, mais aussi et surtout parce qu’elle cherche à élucider les processus historiques de production des textes bibliques, processus diachroniques parfois compliqués et de longue durée. Aux différentes étapes de leur production, les textes de la Bible s’adressent à diverses catégories d’auditeurs ou de lecteurs, qui se trouvaient en des situations spatio-temporelles différentes.
C’est une méthode critique, parce qu’elle opère à l’aide de critères scientifiques aussi objectifs que possible en chacune de ses démarches (de la critique textuelle à l’étude critique de la rédaction), de façon à rendre accessible au lecteur moderne le sens des textes bibliques, souvent difficile à saisir.
Méthode analytique, elle étudie le texte biblique de la même façon que tout autre texte de l’antiquité et le commente en tant que langage humain. Cependant, elle permet à l’exégète, surtout dans l’étude critique de la rédaction des textes, de mieux saisir le contenu de la révélation divine. [104]