[60] Un personnage de roi, par exemple, peut être acteur (le roi commanda…), aussi bien qu’espace (il se prosterna devant le roi…) et que temps (sous le règne du roi). Un lieu peut, de même, jouer un rôle d’espace (sur la terre), mais aussi d’acteur (il lui montra la terre) et de temps (la terre à venir). Ou encore un élément de chronologie peut être une figure de temps (c’est le matin), mais aussi d’acteur (le matin d’hiver pointait par la fenêtre) ou d’espace (il marchait dans le petit matin).
[61] Cf article « Débrayage », DRTL, pp. 78-82. Pour plus de précision, on se réfèrera à l’Annexe 1 de ce travail.
[62] Par métaphore, on pourrait assimiler un tel découpage à ce qu’est, pour un tableau peint, la construction de la perspective. L’un comme l’autre esquissent la place, soit d’un lecteur soit d’un spectateur.
[63] Le cadre établi par ce découpage permet à la sémiotique d’observer, comme le montrera le présent travail, les « figures » qui qualifient ces dispositifs et leurs évolutions tout au long du texte. Ce terme de « figures » se comprend ici, en référence à la peinture figurative, comme une capacité à « figurer » qui permet d’accueillir les textes comme des « paysages » dont la forme est, par elle-même, porteuse de sens : comme des paysages sémantiques, ou encore comme des « micro-univers de sens ». (Greimas). En deçà de ces propositions simples il y a, rappelons-le, une approche sémantique inscrite dans le cadre de la linguistique structurale de L. Hjelmslev.
[64] Cette catégorie de « scène discursive » demeure fondatrice pour la sémiotique énonciative. Elle a cependant été amenée à remplacer le terme « scène discursive » par celui de « scène figurative ». Deux raisons sont intervenues là. La première raison réside dans le principe, exclusivement figuratif, de détermination de ces scènes : acteurs, espaces, temps sont en effet des figures. La seconde raison tient à l’ambivalence, et par conséquent au flou, du mot « discursif ». Dans l’acception greimassienne, il désignait tout énoncé en tant qu’il résulte d’une « mise en discours ». Cependant la sémiotique énonciative a été conduite, à la suite de Benveniste, à conférer une grande importance à la différence entre « récits » et « discours », distinguant ainsi nettement le découpage des textes discursifs et narratifs. Dès lors la catégorie du « discursif » était amenée à recevoir, en sémiotique, des significations différentes. C’est pourquoi, dans une visée de clarification, on a préféré parler de « scènes figuratives ».
[65] Ce terme de sujet est mis ici entre guillemets pour en spécifier l’emploi. Il a, ici comme dans la perspective narrative, une acception technique et pour ainsi dire « grammaticale ». Il désigne une position dans une structure, qui est en l’occurrence celle de la parole. Il s’agit donc d’une catégorie analytique, analogue à la catégorie de « sujet » développée par l’analyse narrative. Simplement, le « sujet » dont il est question ici est un « sujet de (ou dans) la parole ».
[66] Cf l’article « Débrayage », DRTL pp. 79-82 : « On peut essayer de définir le débrayage comme l’opération par laquelle l’instance de l’énonciation disjoint et projette hors d’elle, lors de l’acte de langage et en vue de la manifestation, certains termes liés à sa structure de base pour constituer ainsi les éléments fondateurs de l’énoncé-discours ». La perspective, purement logique, développée ici, demeure fondatrice pour le présent travail. Rappelons que la différence des perspectives tient à une différence de contexte : en étudiant des énoncés, la formalisation sémiotique de Greimas situe l’énonciation comme un présupposé logique (Cf Annexe 1). En considérant des acteurs somatiques engagés dans l’énonciation, la sémiotique énonciative considère également l’énonciation mise en œuvre à l’intérieur des textes. Elle passe là d’une perspective purement logique à une forme topologique, construisant les articulations établies par la parole (entendre et dire) entre les énoncés des différents acteurs.
[67] Greimas la qualifiait comme une « schiz(i)e », c’est-à-dire une coupure entre le lieu, somatique (il le qualifie comme un lieu « réel ») de l’énonciation et le lieu, verbal de l’énoncé. Il définit ainsi « l’acte de langage… comme une schizie créatrice, d’une part du sujet, du lieu et du temps de l’énonciation, et, de l’autre, de la représentation actantielle, spatiale et temporelle de l’énoncé. » Article, « Débrayage », DRTL, p. 79. Cette ligne horizontale est donc une représentation de la schize greimassienne, reportée dans l’actualité de la parole. Cf Annexe 1.
