Développements : les exégèses diachroniques
Ce point de départ contenait en germe une diversité d’approches spécifiquement dévolues à l’un ou à plusieurs pôles du schéma. C’est ainsi que le modèle de la communication permet de proposer un bref tour d’horizon des pratiques exégétiques dans lesquelles s’est développé le projet historico-critique : elles seront abordées ici en rapport avec le ou les pôles qu’elles privilégient [105].
La polarisation sur le pôle du message explique l’importance accordée à l’établissement du texte : c’est la tâche que s’assigne la critique textuelle. Elle opère un tri entre les différentes leçons des textes pour en établir une version fiable, selon bien sûr les critères scientifiques et les instruments d’investigation dont disposaient les chercheurs [106]. Ce travail s’appuie sur une compétence « profane » philologique, « donnant une meilleure possibilité d’interpréter des mots hébreux rares ou appliquant aux textes du NT la connaissance de la koinè tirée de la découverte des papyrus » [107]. Il rejoint ainsi très directement les recherches de l’histoire.
Le pôle du message s’ouvre là sur celui du référent, la position critique face aux textes soutenant une exégèse proprement historico-critique orientée vers la recherche de « l’enjeu de vérité historique » [108] impliqué dans les textes bibliques. Son examen porte sur l’histoire événementielle, institutionnelle, intellectuelle… du lieu et du temps visés par le texte. En rapport avec le Nouveau Testament, ces investigations historiques concernent tout particulièrement le cœur de la foi chrétienne (la personne et la vie de Jésus [109]), ainsi que les premiers temps de l’histoire du christianisme (et notamment les années correspondant à la rédaction du Nouveau Testament).
A son tour le pôle du référent rejoint ici celui de l’émetteur, en l’occurrence occupé par l’auteur du texte : la reconstitution historique porte en effet la formulation d’hypothèses concernant les conditions et les enjeux de l’écriture d’un texte. Pour préciser ces hypothèses l’exégèse a développé, notamment dans le dernier siècle, des gestes spécifiques et différenciés. La critique des sources examine les textes en rapport avec les conditions de leur écriture, interrogeant ainsi l’influence du contexte historique sur la rédaction [110]. En parallèle, la découverte que nombre des « matériaux sous-jacents » [111] à la rédaction des textes proviennent de traditions orales a ouvert l’investigation exégétique à un autre ordre de questionnements, cette fois littéraires, qui portent sur une problématique de « genres » [112].. S’élabore ainsi une histoire des formes [113]. pratiquant la « reconnaissance d’un genre à partir d’autres cultures où ce genre a été repéré et homologué » et tentant également, en parallèle, de repérer ce qui relève d’« un genre propre au corpus biblique et donc établi à partir du texte » [114].. L’examen du poste de l’émetteur, induit de la rencontre du message et du référent s’ouvre là sur la double polarité du canal et du code. Mais l’exégèse a également mis en lumière la donnée personnelle de toute rédaction – c’est-à-dire « la personnalité du dernier compilateur »–, donnant ainsi naissance à la « Redaktionsgeschichte », « étude des étapes et des visées de la rédaction » [115]..
L’ensemble du paysage exégétique survolé ici relève ainsi du schéma de la communication. Il en explore les pôles les uns après les autres, mettant de la sorte en évidence la solidarité qui les associe : il n’y pas de message qui tienne sans un rapport simultané à son référent et à son émetteur. Cependant la perspective ainsi explorée fait apparaître un grand absent : le poste du récepteur. Cet effacement s’explique sans doute par une forme d’identification, le schéma de la communication engageant les exégètes à s’inscrire comme « naturellement » dans cette place de la réception. La fonction de l’exégèse s’en trouve comme accordée aux déterminations qu’il donne au récepteur, et qui lui confèrent un caractère essentiellement technique. En effet le schéma de la communication identifie la réception à une tâche de décodage mobilisant tous les savoirs qui permettront de « recevoir » le message tel qu’il a été émis.
