[135] « Depuis deux siècles à peu près, la théologie […] s’est élaborée explicitement à partir d’un usage documentaire du Nouveau Testament, dans un dialogue parfois difficile avec une exégèse globalement fondée sur une problématique historique. Sur ce fond d’histoire, les théologiens ont dû formuler les questions herméneutiques nécessaires à l’élaboration d’un discours théologique. Bon gré ou mal gré, il leur fallait recueillir les données de l’exégèse, et opérer sur elles un travail de compréhension qui permettrait d’en actualiser le sens pour l’expérience présente de la foi. L’interprétation actualisante des données fournies, positives ou vraisemblables, devait toujours se défendre du relativisme réducteur ou du subjectivisme déformant dont on soupçonne souvent toute interprétation des « faits. » (p. 210). […] Dans son rapport au Nouveau Testament, ce type de théologie bute sur une difficulté insurmontable, qui me semble relative à l’articulation de l’histoire et du langage. L’historicité des faits […] y prime sur le langage qui les signifie. Le langage ici est toujours second, comme une représentation de la réalité, comme une interprétation sujette à caution. On se dégage mal finalement d’un positivisme historique qui fut peut-être celui du XIX° siècle, sans voir que, pour des humains, le langage précède l’histoire, et qu’il n’y a d’histoire que pour des humains parlants qui la racontent et qui en font le discours. » (p 212).
[136] « L’exégèse consacrée à l’étude critique des textes et à l’éclairage de leur ancrage historique met la théologie en face d’une aporie […]. La fonction même de l’exégèse, son projet, à en croire D. Marguerat par exemple, est d’inscrire dans le passé (un passé historique révolu) les événements (fondateurs pour nous) de la révélation de Dieu dans l’histoire, et la positivité qui garantit la réalité de la confession de foi qui s’adosse à ces éléments et s’y réfère. L’exégète se donne pour tâche d’articuler les textes à ce passé. Le théologien, lui, aurait alors la tâche, nécessaire et impossible, d’actualiser cette révélation passée dans la culture et l’existence présente des croyants, et il semble bien difficile de le faire autrement qu’en termes de valeurs, qui seraient au fond les métaphores idéologiques de l’universalité des événements fondateurs. » (pp. 213). Le texte de D. MARGUERAT auquel il est fait allusion ici est l’article « A quoi sert l’exégèse ? Finalités et méthodes dans la lecture du Nouveau Testament », Revue de Théologie et de Philosophie, n° 119, 1987.
[137] Il ne s’agit pas en effet ici de confondre histoire et oubli du langage mais de décrire une certaine forme de rapport à l’histoire qui semble occulter la dimension propre du langage. Les écrits de M. de CERTEAU tracent les chemins d’une histoire inscrite dans la dimension du langage. Cf notamment L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
[138] « Peut-être la pression de l’histoire (d’une certaine conception de l’histoire) a-t-elle entraîné une confusion entre l’origine et le commencement, entre l’altérité de la révélation de Dieu et le passé révolu. L’histoire semble servir à la théologie de garantie de réalité pour la confession de foi, mais l’on peut se demander s’il n’y a pas là confusion entre la réalité forgée à partir des discours et le « réel » qui borne et excède tout discours et toute représentation. La révélation de Dieu dans l’histoire est-elle de l’ordre des réalités que représentent et maîtrisent les discours historiographiques, ne concerne-t-elle pas plutôt le « réel » auquel tout humain dans son existence se trouve affronté ? » (pp. 213-214).
[139] Cette perspective a été particulièrement développée par Ricœur, dans sa lecture du schéma de la communication de Jakobson : « Dans les dernières années sont intervenues en exégèse et également en théologie des théories de la lecture et de la communication, qui s’attachent à montrer comment les textes travaillent et construisent des représentations (on parle avec Ricœur de « monde du texte », ou de « mondes possibles » dans les théories littéraires). Ici, le texte n’est pas considéré seulement comme document, mais en tant qu’il installe des représentations dans une visée référentielle. Les références proposées par le texte font écart avec le monde extra-textuel (l’histoire et ses événements), elles proposent une « référence seconde » qui présuppose la rupture des références premières, rupture où se manifeste l’innovation sémantique du discours. Dans une perspective proche, les actuelles « théories de la réception » analysent comment les représentations construites par le texte viennent en quelque sorte perturber les représentations propres du lecteur. Le texte opère ainsi par négativité dans les représentations du lecteur; il fonctionne, dans sa communication, comme un « langage du changement ». La référence historique, documentaire, n’est plus seule en cause, mais les textes, comme littérature de fiction, proposent des représentations, un « monde », et atteignent le lecteur en tant qu’il est sujet de représentations, défini préalablement par un ensemble de représentations plus ou moins organisées, par une « encyclopédie » dirait U. Eco » (pp. 214). L’article fait ici référence à U. ECO, Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985. L’expression « théories de la réception » désigne l’École de Constance (notamment R. Jauss et W. Iser).