[68] Cf l’article « Embrayage », DRTL pp. 119-121 : « A l’inverse du débrayage qui est l’expulsion, hors de l’instance de l’énonciation, des termes catégoriques servant de support à l’énoncé, l’embrayage désigne l’effet de retour à l’énonciation… ». La relation entre le concept greimassien d’embrayage et celui, développé ici, d’entendre, est moins évidente que la parenté entre le dire et le débrayage greimassien. L’embrayage décrit ici a été postulé de fait par Greimas, qui n’en a jamais explicité les incidences. Il indique ainsi : « Le terme de « sujet d’énonciation », employé souvent comme synonyme d’énonciateur, recouvre en fait les deux positions actantielles d’énonciateur et d’énonciataire. » Article « Énonciateur / Énonciataire », DRTL, p. 125. Il postule là l’identité, d’un point de vue logique, des positions d’énonciateur et d’énonciataire. Le schéma de la parole développe cette identité en une analogie, indiquant à la fois la similitude structurelle des deux positions (c’est l’identité logique dont parle Greimas) et leur différence topologique : dans les positions de la parole entendre n’est pas dire, et réciproquement. Le schéma indique clairement la différence qui sépare là l’embrayage du débrayage. Cf l’Annexe 1 de ce travail.
[69] C’est pourquoi, dans la sémiotique énonciative, la dimension somatique sera toujours considérée comme une dimension sémantique. Elle est un lieu « infra-langagier », non du point de vue de sa structure mais de sa position interne dans le schéma, qui la situe en deçà (dans le dire) et au delà (dans l’entendre) de l’énonciatif et du verbal. Pour le moment, la sémiotique énonciative n’a pas encore pu construire la structure de ce « lieu » somatique : le projet d’une telle construction est son nouvel horizon scientifique. Le somatique, ainsi conçu sur son versant sémantique, a quelque chose à voir avec l’inconscient freudien, dont Lacan dit qu’il est « structuré comme un langage ». Les recherches menées par Jean Calloud travaillent ces questions, d’un point de vue explicitement référé à l’anthropologie lacanienne. Pour une présentation récente de ces travaux, cf la Postface à J. DELORME et I. DONEGANI, L’Apocalypse de Jean, Révélation pour le temps de la violence et du désir (Lectio divina, n° 235-236), Paris, Cerf, 2010) pp. 225-234. Voir aussi, dans la revue Sémiotique et Bible : « Caïn et Abel, l’homme et son frère » (n° 88 / déc. 1997 et n° 92 / déc. 1998), « « Humanité »… vous avez dit « humanité » » (n° 98 / juin 2000), « Le quatrième évangile : le témoignage de Jean » (n° 100 / déc. 2000 et n° 103 / sept 2001), « Quatrième évangile : Jésus et ses disciples. La fonction christique » (n° 109 / mars 2003), « « Je suis l’alpha et l’oméga », Apocalypse à la lettre » (n° 128 / déc. 2007), « L’homme et son frère » (n° 127 / mars 2010).
[70] Article « Grammaire », DRTL, pp. 167-168.
[71] L’analyse narrative distingue, on le verra prochainement, trois catégories de sujets : un « sujet du faire » (le sujet opérateur), un « sujet de l’état » (le sujet d’état) et un « sujet des valeurs » (le Destinateur). Pour sa part l’analyse énonciative construit une position de « sujet dans la parole » distinguant deux versants : le « sujet du dire », et le « sujet de l’entendre ». Pour éviter toute confusion avec des « réalités » anthropologiques (le dire ou l’entendre effectif d’une personne), ces catégories nouvelles seront indiquées entre guillemets dans le présent travail. Ce « sujet », du dire ou de l’entendre, ne doit pas non plus être confondu avec le « sujet de l’énonciation », concept développé par Greimas et nettement repris et développé par les travaux du CADIR. Il s’agit en effet d’une catégorie logique abstraite, tandis que le « sujet » dont il est question ici est une catégorie analytique, donnée comme une position dans la « grammaire énonciative » décrite par le « schéma de la parole ». Pour préciser ces questions, on se reportera à l’Annexe 1.
[72] La suite de ce parcours reviendra sur cet élément, dont apparaîtra peu à peu l’importance.
[73] Entre verbal et somatique intervient, dans les textes, une différence de statut. En effet l’énoncé verbal est donné pour ce qu’il est : un énoncé, rapporté au dire des acteurs du texte. En revanche le somatique n’est pas toujours affiché comme un énoncé. Dans l’explicitation ou la non explicitation de ce statut d’énoncé intervient une différence qui s’avèrera fondamentale pour l’analyse : celle qui sépare les discours des récits. Le Chapitre 1 de ce parcours de lecture reviendra plus précisément sur cette question.