Derniers développements : les exégèses synchroniques
Cependant, et en parallèle avec cette identification de fait, le développement de la logique interne au schéma de la communication impliquait que l’exploration menée par l’exégèse en vienne en bout de course à interroger spécifiquement ce poste du récepteur. C’est ainsi que les trente dernières années ont vu se développer des réflexions originales qui donnaient la priorité au récepteur, relançant ainsi la quête exégétique en direction du « lecteur ». Ces approches nouvelles partagent une caractéristique, reçue de leur intérêt pour le lecteur : elles proposent une vision synchronique des textes, ce qui les situe à distance de la perspective diachronique où s’inscrivent les autres gestes exégétiques décrits ci-dessus. On mentionnera ici deux de ces approches : la rhétorique, et la narratologie. Ce à la fois en raison de l’importance qu’elles ont prise récemment et parce qu’elles se sont particulièrement intéressées à la question de la lecture. Toutes deux en traitent cependant de manières bien différentes.
– La rhétorique prend appui sur une connaissance des formes de l’éloquence antique. Cette relecture de la tradition rhétorique l’ouvre elle-même à une diversité d’approches décrite ainsi par le document de la Commission biblique pontificale [116]. :
A vrai dire, l’analyse rhétorique n’est pas en elle-même une méthode nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est, d’une part, son utilisation systématique pour l’interprétation de la Bible, et, d’autre part, la naissance et le développement d’une « nouvelle rhétorique ».
La rhétorique est l’art de composer des discours persuasifs. Du fait que tous les textes bibliques sont à quelque degré des textes persuasifs, une certaine connaissance de la rhétorique fait partie de l’équipement normal des exégètes. L’analyse rhétorique doit être menée de façon critique, car l’exégèse scientifique est une entreprise qui se soumet nécessairement aux exigences de l’esprit critique.
Beaucoup d’études bibliques récentes ont accordé grande attention à la présence de la rhétorique dans l’écriture. On peut distinguer trois approches différentes. La première se base sur la rhétorique classique gréco-latine ; la deuxième est attentive aux procédés sémitiques de composition ; la troisième s’inspire des recherches modernes qu’on appelle « nouvelle rhétorique ».
Toute situation de discours comporte la présence de trois éléments : l’orateur (ou l’auteur), le discours (ou le texte) et l’auditoire (ou les destinataires). La rhétorique classique distingue, en conséquence, trois facteurs de persuasion qui contribuent à la qualité du discours : l’autorité de l’orateur, l’argumentation du discours et les émotions qu’il suscite dans l’auditoire. La diversité des situations et des auditoires influe grandement sur la façon de parler. La rhétorique classique, depuis Aristote, admet la distinction de trois genres d’éloquence : le genre judiciaire (devant les tribunaux), le délibératif (dans les assemblées politiques), le démonstratif (dans les célébrations).
Constatant l’énorme influence de la rhétorique dans la culture hellénistique, un nombre croissant d’exégètes utilise les traités de rhétorique classique pour mieux analyser certains aspects des écrits bibliques, surtout de ceux du Nouveau Testament.
D’autres exégètes concentrent leur attention sur les traits spécifiques de la tradition littéraire biblique. Enracinée dans la culture sémitique, celle-ci manifeste un goût prononcé pour les compositions symétriques, grâce auxquelles des rapports sont établis entre les divers éléments d’un texte. L’étude des multiples formes de parallélisme et d’autres procédés sémitiques de composition doit permettre de mieux discerner la structure littéraire des textes et d’aboutir ainsi à une meilleure compréhension de leur message.
Prenant un point de vue plus général, la « nouvelle rhétorique » veut être autre chose qu’un inventaire des figures de styles, des artifices oratoires et des espèces de discours. Elle recherche pourquoi tel usage spécifique du langage est efficace et arrive à communiquer une conviction. Elle se veut « réaliste », refusant de se limiter à la simple analyse formelle. Elle donne à la situation du débat l’attention qui lui est due. Elle étudie le style et la
composition en tant que moyens d’exercer une action sur l’auditoire. A cette fin, elle met à profit les apports récents de disciplines comme la linguistique, la sémiotique, l’anthropologie et la sociologie.
Appliquée à la Bible, la « nouvelle rhétorique » veut pénétrer au cœur du langage de la révélation en tant que langage religieux persuasif et mesurer son impact dans le contexte social de la communication. [117].
compréhension et de communication du message biblique en forme de récit et de témoignages, modalité fondamentale de la communication entre personnes humaines, caractéristique aussi de l’Écriture Sainte. ». Le texte poursuit :
L’Ancien Testament, en effet, présente une histoire du salut dont le récit efficace devient substance de la profession de foi, de la liturgie et de la catéchèse […]. De son côté, la proclamation du kérygme chrétien comprend la séquence narrative de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, événements dont les évangiles nous offrent le récit détaillé.
