(d-2) Enjeu méthodologique : la construction d’un référent énonciatif
En deçà de cette opérativité analytique, le schéma de la parole a un second enjeu, d’ordre méthodologique : il établit les conditions d’une approche énonciative des textes en permettant de construire avec rigueur le référent sur lequel elle prend appui. Il a ainsi un caractère fondateur pour la démarche scientifique suivie par la sémiotique.
L’indication de ce fondement nous ramènera une fois de plus au Dictionnaire de Greimas et Courtès. Soulignant la distance prise par rapport au schéma de la communication par une approche sémiotique régie par le « principe d’immanence », ils en situent l’enjeu dans la question de la référence [74]. Ils développent alors l’interrogation scientifique posée à la sémiotique par l’écart dans lequel elle s’inscrit : positionner le texte comme un référent pour la lecture implique de construire cette référence. La perspective énonciative développée dès le départ par la sémiotique précise cette exigence en imposant de rapporter cette construction à l’énonciation. Émerge là, comme proprement sémiotique une problématique de « véridiction » nettement distinguée d’une « vérité » que l’on pourrait assimiler à l’exactitude :
La théorie classique de la communication s’est toujours intéressée à la transmission « correcte » des messages, à la conformité du message reçu par rapport au message émis, le problème de leur vérité n’étant alors que celui de leur adéquation eu égard à ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire à leur référent. En postulant l’autonomie, le caractère immanent de tout langage, et, du même coup, l’impossibilité du recours à un référent externe, la théorie saussurienne a contraint la sémiotique à inscrire parmi ses préoccupations non pas le problème de la vérité, mais celui du dire vrai, de la véridiction [75].
Cet article du Dictionnaire situe donc la problématique sémiotique en rapport avec la véridiction, comprise comme « dire vrai ». Ce « dire vrai » n’est pas un « dire le vrai », dont la fonction serait de décrire la « réalité ». Il s’adresse exclusivement aux lecteurs, dont il convoque le « croire-vrai » [76]. En effet un texte écrit n’a d’existence qu’en ses lecteurs : le dire de l’énoncé et l’entendre des lecteurs sont ainsi comme les deux faces, indissociables, qui le constituent comme texte [77]. D’un point de vue énonciatif, la condition de possibilité de la lecture réside de ce fait dans une sorte de « contrat énonciatif » proposé aux lecteurs d’un texte : l’acceptation de ce contrat impose de « croire » à l’énoncé du texte. Soulignons le caractère minimal de ce croire contractuel. Puisque la problématique de la véridiction ne postule aucun présupposé d’exactitude concernant l’énoncé, il n’a pas à prendre position à cet égard. Il désigne simplement ce presque rien de confiance hors duquel une lecture devient impossible : la disponibilité d’une oreille ouverte aux propositions d’un texte [78].
Jean Delorme illustre ces considérations en donnant à ce contrat une forme proprement énonciative, qui décrit la rencontre entre l’énoncé et son lecteur comme l’articulation de deux « voix ». L’une d’elles – celle du texte – « dort » dans la « lettre écrite » telle une princesse de contes de fée. L’autre – celle du « lecteur » – l’éveille lorsqu’il l’actualise en lui prêtant ses cordes vocales :
Le lecteur prête sa voix au texte, au risque de la faire prendre pour celle du texte. Sa voix donne à entendre une parole qui n’est pas la sienne et qui n’a d’autre support que l’écriture, c’est-à-dire le tracé de la parole qui met en œuvre les mots de la langue dans le texte. Cette parole n’attend que la lecture pour passer à l’acte, pour s’actualiser avec la collaboration du lecteur. Elle dort tant qu’on ne l’éveille pas en refaisant le chemin par lequel elle a passé et dont l’écrit garde la trace. Cette parole immanente n’a pas d’autre medium que l’écriture- témoin de l’articulation du discours qui l’habite. La lecture publique lui fournit le medium d’une voix qui doit interpréter, au sens musical du mot, l’œuvre écrite, sans se substituer à elle mais en la transposant du lisible à l’audible. Cela présuppose une lecture attentive, une fréquentation patiente, à l’écoute de ce qu’on peut appeler la voix du texte, silencieuse, immergée sous la lettre écrite. De même en effet qu’à l’oral la voix est la manifestation sonore de la parole de celui qui parle, de même la lettre est la manifestation lisible de la parole qui préside à l’articulation du texte. [79]
Le terme « voix du texte » esquisse ainsi le revers du modèle greimassien de l’énonciation. Celui-ci décrit la remontée opérée depuis l’énoncé vers le lieu vide qu’il présuppose comme l’instance de son énonciation. A rebours, la « voix du texte » redescend depuis cette instance absente jusque vers l’énoncé. Elle se comprend là comme l’activation d’une instance énonciative qui porte la proposition d’un énoncé toujours identiquement re- suscité. L’important réside ici dans le lieu de cette résurgence, qui est le lecteur [80].