[140] « Dans ces perspectives littéraires et communicationnelles, il s’agit bien de prendre en compte la lecture et l’interprétation (la « coopération interprétative ») entre un texte et un lecteur, mais tout cela reste posé au niveau des représentations, comme si le texte manifestait directement son sens au niveau des signes qu’il organise. On est dans le champ de la sémiologie. J’ai montré plus haut comment la pratique sémiotique se situe différemment avec son principe d’immanence et son principe d’énonciation. Manifestée par les textes, la signification ne peut être que construite à partir des traces qui s’en découvrent dans l’agencement de ces éléments in-signifiants que sont les figures. La signification ne peut donc être confondue avec les représentations proposées par un texte, l’effet de la littérature n’est pas seulement la représentation d’un « monde ». Ce ne sont pas les éléments figuratifs des textes, les représentations, qui sont le sens, mais la mise en discours de ces éléments qui fait que, ne signifiant plus par eux-mêmes, ils signifient par l’agencement ou l’articulation qu’un lecteur peut en proposer. » (p. 215).
[141] « J’ai dit comment, pour la sémiotique, l’interprétation précède et autorise la lecture. Interpréter, ici, c’est construire, tracer des corrélations signifiantes (des parcours, des chaînes) entre ces figures que le sens a en quelque sorte désertées du fait de la mise en discours, du fait de l’écriture. La lecture sémiotique aborde donc les textes bibliques non comme des documents des commencements de la foi, mais comme des « monuments de la parole », des « œuvres de signification » qui dans leur lettre, dans la forme signifiante de leur contenu, ont la parole en garde, des œuvres qui demeurent (conservées et transmises) dans l’attente d’un lecteur qui s’en fasse l’interprète, et qui dans l’acte d’interprétation soit posé comme sujet. » (p. 215)
[142] « […] j’ai souligné l’importance de la lecture comme pratique, de la lecture qui ne serait pas seulement le moyen de connaître (de s’approprier) le donné initial de la foi (sur lequel la théologie aurait ensuite à travailler), mais qui serait en elle-même pratique d’interprétation et travail du sujet. Il importe sans doute aux théologiens de réfléchir à cette pratique de lecture comme pratique de la foi, et comme pratique ecclésiale, et d’en analyser les conditions de signification et les effets pour l’instauration des sujets croyants. » (pp. 208-209).
[143] « Si la lecture sémiotique est une pratique d’interprétation et si elle engage un lecteur comme sujet, elle a sa place au point même où s’articulent Écriture biblique et théologie, au point qui fut celui de la lectio divina, et où s’est opéré à partir du XVII° siècle une coupure épistémologique, une séparation entre d’une part des textes bibliques soumis à l’étude critique plus qu’à la lecture, et d’autre part une théologie laissée aux régulations ecclésiales et dogmatiques. La sémiotique me semble permettre de poser de manière renouvelée le rapport entre exégèse et théologie, entre lecture biblique et interprétation croyante, et de faire droit, avec rigueur et méthode, à ce moment souvent oublié de la lecture. Tel est le premier point d’incidence de la sémiotique et de la théologie : permettre de faire de la pratique de la lecture biblique un lieu théologique et un « exercice » du sujet croyant. » (p. 209).
[144] « La lecture devient alors pratique de l’écoute ; elle surprend le lecteur qui abordait le texte avec le désir de savoir, ou de confirmer son savoir, et le conduit vers l’heureuse découverte de ce qui était, là, dit de lui sans qu’il le sache, ou de ce qu’il « savait bien » sans jamais l’avoir pu dire. » (p. 216).
[145] « L’interprète découvre qu’il est parlé de lui comme sujet dans le texte qu’il lit. A la suite de ce type de lecture, la théologie est engagée par la question du sujet, et par la façon dont celle-ci est articulée dans le discours biblique. Les textes ne font pas seulement référence aux événements d’une histoire dont la théologie actualiserait le sens et la mémoire, ils font référence au sujet humain (ils ont en ce sens une référence subjective), et la théologie doit répondre à ce qui est dit, là, du sujet humain. » (p. 209).