[74] Voir le début de la présente Introduction.
[75] Article « Véridiction », DRTL, p. 417.
[76] La suite de l’article propose de comprendre la véridiction comme la mise en place d’un « dispositif véridictoire » interne à l’énoncé, et développé entre les acteurs de l’énoncé. Ce dispositif établit entre eux un « contrat de véridiction », où le « croire-vrai » d’un énonciataire est convoqué à répondre au « croire-vrai » d’un énonciateur. La perspective développée ici retrouve ces éléments, mais en les déplaçant depuis une mise en forme interne au texte vers l’énonciation développée par le texte en direction de ses lecteurs.
[77] Voir les notes 2 et 3 de cette Introduction.
[78] Il est ainsi parfaitement possible de lire un texte dans le respect de son dire (alors reçu comme un « dire vrai ») sans pour autant adhérer à la « vérité » de son énoncé. Cet écart a une grande importance dans le cas de la lecture biblique : il l’ouvre en effet à des lecteurs non croyants, mais intéressés par le texte et prêts à « jouer le jeu » de sa lecture.
[79] J. DELORME, « Mondes figuratifs, parole et position du lecteur dans l’Apocalypse de Jean », in Christ est mort pour nous, Études sémiotiques, féministes et sotériologiques en l’honneur d’Olivette Genest, op. cit., p. 133. Cette perspective a également été développée par les poètes. Citons entre autres un poème inédit de Jules SUPERVIELLE, qui reflète le point de vue exprimé ici en donnant la parole à l’énoncé : « Camarade du jour, ne vois-tu pas tout près / Ton frère de la nuit qui tend une main noire / Ne peux-tu le sortir d’un océan cruel / Ou te laisser glisser dans sa profonde histoire ? […] Sa main ne bouge pas, son silence t’appelle / Il te faut, en tirant, le sauver de l’horreur. »
[80] S’indique ici la participation d’un lecteur à la lecture d’un texte, auquel – par sa lecture – il prête son souffle. C’est pourquoi, comme on le verra, l’énonciation ouvre une « 3° dimension » dans les textes : la structure en relief établie par la désignation de cette dimension tierce par rapport aux deux lignes somatique et verbale va de pair avec l’ouverture de la surface plane des textes sur la « réalité » somatique des lecteurs confrontés aux textes. Sur ces questions on lira aussi, de Fr. MARTIN, « Les feuilles mortes de Jacques Prévert : approches de l’énonciation », Sémiotique et Bible, n° 117, mars 2005, pp. 5-28.
[81] Pour plus de précisions, on se reportera en particulier à l’article « Débrayage », DRTL, pp. 79-82.
[82] C’est-à-dire au Chapitre 1 de cette étude, dans la présentation de la section intitulée Découpage.
[83] L’énonciation « rapportée » est ainsi « rapportée » à la ligne somatique, ce qui en établit la priorité dans la formalité du récit.
[84] Si donc ce système est dénommé « énonciation énoncée », c’est parce qu’il « énonce » l’ « énonciation » du texte.
[85] Pour un développement de ces questions, on se reportera à notre article « Repenser la lecture ? Enjeux d’une approche énonciative des textes », in Regards croisés sur la Bible, Daniel MARGUERAT op. cit., (ou à sa version modifiée : « Repenser la lecture ? Enjeux d’une approche énonciative des textes », S&B n° 131 / sept. 2008).
[86] Cette formulation rapide n’entend pas réduire l’histoire à un objectivisme positiviste qui négligerait la subjectivité du discours. Elle se réfère simplement à la différence entre une dynamique historique qui cherche à construire un « objet » et une logique sémiotique qui, en s’appuyant sur la forme a priori de l’objet (en l’occurrence un texte, dans sa forme énonciative), tente de faire émerger les lignes d’une position de sujet (la position de lecture convoquée par ce texte).
[87] Elle n’obéit pas à la même logique dans un récit et dans un discours. Dans un récit, elle se donne dans la forme donnée au déploiement d’un événement somatique. Elle s’appuie en particulier sur la comparaison entre la ligne somatique, développant le point de vue du texte sur cet événement, et les lignes énonciative et verbale où s’atteste la relecture plurielle de cet événement par les acteurs du texte. Dans un discours, elle apparaît dans la proposition de figures d’énonciation, situées en rapport différentiel avec les énoncés verbaux dans lesquels elles se développent. Cf au Chapitre 1, la présentation du découpage.
[88] C’est ici que, comme indiqué ci-dessus, la vision en relief des textes s’ouvre à proprement parler sur une « troisième dimension » (3D) où le lieu somatique des lecteurs se trouve effectivement impliqué.