Ces préalables situent le lieu d’effet de la construction en relief des énoncés. Elle permet de soustraire la lecture à la confusion inaugurale entre la « voix du texte » et celle du lecteur. Cette soustraction passe par la façon dont le relief donne une forme visible au « dispositif véridictoire » d’un texte, qu’il esquisse dans une perspective accordée sur l’énonciation. Il fait ainsi apparaître qu’il est possible d’affiner la perception du rapport entre l’énoncé et la « voix du texte ». Assurément, cette « voix » soutient la proposition globale d’un énoncé. Cependant l’ouverture d’un relief interne à cet énoncé l’organise à son tour en un montage énonciatif distinguant nettement les trois lignes – somatique, verbale, énonciative – qu’il entrecroise. En effet la ligne verbale provient spécifiquement d’une délégation énonciative faite par un texte aux acteurs de son énoncé. Elle est ainsi une ligne seconde dont le déploiement, parallèle à celui du somatique, est comme greffé sur lui. La ligne énonciative se situe là comme un intermédiaire, articulant verbal et somatique par un jeu énonciatif de débrayages et d’embrayages internes à l’énoncé [81]. La structuration des énoncés par un relief interne manifeste donc que la « voix du texte » n’assume les deux lignes – énonciative et verbale – que de façon indirecte. De fait, elle n’entre en rapport direct qu’avec le fondement de cet édifice.
Résumons l’incidence du constat soutenu par la différenciation des lignes énonciatives : le « contrat de véridiction » soutenu par la « voix du texte » ne soutient pas de la même façon l’ensemble de l’énoncé. S’il le concerne globalement, cette globalité est susceptible d’être affinée par une construction interne. Apparaît ici que le « dire vrai » du texte prend directement effet dans la ligne fondatrice de l’édifice, la « véridiction » des autres lignes en étant simplement déduite. La désignation de cette ligne fondatrice appelle l’établissement d’une distinction importante, qui est une reprise énonciative de la différenciation établie par le linguiste É. Benveniste entre « discours » et « récit ». Seuls seront indiqués ici les enjeux de cette différenciation, qui sera précisée ultérieurement quand l’analyse du texte le demandera [82]. Elle engage à distinguer nettement, du point de vue de leur pacte énonciatif, les formalités du récit et du discours. Dans la formalité du récit, la ligne fondatrice convoquée par la « voix du texte » est la ligne somatique, qui devient ainsi la base de l’édifice énonciatif et verbal construit par un énoncé. Cet édifice bâti sur la ligne somatique est celui de l’énonciation rapportée, constituée par la prise de parole des acteurs d’un énoncé à l’intérieur de cet énoncé [83]. Dans la formalité du discours, la « voix du texte » suscite une autre ligne énonciative, qu’elle donne comme sous-jacente à cette ligne somatique. Cette ligne, qui est celle de l’énonciation énoncée, déploie les figures associées par un énoncé à sa propre formulation [84] : elle décrit ainsi l’échafaudage énonciatif qui soutient la proposition de la ligne somatique. Dans la formalité du discours, l’antériorité de l’énonciation énoncée lui donne priorité sur la ligne somatique.
