Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

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3) Un projet de lecture

Une troisième étape, nettement plus brève que les précédentes, conclura cette longue introduction. Elle exposera successivement le projet soutenu par le présent travail, le texte choisi comme terrain d’exercice pour ce projet, et les options bibliographiques qu’il assume.

3-1) Un projet : présenter et illustrer la sémiotique énonciative

Le travail mené ici s’inscrit on l’a vu dans un projet, expérimental, de validation. Il propose à ses lecteurs d’éprouver la pertinence – non plus théorique, mais concrète, d’une lecture énonciative en entrant eux-mêmes dans cette lecture. C’est pourquoi le point d’appui constant du travail résidera dans la lecture d’un texte du corpus biblique – en l’occurrence choisi dans le Nouveau Testament.

Ce caractère de proposition expérimentale explique la forme donnée à cette lecture, qui est celle d’une présentation illustrée de la sémiotique énonciative. Cette visée pédagogique a pour revers un caractère systématique, et pour tout dire une certaine lourdeur qu’il ne nous a pas paru possible d’éviter. Cette lourdeur s’indiquera en particulier dans la forme, donnée à la lecture, d’un parcours d’analyse enchaînant les six étapes dont l’articulation constitue le geste de lecture proposé par la sémiotique énonciative : Traduction, Découpage, Analyse figurative, Analyse narrative, Analyse énonciative, Conclusion. L’ensemble étant, bien sûr, ouvert par une Introduction esquissant la direction énonciative du passage analysé. Chacun des six chapitres qui constituent ce travail suivra cette présentation en six temps, nonobstant le caractère répétitif d’une telle procédure.

Une certaine lourdeur caractérisera également chacun des moments d’analyse : elle tient d’abord au caractère systématique que leur assignait la visée pédagogique du présent travail. Pour tenter d’illustrer et d’expliquer la sémiotique énonciative, il fallait bien affronter le risque, littéraire, d’une certaine exhaustivité. Mais la lourdeur relevait également d’une particularité de la présente recherche : la réalisation du travail a soutenu une mise en forme conjointe du geste de lecture et de la théorie qui l’accompagnait. La démonstration proposée ici aux lecteurs était ainsi d’abord conduite au bénéfice de l’auteur : il s’agissait ici en quelque sorte, comme dit un proverbe américain, de « prouver sa pomme en la mangeant » [158]

Énumérons ces étapes.

– Certaines ne sont pas propres à la sémiotique (Traduction, Découpage) : elles seront cependant conduites ici dans une perspective spécifique, qui sera prochainement précisée.

– En revanche toutes les étapes, sauf les deux dernières, s’inscrivent dans la tradition sémiotique: le Découpage et l’Analyse narrative proviennent de la sémiotique greimassienne, ainsi que les modèles de l’analyse figurative. Quant à la pratique d’une lecture figurative, elle provient du CADIR et de la façon dont il a transformé les fondements greimassiens. A vrai dire, tous ces gestes d’analyse ont été significativement transformés par le développement « en relief » donné aux textes par la sémiotique énonciative. Cette transformation ne concerne pas tant les modèles proposés que leur mise en œuvre. Une Annexe au présent travail (désignée comme Annexe 2) rappellera donc pour mémoire – ou présentera rapidement, pour des lecteurs néophytes – la forme « classique » de ces gestes. Par ailleurs et en raison de la nouveauté des gestes d’analyse proposés ici, leur explicitation était nécessaire. Le premier chapitre de cet itinéraire de lecture aura, à cet égard, une double fonction : première mise en œuvre du parcours de la sémiotique énonciative il comportera également, au seuil de chacune des étapes, une présentation circonstanciée de sa reconfiguration par la sémiotique énonciative.

Les deux derniers moments de ce parcours sont nouveaux. L’analyse énonciative considère les textes eux-mêmes, dans leur globalité, dans le cadre du schéma de la parole. Elle les reçoit là comme la forme donnée à une proposition de sens dont elle examine les enjeux. Cependant l’énonciation d’un texte est toujours construite sur la base de l’énoncé. Il s’agira donc, pour l’analyse énonciative, de considérer l’énoncé du texte pour en induire son énonciation. Elle mènera pour cela une approche topologique, développée en tension avec l’approche logique de la narrativité. La Conclusion du parcours tentera alors de décrire, de façon concrète, la signifiance effective du passage analysé.

Le parcours lui-même, dans sa forme actuelle, est nouveau. La validation de cette forme, autant que celle de ses constituants, est ainsi l’une des questions ouvertes à la lecture, répétons-le expérimentale, qui s’ouvre ici.

3-2) Un texte : l’Épître aux Philippiens

Cette proposition de lecture sera, on l’a vu, mise en œuvre au contact d’un texte du corpus biblique : il s’agit en l’occurrence d’un fragment de l’Épître aux Philippiens. La détermination du texte a relevé pour une bonne part du pari : elle procédait en effet d’un choix de difficulté.

