Traverser le miroir : des acteurs du texte à ceux de la lecture
Le schéma de la parole engage donc à découvrir, au travers de l’évidente différence entre les situations des acteurs et des lecteurs d’un texte, une cohérence qui tient à leur inscription dans une perspective énonciative commune. Elle régit la parole, donnée comme orale, des premiers, comme l’inscription des seconds dans les logiques de l’écrit. Reconnaître le partage de ce cadre manifeste une convergence entre les acteurs et les lecteurs. Ils se trouvent confrontés, dans une position énonciative partiellement analogue, à des énoncés pour une part semblables et pour une part différenciés. Il y a donc un lien entre les événements énonciatifs décrits par le texte en rapport avec ses acteurs et ceux que traversent les lecteurs au présent de leur lecture.
Ce lien, bien sûr, n’est pas direct : en effet, la situation des lecteurs est en tous points différente de celle des acteurs du texte. Ceux-ci sont, comme le disait Greimas, des « personnages de papier » tandis que les autres sont des acteurs somatiques. Les premiers sont situés à l’intérieur du texte, et cantonnés dans des lieux précis, alors que les autres font face au texte entier, qu’ils reçoivent dans sa globalité. Enfin les acteurs du texte accèdent à la parole à l’intérieur du texte, et en relation avec d’autres acteurs du même texte. A l’inverse, les lecteurs sont situés face à la parole du texte lui-même, donnée à eux comme une polyphonie énonciative soutenue par l’entrelacs de voix multiples.
Si donc il y a un rapport entre les acteurs d’un texte et ceux de sa lecture, ce rapport ne fonctionne pas comme un décalque terme à terme intervenu au plan des situations. Il est affaire de position énonciative, et doit être construit. La base de cette construction consiste dans le seul « lieu » commun entre les deux catégories d’acteurs : la position d’entendre qui appelle les uns et les autres à ouvrir leurs oreilles à un énoncé qui ne vient pas d’eux pour en accueillir, en eux, les incidences de sens. La différence entre les positions d’acteurs indique la forme de la construction : il s’agit ici de passer du particulier au global. Les acteurs d’un texte sont conviés à l’entendre au coup par coup, à la fois dans l’entendre d’énoncés verbaux et dans l’entendement de situations somatiques. L’entendre des lecteurs est en revanche global : ce qu’ils entendent – et dont atteste le dire où s’élabore leur lecture – est l’ensemble des « entendre » et des entendements des différents acteurs dont un texte fait se rencontrer les situations. Cet entendre est ainsi comparatif. La fonction de « ligne de base » conférée à l’une des lignes énonciatives d’un énoncé par son rapport direct à la « voix du texte » permet de construire cette comparaison comme une architecture différentielle organisée par rapport à une norme. Il élabore ainsi une perception organisée de la signifiance globale d’un texte [87].
Cette perception fonctionne selon une logique de reflet, l’entendre et l’entendement pluriels et évolutifs des acteurs ayant ici la fonction d’un miroir synthétique. Le rôle du texte devient là celui d’une construction kaléidoscopique mouvante où l’entendre de lecteurs se reflète et s’interprète dans une perspective elle-même comparative. C’est ainsi que la considération du lien énonciatif qui associe les acteurs et les lecteurs d’un texte soutient une sorte de traversée du miroir, ouvrant la forme des textes en direction de la « réalité » somatique des lecteurs [88].
Le schéma de la parole, cadre pour une théorie énonciative de la lecture
La perspective qui vient d’être développée engage à remonter à présent d’un cran pour interroger l’éclairage projeté sur la lecture par le schéma de la parole. On proposera à cet effet un gros plan sur la partie du schéma qui lui correspond :
En désignant le texte par une ligne bleue, le schéma en indique le statut d’énoncé verbal. Il situe, en vis-à-vis, le lecteur comme convoqué par cet énoncé à l’entendre, puis à l’entendement. Dans ce contexte, le texte est donc compris comme une proposition de sens destinée à être effectuée, par l’entendre, dans le lieu somatique d’un lecteur.
Vers l’amont, le schéma débute avec l’énoncé, opérant ainsi l’effacement de l’auteur derrière cet énoncé. Il devient là manifeste que la proposition du sens est tout entière soutenue par l’énoncé, dans la forme qu’il donne à sa propre énonciation. Rappelons que l’énonciation dont il s’agit là ne se réduit pas aux figures d’énonciation portées par l’énoncé [89] mais relève de l’architecture énonciative qui vient d’être décrite comme une forme globale. Elle est ainsi l’énonciation énonçante supposée par la forme de cet énoncé.