[146] p. 209.
[147] p. 217.
[148] « La théologie qui se développe sur fond d’histoire cherche dans l’histoire une garantie de « réalité » pour la confession de foi ; une théologie développée sur fond de lecture aurait sans doute à s’affronter à la question du « réel », qui est le lieu du sujet, mais aussi déchire et « troue » l’harmonie d’un discours sur la réalité. La théologie repose sur un « impossible à dire » qui affecte tout discours du savoir. K. Rahner en parle en termes de « mystère », et S. Thomas affirmait quant à lui que la foi ne va pas aux réalités des discours, mais qu’elle va à la chose. Il s’agit alors pour la théologie de répondre à cette référence subjective, référence au sujet humain et au réel, et de s’adosser à une lecture anthropologique de la Bible (et non plus seulement à une lecture historique), à une lecture anthropologique où la structure du sujet est à construire et à décrire à partir du déploiement des parcours de figures dans les textes. » (pp. 217-218). L’allusion à saint Thomas fait référence à la citation suivante : « L’acte du croyant ne s’accomplit pas à l’énoncé, mais à la chose », Somme Théologique, IIa, IIae, q 1, art. 2 et 2m.
[149] « S’il y a une « anthropologique biblique », elle n’est pas dans les conceptions de l’homme contemporaines de la rédaction des textes, il s’agit plutôt d’une anthropologie « structurale ». Pris selon sa dimension énonciative, le discours biblique déploie dans ses figures, et dans la forme de leur agencement, une structure de l’humain et offre ainsi des modèles pour une véritable « science humaine ». Dans la forme de ses parcours figuratifs, dans les modèles qu’il déploie, le discours biblique offre, pourrait-on dire, à qui le lit, une « science exacte de l’humain ». La théologie n’a pas alors à se protéger des sciences humaines qui « entameraient » son objet propre, elle n’a pas à se poser comme un discours de conviction et de vérité face à des discours d’analyse et d’exactitude ; elle a peut-être à découvrir cet objet qui gît, oublié, dans la forme des discours bibliques : la structure de l’humain instauré comme sujet par la parole de Dieu. La théologie peut se faire alors, de plein droit, science humaine, science de l’humain, et explorer et interpréter les modèles figuratifs de cette « science » dans ces textes figuratifs qui déploient, par exemple, les parcours figuratifs du « Royaume »… […] Il s’agirait alors de faire de la théologie en apprenant à lire et à reconnaître ces formes où se disent très justement la structure d’humanité et la vérité du sujet. L’écriture à lire devient pour des croyants (Origène et Augustin le disaient déjà) un véritable « laboratoire d’interprétation » pour entendre ailleurs, dans le monde, la culture et les discours, ce qui se dit du sujet humain, et pour se mettre au service de la Parole qui « travaille » l’humanité des humains, « depuis la fondation du monde ». » (p. 217-218).
[150] « L’Écriture biblique ne fait pas que déployer une histoire du salut où s’inscrirait l’événement de la révélation de Dieu. Elle déploie dans ses figures, et modélise, une structure de l’humain où la révélation de Dieu, l’effet de la Parole, toujours traverse structurellement et originellement l’humain, fait retour de génération en génération, et trouve en Jésus-Christ le nom qui désigne une place. » (p. 219). Ces considérations, encore elliptiques en cette Introduction, seront reprises et explicitées par la Conclusion du présent travail.
[151] p. 219. « Ainsi orientée, la théologie ne serait pas seulement un métalangage du contenu de la révélation biblique. Peut-il d’ailleurs y avoir un métalangage de la révélation de Dieu ? « Quel sens y a-t-il à parler de Dieu ? » demandait Bultmann dans un article célèbre. L’interprétation théologique n’est pas un métalangage descriptif, elle est plutôt la mise en œuvre des modèles figuratifs, des structures découvertes dans la lecture biblique (qu’elle suppose toujours comme son lieu d’émergence), et l’exercice de leur application à la réalité de l’humanité des hommes : œuvre d’interprétation pour que soient dévoilés et révélés des sujets dans l’humanité des hommes. » (p 219). L’article de R. BULTMANN mentionné ici est « Quel sens cela a-t-il de parler de Dieu ? », Foi et Compréhension, vol. 1, Paris, Seuil, 1970.