[89] Ces figures sont, rappelons-le, de deux « types » : l’énonciation rapportée des acteurs d’un texte, l’énonciation énoncée d’un texte proposant une mise en figures de sa propre énonciation.
[90] Cf l’article « Sémiotique », DRTL, p. 345, cité au début de cette Introduction.
[91] Ce retournement ne se situe pas pour autant en rupture avec le modèle greimassien : en effet la sémiotique énonciative ne récuse absolument pas l’intérêt du modèle narratif. Elle se contente simplement de le détrôner de son statut de modèle cadre, désormais attribué au schéma de la parole. L’analyse narrative conservera une place majeure dans la nouvelle forme d’analyse intervenue là, comme on le verra prochainement. Le développement d’une étape spécifique d’analyse énonciative l’y situera en tension avec le schéma de la parole. L’enjeu du passage à l’énonciation est ainsi d’inscrire à l’intérieur du modèle sémiotique le principe de différence, comme un grand écart fécond. La lecture viendra préciser, en son temps, ces considérations encore abstraites.
[92] 92 Les remarques développées ici seront prolongées et précisées, au Chapitre 1, par le premier moment de la conclusion, intitulé « 1) Enjeux théoriques : le terme du chemin sémiotique, un retournement vers les lecteurs ».
[93] S’indique là une chance de la sémiotique par rapport aux autres formes d’exégèse biblique : son absence d’ancrage dans un référent extratextuel lui ouvre le champ de la littérature biblique tout entière…
[94] Se pose ici la question de la pertinence d’un unique modèle pour les deux Testaments, Ancien et Nouveau. Pour l’heure le schéma semble valide pour les deux ensembles de textes. Ce qui change entre Ancien et Nouveau Testament est le type de dispositif dans lequel il est activé. L’articulation énonciative entre verbal et somatique passe, dans l’Ancien Testament, par un double dispositif, développé en parallèle : d’une part l’inspiration du prophète par la « Parole de Dieu », d’autre part par sa rencontre souvent difficile avec le roi. Dans le Nouveau Testament apparaît le modèle tout différent de « Christ Jésus », figure d’un ajustement parfait du somatique sur le verbal (cf en Jean la figure du « Verbe fait chair », sur laquelle reviendra la suite de ce travail).
[95] Greimas le décrit ainsi : « Pour celui-ci (Jakobson), la communication verbale repose sur six facteurs : le destinateur et le destinataire, le message transmis de l’un à l’autre, le contexte (ou référent) – verbal ou verbalisable – sur lequel porte le message, le code (plus ou moins commun aux actants de la communication) grâce auquel est communiqué le message, et enfin le contact qui repose à la fois sur un canal physique et une connexion psychologique ». Article « Communication », DRTL p. 45.
[96] « Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie. C’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le « référent », contexte saisissable par le destinataire, et qui est soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé. » R. JAKOBSON, « Linguistique et poétique », Essais de linguistiques générale, op. cit., p. 213. On voit ici apparaître un écart avec la compréhension habituelle, qui associe le terme de « référent » au contexte « réel » d’un texte : en effet, le « référent » est déclaré ici « verbal » avant d’être dit « susceptible d’être verbalisé ».
[97] On se réfèrera notamment à M. CUSIN : «Quand lire, c’est dire. Éléments pour une sémiologie de l’interlocution » Sémiologiques. Linguistique et Sémiologie, n°6, Presses Universitaires de Lyon, 1979 (pp. 139-161). Voir également, à cet égard, l’article « Communication », DRTL, p. 45 : « Ce schéma semble ne concerner que le faire informatif, articulable, selon le rapport destinateur / destinataire, en faire émissif / faire réceptif […] Il est clair, d’autre part, que si le langage est communication, il est aussi production de sens, de signification. Il ne se réduit pas à la simple transmission d’un savoir sur l’axe ‘je’ / ‘tu’ ».
[98] Le terme est ici désigné sans guillemets, car le schéma de la communication postule une adéquation possible entre le message et la réalité dont il parle. Ce qui n’est, précisément, pas le postulat du schéma de la parole.
[99] Jakobson associe au schéma de la communication l’indication de six « fonctions du langage ». A chacun des postes du schéma il fait correspondre une fonction du langage : fonction « expressive » (ou « émotive ») pour l’émetteur, « impressive » (ou « conative ») pour le récepteur, « poétique » pour le message, « référentielle » pour le référent, « phatique » pour le canal et « métalinguistique » pour le code. Cf R. JAKOBSON, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, op. cit., pp. 209-248 – et notamment p. 220.