Une première difficulté résidait dans le statut du texte : discours, et non récit. Le Chapitre 1 s’expliquera prochainement sur les incidences de cette différence. Il suffit pour l’instant de dire que la tradition sémiotique s’est davantage développée, dans la lecture de la Bible comme dans la littérature générale, au contact des récits plutôt que des discours. La forme narrative de ces textes allait en effet comme « naturellement » de pair avec le modèle narratif de la première sémiotique. L’orientation énonciative donnée au présent travail supposait, en revanche, le choix d’un texte discursif. En effet la « question » posée à la sémiotique par de tels textes, fréquemment abordés au CADIR, n’avait encore été jamais formalisée. L’intérêt de lire une épître était ainsi de valider la sémiotique énonciative en la confrontant à une frontière encore inexplorée. Cette confrontation s’inscrivait, bien sûr, dans la continuité des perspective ouvertes là par le CADIR. En atteste une citation de Jean Delorme, évoquant les perspectives énonciatives ouvertes par la lecture des épîtres néo-testamentaires. Par-delà une différence de vocabulaire liée à l’absence des catégories d’analyse développées par le schéma de la parole, ce texte trace un programme de travail auquel les propositions de la sémiotique énonciative ouvrent une voie de réalisation :

Paul ou Pierre, Cicéron ou Sénèque peuvent disparaître, l’épître demeure et le poste d’énonciateur y reste en creux. Elle est capable de trouver audience hors des relations originaires entre auteur et lecteur visés, y compris le public plus large souhaité dans le cas des épîtres individualisées mais destinées à être publiées. On peut en dire autant de tout texte, mais la lettre offre l’avantage d’obliger à s’interroger sur cet élargissement d’audience. Parce qu’elle use tout naturellement des pronoms personnels « je », « tu », « nous » et « vous » et que de cette façon elle met en quelque sorte en scène les acteurs de sa propre énonciation, elle permet d’affiner la différence entre les personnages historiques qu’elle désigne comme destinateur et destinataire de référence hors textes, et les rôles d’énonciateur et d’énonciataire qu’elle définit par leur mise en rapport dans le texte.

Cette mise en scène de l’énonciation (dite énonciation énoncée ou manifestée) doit être examinée avec attention, car elle offre le passage obligé pour saisir quelque chose d’une énonciation plus subtile, présupposée et non manifestée comme telle, qui préside à la mise en place des rapports entre le « je », le « vous » et le « nous » du texte. A ce niveau, la vertu énonciative de la lettre demeure disponible pour tout lecteur. Elle garde la possibilité de l’atteindre comme énonciataire, même s’il reste indifférent à la persuasion dirigée vers le « vous » du texte. L’analyse de l’énonciation, bien entendu, s’en tient à cette possibilité. Elle s’intéresse à cette ouverture en direction d’un lecteur susceptible de devenir énonciataire autrement qu’en s’identifiant de façon imaginaire au « vous » interpellé. Et dans ses limites, une telle analyse n’est pas superficielle pour un lecteur qui s’interroge aujourd’hui sur son rapport au texte d’une épître qui ne lui est pas adressée. [159]

Tant qu’à lire une Épître de Paul, on a préféré une lettre considérée comme « authentiquement paulinienne » [160]. L’un des éléments qui ont donc déterminé le choix de l’Épître aux Philippiens était le fait qu’elle ait Paul pour auteur. Cependant la sélection du texte relevait d’une seconde difficulté, qui tenait à une caractéristique propre à l’Épître aux Philippiens : la densité, relativement faible, des ses énoncés évidemment théologiques. Mis à part l’hymne des v. 2,6-11, le fragment de la lettre qui sera lu ici ressemble plutôt à un échange amical de nouvelles et de conseils. Cette apparente vacuité théologique désignait le texte comme un terrain d’élection pour tester la validité d’une approche énonciative : que pourrait-elle y discerner de substantiel pour une approche théologique inscrite dans le cadre décrit ci-dessus ?

L’incidence de cette double difficulté était, on le voit, démonstrative. Une troisième difficulté est apparue progressivement, qui n’avait en revanche rien de délibéré : le texte ne pourrait être lu en entier, en raison de la précision et de la lenteur de la lecture. Le projet de départ était d’avancer le plus loin possible dans cette lecture, prise à partir de son commencement. Non sans hésitations, il a néanmoins été décidé de l’arrêter assez rapidement : dès le v. 2,11 et sans même poursuivre jusqu’en 2, 18, ce qu’aurait pourtant semblé appeler la particule consécutive du v. 2, 18 (« De la sorte, frères… »). Cette décision a été inspirée pour une part par un réflexe de bon sens lié à l’ampleur déjà conséquente du travail. Elle relève également de considérations énonciatives : en effet le parcours effectué par l’Épîtres aux Philippiens entre les v. 1,1 et 2,11 dessine un mouvement continu de remontée, menant depuis la scène humaine de l’épître jusqu’au lieu divin où se meut « Christ Jésus ». L’hypothèse a été faite que cette dynamique ascendante, organisant l’énonciation du texte, constituait les v. 1,1–2,11 comme une forme unifiée et qui de ce fait constituait par elle-même une proposition de sens cohérente.

Le texte a été découpé, sur des critères énonciatifs qui seront explicités ultérieurement, en quatre moments : 1,1-2 ; 1,3-26 ; 1,27–2,5 ; 2,6-11. Le travail comportera ainsi quatre parties. Deux de ces moments seront à leur tour divisés : le second (1,3-11 et 1,12-26), et le troisième (1,27-30 et 2,1-5). Chaque péricope faisant l’objet d’un chapitre distinct, la seconde et la troisième partie de ce travail associeront donc deux chapitres chacune, tandis que la première et la quatrième partie ne recouvriront qu’un seul chapitre. Le parcours de lecture proposé ici comportera ainsi quatre parties, et six chapitres.