[152] « On ne peut donc réduire la sémiotique à une méthode exégétique particulière. Il y a une pratique sémiotique, sous-tendue par des procédures, et par une théorie du texte littéraire, et par un projet d’interprétation qui pointe vers la question anthropologique du sujet. Dans la pratique de la lecture se pose de manière spécifique le rapport entre écriture et parole, et par là se dessine la place d’un sujet dévoilé et posé par la lecture. Cette approche pratique du texte biblique oriente un projet théologique de type interprétatif, référé à la question du sujet humain touché, marqué, par la Parole de Dieu, projet déployé à partir de la lecture biblique et des modèles qu’elle élabore à partir des textes, projet consacré finalement au service des sujets humains en qui la Parole de Dieu prend corps et suscite des « fils », de génération en génération. » (p. 220). En assignant pour visée à la sémiotique la détermination de « modèles » déployés « à partir de la lecture biblique », ce passage désigne avec précision le projet sémiotique développé au CADIR, « projet consacré finalement au service des sujets humains en qui la Parole de Dieu prend corps et suscite des « fils » […] ». Voir encore, un peu plus haut dans la même page : « Telle m’apparaît la seconde incidence de la sémiotique sur la théologie : il s’agit de proposer une référence subjective comme orientation du travail théologique, et de proposer au projet théologique une visée interprétative en direction du dévoilement du sujet humain inscrit dans le réel et suscité par la Parole de Dieu, et au service de l’humanisation des humains. » (p 220).
[153] Le Chapitre 5 de cette lecture de l’Épître aux Philippiens donnera forme à cette expression, dont la signification demeurera ici ouverte.
[154] Ce statut nous semble avoir été depuis le départ celui de la recherche sémiotique menée au CADIR. D’où les transformations très rapides de la théorie, des modèles et de la pratique sémiotiques de Greimas. Le présent travail est un témoignage après d’autres de cette dynamique de transformation, portée par la recherche d’un vis-à-vis inaccessible.
[155] Sémiotique et Bible n° 100 / déc. 2000, pp. 14-24. La citation proposée ici se trouve à la p. 23 de l’article.
[156] Voir le Document de la Commission biblique pontificale cité ci-dessus, L’interprétation de la Bible dans l’Église. Il engage à situer l’exégèse sémiotique comme un chemin ouvert par la modernité dans le cadre ancien de l’interprétation patristique. L’important tient ici à deux éléments. D’une part la rigueur de ce chemin, qui adopte la voie des sciences du langage. Il établit ainsi une passerelle entre le terrain réservé que constitue aujourd’hui l’exégèse biblique et l’univers scientifique contemporain. D’autre part le caractère fortuit de sa découverte, qui n’était pas « voulue » par ses auteurs mais s’est peu à peu imposée du fait d’une lecture sémiotique des textes bibliques.
[157] Il n’est pas question, bien sûr, de prétendre aligner le geste sémiotique sur la théorie des « quatre sens de l’Écriture ». Mais il est en revanche fondamental de voir resurgir en elle, sous la forme d’un parcours construit, l’articulation de plusieurs formes d’analyse dont l’enchaînement trace le chemin d’une édification somatique du lecteur. Cf J-P. MICHAUD, « Des quatre sens de l’Écriture – Histoire, théorie, théologie, herméneutique », Église et Théologie, 30, 1999, pp. 165-197. Cf aussi, C. BORI, L’interprétation infinie. L’herméneutique ancienne et ses transformations, traduit de l’italien par F. Vial, Paris, Cerf, 1991.
[158] « You proove your apple by eating it ».
[159] J. DELORME, « Lecture et analyse des lettres du Nouveau Testament » in CADIR, Les lettres dans la Bible et la littérature, actes du colloque des 3-5 juillet 1996, col. Lectio divina 181, Paris, Cerf, 1999, p. 32-33.
[160] Ce en particulier parce que – 1Th (et peut-être 2Th) mise(s) à part – les autres lettres dont l’examen a porté l’élaboration du schéma de la parole (Col., Eph.) étaient des textes deutéro-pauliniens. Choisir une lettre « authentique » revenait ainsi à honorer la distinction, proposée par le canon, entre Épîtres proto-pauliniennes et deutéro-pauliniennes.
[161] En collaboration avec François Genuyt pour une part de ses travaux exégétiques.