Vers l’aval cette effectuation soutient l’émergence, dans le lecteur, d’un dire qui en est l’attestation. Les conditions de la lecture sont telles que le schéma est parcouru ici par une dynamique interactive : d’un côté le dire du texte se déploie dans l’entendre du lecteur. En parallèle, le dire du lecteur est le lieu où cet entendre s’atteste dans une énonciation « positive ». Dire et entendre sont ici, l’un vis-à-vis de l’autre, comme la partie émergée et la partie immergée d’un iceberg. Entre entendre et dire apparaît la fonction décisive de cet « entre deux » médiateur : le lieu somatique où s’effectue le sens, lieu que son caractère infra verbal rend, de soi, inaccessible.
Le schéma de la parole permet ainsi de rendre compte d’une théorie énonciative de la lecture. Il en situe l’enjeu dans la rencontre effective entre la signifiance portée par l’énonciation d’un texte et le lieu somatique que constitue un lecteur. Cette rencontre passe par la médiation d’une énonciation à double face, constituée par l’association de l’entendre et du dire. Cette théorie n’est pas, en soi, nouvelle : elle constitue en effet un écho à la théorie de la lecture développée au CADIR depuis déjà longtemps. La nouveauté tient à la formalisation positive que le schéma de la parole permet de donner à cette théorie, dont la tournure était jusqu’ici plutôt apophatique. Il se trouve en effet que le schéma lui-même rend compte de ce caractère apophatique. La théorie énonciative de la lecture situe, de toutes les façons, le sens comme un inaccessible : le risque majeur auquel répondaient les précautions théoriques du CADIR apparaît ici comme de prétendre mettre la main sur « le » sens d’un texte : il s’agirait là d’instrumentaliser l’ensemble du processus de la lecture par une objectivisation forcée. L’intérêt du schéma de la parole est précisément là : il propose une formalisation positive, susceptible de désigner ce lieu inaccessible en évitant que son ombre vienne enténébrer l’ensemble du processus de la lecture.
Signification vs signifiance : du binaire au ternaire
Apparaît ici un troisième enjeu théorique associé à la proposition du schéma de la parole : l’incidence sur la compréhension de la lecture du modèle retenu pour paradigme de cette lecture. Du point de vue de la sémiotique énonciative, cet effet se voit à l’œil nu : considérer la parole comme une forme énonciative ternaire impose en effet de « relire » la lecture dans cette perspective. Il n’est pas pour autant évident d’en déduire les enjeux.
Pour cela, on adoptera la procédure sémiotique d’un détour comparatif : on interrogera l’incidence d’un modèle narratif sur la formalisation greimassienne de la lecture. Cet effet n’est pas aussi directement repérable, car la sémiotique greimassienne inscrivait également sa théorie de la lecture dans une perspective générative. Cependant la générativité était ici la forme propre d’une construction globalement narrative : en se donnant comme une « théorie de la signification » susceptible « d’expliciter, sous forme d’une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens » [90] la sémiotique naissante se situait comme la quête d’une valeur, la signification. Les textes intervenaient là comme le support de cette valeur. C’est ainsi que l’analyse sémiotique se donnait comme la quête d’un objet – le carré sémiotique – dont la valeur était la signification d’un texte pour autant qu’il en portait une représentation construite, organisée.
Le modèle narratif informait ainsi la compréhension de la lecture dont il était l’instrument privilégié en l’inscrivant dans la perspective binaire d’une quête d’objet. Ce parallèle permet de comprendre que le modèle énonciatif soutient une définition ternaire de la lecture. La signifiance – qui en est la visée – explicite les conditions établies par la forme d’un texte pour la convocation au sens qu’il adresse à ses lecteurs. Il ne s’agit pas là de remplacer une forme binaire par une autre : la signifiance ne s’oppose pas à la signification mais l’assume en ouvrant sur un au-delà d’elle-même. La signification était construite par une description des formes de l’énoncé. La signifiance l’assume, mais la retourne en direction des lecteurs en lisant cette signification comme la forme d’une proposition de sens. Elle désigne là sa limite, qui est le lieu somatique des lecteurs. Le passage de la signification à la signifiance n’est donc pas un simple tournant dans l’élaboration sémiotique, mais plutôt le lieu d’un retournement ternaire [91]. La focalisation greimassienne sur la question de l’objet y cède la place à une élaboration de la position des sujets dans la parole [92].