[…] De nombreuses méthodes d’analyses sont actuellement proposées. Certaines partent de l’étude des modèles narratifs anciens. D’autres se basent sur telle ou telle « narratologie » actuelle […]. Particulièrement attentive aux éléments du texte qui concernent l’intrigue, les personnages et le point de vue pris par le narrateur, l’analyse narrative étudie la façon dont une histoire est racontée de manière à engager le lecteur dans le « monde du récit » et son système de valeurs.
Plusieurs méthodes introduisent une distinction entre « auteur réel » et « auteur implicite », « lecteur réel » et « lecteur implicite ». L’ « auteur réel » est la personne qui a composé le récit. Par « auteur implicite » on désigne l’image d’auteur que le texte engendre progressivement au cours de la lecture (avec sa culture, son tempérament, ses tendances, sa foi, etc…). On appelle « lecteur réel » toute personne qui a accès au texte, depuis les premiers destinataires qui l’ont lu ou entendu lire jusqu’aux lecteurs ou auditeurs d’aujourd’hui. Par « lecteur implicite » on entend celui que le texte présuppose et produit, celui qui est capable d’effectuer les opérations mentales et affectives requises pour entrer dans le monde du récit et y répondre de la façon visée par l’auteur réel à travers l’auteur implicite.
Un texte continue à exercer son influence dans la mesure où les lecteurs réels (par exemple, nous mêmes à la fin du XX° siècle) peuvent s’identifier au lecteur implicite. Une des tâches majeures de l’exégèse est de faciliter cette identification.
A l’analyse narrative se rattache une façon nouvelle d’apprécier la portée des textes. Alors que la méthode historico-critique considère plutôt le texte comme une « fenêtre », qui permet de se livrer à des observations sur telle ou telle époque (non seulement sur les faits racontés, mais aussi sur la situation de la communauté pour laquelle ils ont été racontés), on souligne que le texte fonctionne également comme un « miroir », en ce sens qu’il met en place une certaine image de monde – « le monde du récit » – qui exerce son influence sur les façons de voir du lecteur et porte celui-ci à adopter certaines valeurs plutôt que d’autres. [118].
Rhétorique et narratologie partagent donc un intérêt commun pour le lecteur, envisagé dans son vis-à-vis avec le texte biblique. La rhétorique aborde ce rapport sur le versant de l’énonciation, dont elle propose une élaboration rapportée au schéma de la communication : l’énonciation est comprise ici comme la façon, pour un émetteur, de « faire passer » un message en direction de récepteurs. La narratologie l’appréhende plutôt sur le versant de l’énoncé, dont elle reçoit la forme narrative comme un écran où peut être décodé le message biblique : s’y donne à voir, comme une image projetée, le mystère de Dieu tel qu’il s’est révélé dans l’histoire humaine.
Ces deux approches se trouvent ainsi rencontrer le terrain exploré par la sémiotique, l’une par le biais de l’énonciation et l’autre par celui de l’énoncé. Le croisement avec la rhétorique s’est effectué dans les années passées autour de l’analyse structurelle, dont la vogue semble aujourd’hui quelque peu retombée. En revanche la rencontre avec la narratologie est à l’ordre du jour, ne serait-ce qu’en raison des rencontres régulières organisées ces dernières années par un regroupement d’exégètes intéressés par la narratologie, le RRENAB [119].. Il se trouve par ailleurs que la sémiotique a inauguré, il y a trente ans, le développement d’une perspective synchronique dans le champ de l’exégèse biblique. Apparaît ici un double risque de confusion. Elle pourrait jouer entre rhétorique et sémiotique, l’analyse « structurelle » de la rhétorique étant prise pour un relais de la sémiotique, mais mieux informé des manières d’écrire hébraïques. La confusion pourrait également intervenir avec la narratologie, alors reçue comme un substitut de l’analyse narrative sémiotique : elle en proposerait une version à la fois réactualisée et ouverte sur le champ du savoir. Les perspectives et les enjeux de ces travaux sont cependant très différents de ceux que développe la sémiotique. C’est pourquoi le prochain point de ce développement tentera de dissiper de possibles malentendus en soulignant nettement, dans une perspective comparative, les incidences d’une différence entre les schémas de la communication et de la parole sur une compréhension de l’énoncé et de l’énonciation.