L’importance de cette différence tient à son impact sur le pacte véridictoire proposé par un texte. Du côté du récit, la « voix du texte » soutient donc directement la ligne somatique. Du côté du discours, la primauté donnée aux figures de l’énonciation énoncée situe à son tour la ligne somatique comme seconde. Ce positionnement d’une ligne de l’énoncé (ligne somatique ou énonciation énoncée) comme ligne de base lui confère le statut d’un étalon. Elle devient pour les autres lignes énonciatives du texte la fonction d’un instrument de mesure à l’aune duquel elles sont examinées, établissant du même coup la considération de l’énoncé dans une perspective comparative.
La pertinence méthodologique d’une construction en relief des énoncés tient ainsi à la façon dont elle permet de construire la problématique véridictoire d’un énoncé comme une structure interne à l’énoncé. Ce qui prend sens dans cette construction comparative n’est donc pas telle ou telle ligne prise en particulier (fût-elle rapportée par convention énonciative à la « voix du texte »), puisque la question n’est pas celle de l’exactitude. L’important réside ici dans l’architecture même que construit la mise en tension des trois lignes. Elle appelle à son tour une observation différentielle, situant les différentes lignes par échos et écarts avec la « norme » (au sens géométrique du terme) constituée par la présence d’une ligne de base. Cette architecture paradoxale, spécifique pour chaque énoncé, est la forme de son « dire vrai ». C’est ainsi à construire cet édifice énonciatif que « sert » la considération du relief énoncé. Elle permet à un lecteur de recevoir cet énoncé comme la mise en forme globale d’une énonciation dont il porte la proposition vers lui. Elle construit ainsi, très précisément, le référent d’une lecture énonciative. L’importance de cette construction est qu’elle permet d’expliciter, sous l’angle de la véridiction, le contrat énonciatif dont il porte une proposition implicite [85]. La validité scientifique d’un tel référent réside dans son rapport, descriptible et par conséquent vérifiable, avec l’énonciation instaurée par l’énoncé.
La scientificité dont il est question ici a cette caractéristique : elle n’est pas en quête d’un objet saisissable – comme le serait, par exemple, l’objectivité d’une « réalité » – mais cherche à décrire les conditions dans lesquelles les textes éveillent la subjectivité de lecteurs positionnés en vis-à-vis d’eux [86].
(d-3) Enjeu théorique : repenser la lecture
En deçà de cette perspective méthodologique se découvre un troisième lieu d’incidence, cette fois théorique, du schéma de la parole : ce modèle – construit pour rendre compte de la parole intervenue entre les acteurs d’un texte – permet également de repenser la lecture, comprise comme une forme particulière de parole développée dans le vis-à-vis d’un texte et de ses lecteurs. En effet la lecture est une situation énonciative, au même titre que la parole des acteurs d’un texte. Leur différence tient à ce que l’une relève du régime de l’écrit, et l’autre de celui d’une figurativisation de l’oral. Moyennant une prise en compte de cette différence, le schéma de la parole est donc apte à rendre compte de l’une comme de l’autre.
L’enjeu théorique de cette convergence sera développé ici en trois étapes, organisées selon une logique de remontée progressive vers l’abstraction. Une première étape examinera la convergence elle-même, désignant le rapport qu’elle permet d’établir entre les positionnements énonciatifs des acteurs et des lecteurs d’un texte. Une seconde étape développera alors la façon dont le cadre théorique constitué par le schéma de la parole sert de support à une théorie énonciative de la lecture. Une troisième étape interrogera enfin l’incidence de la forme même du schéma sur la théorie elle-même. Elle procèdera là par différence avec la sémiotique greimassienne, dont la référence à un modèle narratif binaire induisait une théorie de la lecture nettement différenciée de celle développée par la sémiotique énonciative.