Introduction : le découpage dans la sémiotique greimassienne
Greimas a conféré au découpage des textes un caractère fondateur pour la sémiotique : il est en effet le cadre dans lequel elle appréhende un texte comme une forme porteuse de signification. La sémiotique retient trois critères pour ce découpage : les acteurs, les espaces et les temps. Acteurs, espaces et temps sont définis à l’intérieur du texte, et par conséquent indépendamment de toute perspective référentielle : est acteur, pour un sémioticien, ce qu’un texte dit acteur. Est de même espace ou temps ce qu’un texte dit espace ou temps [59]. Apparaît dès lors qu’il n’y a que des rapports très lointains entre les constructions d’acteurs, d’espaces et de temps d’un texte et les personnages, les lieux et la chronologie de la « réalité » [60]. Envisagés en rapport avec leur forme actorielle, spatiale et temporelle, les textes ont donc aussi peu de prétention au réalisme que, par exemple, un tableau du peintre Marc Chagall.
Ce choix des acteurs, des espaces et des temps situe en revanche la sémiotique dans un rapport direct avec la problématique de l’énonciation. En effet les acteurs, espaces et temps d’un énoncé sont la marque en creux laissée dans cet énoncé par l’énonciation dont il provient. La mise en discours d’un énoncé instaure simultanément, d’un point de vue logique, une position originelle d’énonciation indexée dans le langage sur les coordonnées « je, ici, maintenant » et des « acteurs », des « espaces » et des « temps » qui sont respectivement des « non je », des « non ici », et des « non maintenant » [61]. Découper un texte sur la base de ses acteurs, de ses espaces et de ses temps a ainsi pour effet de l’organiser comme un énoncé référé à cette place logique – Greimas la qualifie comme une « instance » – de l’énonciation [62].
La forme de découpage mise en œuvre par la sémiotique l’engage donc à recevoir les textes comme des tableaux figuratifs dont elle construirait la perspective [63]. Cependant et à la différence des tableaux figuratifs les textes déploient une perspective mobile. Ils enchaînent en effet les dispositifs d’acteurs dans un espace et un temps. Le découpage sémiotique se pratique donc comme un découpage linéaire, organisant les textes en une succession de configurations fixes – mais provisoires – d’acteurs situés dans un espace et dans un temps.Ce sont les « scènes discursives » [64], qui constituent donc l’unité du découpage sémiotique d’un texte: la modification d’une configuration actorielle, un déplacement spatial ou un changement de temps suffisent à différencier deux scènes discursives.
(b-1) Somatique, verbal, énonciatif : une ramification interne à l’énoncé
La découverte opératoire où se fonde la sémiotique énonciative s’inscrit précisément là : sans nullement remettre en cause les principes et la pratique greimassiens du découpage, l’application du critère d’acteurs, espaces et temps a fait voir peu à peu la nécessité de les affiner encore.
Considérés du point de vue de leurs acteurs, de leurs espaces et de leurs temps, les textes ne constituent pas en effet un ensemble uniforme mais développent, en parallèle, deux ensembles de dispositifs. Un premier ensemble concerne des acteurs somatiques, inscrits dans des espaces et dans des temps. Un second ensemble, souvent hétérogène (et toujours au moins déplacé) par rapport au précédent, apparaît dans les énoncés verbaux assumés par la parole de ces acteurs. Ces dispositifs sont eux-mêmes somatiques, car les énoncés des acteurs déploient à leur tour des acteurs inscrits dans des espaces et dans des temps. Cependant leurs montages constituent, dans un texte, une ligne seconde « verbale » greffée sur la ligne première d’un « somatique » donné par le texte comme une ligne de base dans laquelle émergent ces énoncés.
La différenciation établie entre somatique et verbal fait apparaître une troisième dimension des textes : les figures d’énonciation. Ces figures sont également déployées à l’intérieur des énoncés, comme ce qui relie les lignes somatique et verbale. Elles relèvent ainsi d’une dynamique d’articulation, qu’elles développent dans deux directions à la fois : du somatique vers le verbal, et du verbal vers le somatique. Du somatique vers le verbal apparaissent les figures du dire. En soutenant l’émergence d’un énoncé verbal à partir d’un acteur somatique, il se définit comme une dynamique d’engendrement du verbal à partir du somatique. Du verbal vers le somatique émergent les figures de l’entendre. Elles développent la dynamique, inverse, par laquelle un énoncé verbal vient rejoindre un acteur somatique. L’entendre se comprend ainsi comme une visée somatique du verbal.
