(b) Communication vs parole : vers une mise en évidence de l’énonciation
(b-1) Deux lieux d’écart, un ancrage commun : la question de l’énonciation
La différence entre les modèles de la communication et de la parole se manifeste particulièrement sur deux points, dont l’un distingue nettement la sémiotique énonciative de la narratologie, et l’autre de la rhétorique.
– En conférant la priorité à l’énonciation sur l’énoncé, la sémiotique énonciative s’écarte nettement de la narratologie. En effet l’interrogation de la narratologie concerne, comme l’indique la présentation faite ci-dessus, le rapport entre les « mondes de sens » respectifs d’un texte et d’un lecteur. La perspective sémiotique est autre : ce qui lui importe est le lieu somatique du lecteur, en tant que la rencontre énonciative de la lecture le transforme en le confrontant à l’accueil d’un énoncé. D’où un déplacement significatif. Pour la sémiotique le lieu d’effet du sens ne se situe pas dans les représentations formées par un lecteur, mais dans ce sous-sol : la dimension somatique où le sens prend effet en lui en deçà des constructions du langage, comme un fondement non verbal pour des élaborations verbales ultérieures [120]..
– En donnant, dans l’énonciation, la prééminence à l’entendre sur le dire la sémiotique énonciative se situe à une grande distance de la rhétorique. En effet la perspective rhétorique s’intéresse aux dispositifs stratégiques mis en place par le dire d’un texte pour capter ses lecteurs [121]. Ce faisant elle ne considère l’énonciation que sur un seul versant. A l’inverse, la sémiotique retourne l’ensemble du processus en direction du lecteur, en tant que son entendre véhicule un entendement somatique. La question sémiotique ne concerne donc pas les stratégies du dire, mais l’ajustement d’un entendre discernant sur les formes énonciatives esquissées par un énoncé. Le dire ne s’en trouve pas occulté mais remis à sa place : comme un présupposé de l’énoncé, présupposé à la fois attesté et définitivement effacé par cet énoncé.
En deçà de ce double enjeu de différences s’indique un même point de départ : le rôle prépondérant donné par le schéma de la parole à une énonciation dont le schéma de la communication occulte le caractère actif. Cette occultation résulte sans doute d’une trop grande « évidence » : comme un arbre est masqué par la forêt, la proximité de l’énonciation a un effet d’aveuglement. Son incidence sur le sens est à ce point déterminante pour toute situation de parole, lecture comprise, qu’elle en devient impossible à voir. C’est ainsi que l’attention donnée à l’énoncé vient comme masquer l’évidence, trop radicale, de l’énonciation.
Si donc la proposition du schéma de la parole représente un lieu d’aboutissement – parmi d’autres – pour le chemin sémiotique développé au CADIR, l’enjeu de cet aboutissement est de dissiper ce point aveugle : l’énonciation, envisagée dans son pouvoir à retourner les textes vers les sujets inscrits dans la parole… et du même coup à retourner les lecteurs vers les textes, reçus dans leur puissance de vie. Sa mise en évidence n’appelle à aucune croisade : reconnaître la dimension de l’énonciation ne prétend pas interdire d’envisager les textes comme des énoncés et d’interroger, solidairement, leur aptitude à représenter la réalité. Elle indique en revanche une exigence nouvelle : cette perspective référentielle doit nécessairement être mise en tension – et non en concurrence – avec une perspective inverse, retournée vers l’énonciation qui soutient ces énoncés et vers l’entendre auquel elle est adressée [122].
(b-2) Un cadre de départ : la coupure, verticale et horizontale, de la parole
La suite de ce parcours se chargera d’expliciter les enjeux de cette attention à l’énonciation, prise pour elle-même. Il s’agira simplement ici d’en indiquer le cadre de départ. On en reviendra pour cela au schéma de la parole, toujours dans une perspective comparative appuyée sur les deux lieux d’écart décrits ci-dessus.
La structure de ce schéma relève on l’a vu d’une double articulation, à la fois verticale et horizontale, qui est une double coupure : l’articulation verticale distingue nettement les dimensions somatique et verbale en jeu dans la parole, et l’articulation horizontale les positions d’un sujet de l’entendre et d’un sujet du dire. Or la double divergence de la sémiotique, d’une part avec la narratologie et de l’autre avec la rhétorique, se comprend en rapport avec ces deux articulations.