(b-2) Un modèle descriptif pour les énoncés
La différenciation des trois « lignes » de force somatique, verbale et énonciative établit, dans la linéarité des textes, un relief interne que l’on représentera ainsi :
Ce relief est construit selon une perspective croisée : il associe les deux lignes parallèles du somatique et du verbal par le biais de figures d’énonciation (entendre et dire) développées orthogonalement par rapport à elles. Le dire, qui porte la formulation d’un énoncé verbal par un acteur somatique, est représenté par une flèche ascendante. L’entendre, qui assure la rencontre d’un énoncé verbal avec un acteur somatique, est quant à lui désigné par une flèche descendante. Les découpages proposés par l’ensemble de ce travail relèveront de ce modèle. Pour en faciliter l’usage, on a redoublé les différenciations spatiales entre les lignes par un code de couleurs : le somatique est indiqué sur le schéma en couleur prune, le verbal en bleu, l’entendre en vert et le dire en rouge. La mise en forme du modèle comporte enfin une indication importante : il situe l’entendre comme antérieur au dire. La considération des textes manifeste en effet que le dire d’un énoncé s’inscrit nécessairement dans le prolongement – direct ou indirect – de l’entendre d’un énoncé antérieur. Le point suivant de ce développement reviendra sur cette question, pour en indiquer l’importance.
(b-3) Une reprise du découpage : découpage horizontal et vertical
La perspective ouverte par ce relief s’inscrit dans la continuité du découpage pratiqué jusqu’ici en sémiotique, dont elle propose un nouveau développement. L’enjeu rétrospectif du découpage « vertical » décrit ici est de qualifier la pratique antérieure du découpage sémiotique comme la mise en œuvre d’un découpage « horizontal », car opéré sur l’enchaînement linéaire des textes. Son enjeu prospectif est de proposer un geste de découpage complété par son dédoublement sur les axes horizontal et vertical.
L’intérêt de ce nouveau découpage est de permettre une description très précise des textes, considérés en rapport avec leur architecture énonciative. L’une des incidences de cette description a été la découverte que le modèle vertical proposé ici est un modèle empilable. Il arrive en effet fréquemment qu’un acteur formule un énoncé verbal dont les acteurs prennent à leur tour la parole, déployant alors un énoncé verbal de second rang. Un système de délégation d’énonciations s’ouvre là, qui produit dans le texte un empilement de niveaux potentiellement indéfini : rien n’empêche en effet que ne s’ouvre, dans les énoncés de second rang, un troisième voire un quatrième rang d’énoncés verbaux. Le modèle relève alors d’un étagement de niveaux organisés selon un système de mise en abîme analogue à la logique des poupées russes :
Bilan : distinction nouvelle… ou simple bon sens ?
En témoigne un écho imprévu, sur l’indication duquel s’achèvera cette présentation : le modèle décrit ci-dessus constitue la forme même dans laquelle se coule la Bande Dessinée, et sans que cela pose le moindre problème de compréhension. La distinction des vignettes y correspond au découpage horizontal en « scènes discursives » opéré par la sémiotique. Quant à la différenciation verticale proposée ici comme une nouveauté, elle correspond exactement à la structuration interne de chaque vignette. La dimension somatique y est indiquée par le dessin qui représente les acteurs. Le verbal en est nettement distingué par son enfermement dans des bulles, qui en désigne à la fois l’autonomie par rapport au somatique et la mise en rapport avec un acteur particulier. Quant à l’énonciation, elle bénéficie d’une représentation spécifique qui désigne nettement sa fonction d’articulation entre somatique et verbal. Elle distingue en outre, de la même façon, les versants du dire et de l’entendre. Le dire y est désigné par des sortes de soufflets reliant le somatique au verbal. Comme dans les textes, l’entendre n’est explicité que de temps à autres : quand c’est le cas il relève généralement d’une mise en forme particulière, qui le distingue nettement du dire.
La seule nouveauté de la proposition faite ici pour le découpage des énoncés tient ainsi dans l’assertion suivante : il est légitime de tenir compte, dans la lecture, d’une forme énonciative à ce point structurante qu’elle constitue une sorte d’évidence universellement reconnue.
(c) La proposition d’un modèle analytique : le « schéma de la parole »
Conformément au principe même d’une élaboration sémiotique ce constat opératoire devait en parallèle être interrogé d’un point de vue théorique. Cette interrogation a à son tour porté l’émergence d’un modèle, non plus cette fois descriptif, mais analytique. Le passage d’un modèle à l’autre est porté par une remontée de l’énoncé vers l’énonciation : le modèle opératoire (le découpage en relief des énoncés) ayant désigné l’importance majeure de l’énonciation, le modèle analytique s’en ressaisit pour décrire la mécanique énonciative qui soutient la structuration ternaire des énoncés selon les trois lignes somatique, verbale et énonciative. Le « schéma de la parole » est donc le revers, en même temps que le présupposé, du modèle opératoire décrit ci-dessus pour le découpage en relief des énoncés. En raison de sa nouveauté, mais aussi de l’importance que lui confère la sémiotique énonciative, il sera présenté et explicité de façon détaillée.
Au seuil de cette présentation, il faut d’abord expliciter cette appellation. Elle indique un double écart, intervenu à la fois avec la problématique greimassienne de l’énonciation et avec le schéma de la communication de Jakobson. Par rapport au schéma de la communication le terme de « parole » indique, on l’a vu, une différence de paradigme dont les incidences seront explicitées par l’ensemble de ce travail. Par rapport à la problématique de l’énonciation, il désigne une simple différence de perspective. L’énonciation greimassienne est une structure abstraite, pleinement assumée par le schéma de la parole. Simplement, il la retourne en direction d’un modèle analytique, relisant toute situation de parole dans une perspective énonciative.