– La divergence entre narratologie et sémiotique concerne précisément cette coupure verticale : postulée par la sémiotique comme un point de départ incontournable, elle n’est pas reconnue par la narratologie. En effet le schéma de la communication déploie le postulat d’une adéquation du message à la réalité dont il parle, confondant ainsi les lignes verbale et somatique. La lecture se réduit dès lors à confronter des représentations du monde, en cherchant simplement à déterminer laquelle est la plus adéquate.
– De son côté, la distance entre rhétorique et sémiotique intéresse la coupure horizontale. L’autonomie de l’entendre par rapport au dire n’entre pas dans le point de vue rhétorique. Le schéma de la communication définit en effet le récepteur par son alignement, donné comme nécessaire, sur l’émetteur. Proie visée par un discours captateur ou, plus délicatement, destinataire d’un discours destiné à former son jugement, le lecteur est dans tous les cas invité à se laisser manier – sinon manipuler – par un texte reçu comme le représentant direct de son auteur.
Les deux dimensions sont solidaires. Le retour sur la différenciation verticale porte en germe la confusion des places du lecteur et de l’auteur. Réciproquement, l’effacement de l’écart horizontal génère un amalgame entre verbal et somatique. C’est ainsi que, à travers leurs différences manifestes, narratologie et rhétorique partagent une même conception communicationnelle de la lecture [123]. La double logique de convergence (entre message et référent d’une part, émetteur et récepteur de l’autre) qui vient d’être indiquée la définit comme une structure duelle. Elle engage un lecteur récepteur dans une dynamique d’assimilation, l’incitant à se laisser séduire par le texte (c’est la rhétorique) ou à renoncer – au moins en partie – à son point de vue personnel sur le sens (c’est la narratologie). A moins qu’elle ne produise l’effet opposé, l’engageant alors à opposer à l’émetteur, à son tour transformé en récepteur, un point de vue différent sur la réalité [124].
La question se pose là du succès rencontré par ce modèle dans la compréhension de la lecture. On formulera l’hypothèse qu’il tient à la façon dont il en transforme le contrat énonciatif en une sorte de « gentlemen’ agreement » finalement assez commode, car établi autour d’un évitement du ternaire. En décrétant la prééminence de l’émetteur sur le récepteur, le schéma situe l’auteur dans une position officielle de toute puissance. Cette position, qui semble faire l’objet d’un consensus universel, est pourtant pour une bonne part imaginaire. Dans le même temps en effet, mais cette fois de façon officieuse, le schéma instaure le lecteur dans une toute puissance effective sur le sens. En effet, et tant qu’il n’y pas de confrontation entre auteur et lecteur, ce dernier n’a affaire qu’au sens advenu en lui. La convention de la communication se retourne alors en sa faveur : puisqu’il est un récepteur, ce qu’il a « reçu » est « le » sens du message. Ce postulat l’autorise à décider souverainement de « l’intention de l’auteur », qu’il assimile ainsi à la représentation qu’il s’en fait. L’application du schéma de la communication à la lecture établit ainsi le règne du malentendu [125].
Le schéma de la parole instaure à l’inverse une logique ternaire. Elle situe la subjectivité, reçue dans sa singularité, au centre de la relation. Cette subjectivité est celle de l’entendre : lui seul en effet porte l’advenue d’un énoncé au sens. Si la perspective qui s’ouvre là est ternaire, c’est que l’entendre suscité par la lecture est donné d’emblée comme relatif. Il advient en effet sur le fond d’un entendre premier disparu – celui de l’auteur –, cette disparition ayant ouvert le champ d’une pluralité d’entendre rapportés à la pluralité des lectures du texte.
Dès lors la lecture se comprend nécessairement comme ternaire, cette ternarité postulant la double coupure, horizontale et verticale, qui sépare l’entendre du dire et le somatique du verbal. Sur l’axe horizontal, l’entendre renvoie à l’énoncé en tant qu’il est l’attestation d’un dire à la visée inaccessible. En parallèle, il désigne la subjectivité des lecteurs [126]. Sur l’axe vertical, la différence des positions de lecteurs atteste de l’écart qui sépare les dimensions verbale et somatique. Dès lors en effet que le sens d’un énoncé peut à ce point diverger, le plus souvent sans qu’il soit possible de se prononcer sur l’exactitude qui régulerait cette divergence, les « mots » ne peuvent plus être pris pour les « choses », ni les discours pour des « réalités » qu’ils voilent en cherchant à les représenter. La lecture engage là une dynamique de ternarisation dont elle soutient un développement continu.