Seconde incidence :
le « réel » de l’énonciation », un « référent subjectif » pour la théologie
L’articulation entre sémiotique et théologie ne se limite pas à cette première incidence. L’article la prolonge par la mention d’un « second point d’incidence », qu’il détermine comme l’émergence d’un nouveau « référent » pour la lecture : ce référent est le lecteur lui- même, dont on a vu qu’il se trouvait « posé comme sujet d’énonciation à partir d’un acte d’interprétation qui le fait apparaître au lieu que désigne et présuppose l’articulation des figures mises en discours » [145].
La position sémiotique engage donc à rapporter la théologie à cette « référence subjective » : le « sujet humain » [146]. La suite de l’article explicite – là encore par différence – les enjeux pour la théologie d’un tel référent. La théologie des énoncés et de l’histoire vise une forme d’objectivité qui la situe en rapport avec la « réalité ». En s’intéressant au « sujet » la théologie sémiotique ancrée dans l’énonciation vise cet « impossible à dire » : un « réel » qui n’est pas objet de savoir mais lieu d’expérience. Elle situe le « sujet » comme « référence réelle aux bornes du langage et des réalités » [147].
Le déploiement de cette référence nouvelle désigne ainsi l’espace immense d’un « mystère » [148], qui n’est pas tant celui du divin que ce qui s’en donne à lire dans l’humain : le mystère est celui de la rencontre entre le divin et l’humain. Il ouvre dans deux directions, l’une et l’autre développées par l’article.
– La première direction est anthropologique. Cette anthropologie n’est pas tournée vers le passé (une conception biblique de l’humain), mais vers le présent : elle désigne en effet une « structure de l’humain ». Une théologie fondée sur la reconnaissance du divin à partir de ses effets dans l’humain se définit donc comme une « science de l’humain », entrant ainsi de fait en dialogue avec les sciences humaines [149]. Sa spécificité réside dans la forme de distance mise en œuvre par sa lecture de l’humain, qu’elle inscrit dans le cadre d’un rapport au divin situé comme premier.
– La seconde direction ouvre sur le divin. Cette ouverture passe par une prise en compte de la place et la fonction de « Jésus-Christ ». Elle engage donc d’abord une christologie associant une double dimension, énoncée et énonciative. Côté énoncés, « Jésus-Christ » apparaît comme le paradigme humain convoqué par la rencontre avec le divin. Côté énonciation, la prononciation de son « nom » intervient comme le lieu théologal où s’effectue la rencontre entre le divin et l’humain [150]. Par-delà s’indique la perspective plus vaste de la « révélation de Dieu », située comme indissociable de « la trace de la parole » : « La théologie est de cette manière directement concernée par le service de la Parole et par le soin des humains. » [151]
(b) Enjeux d’une sémiotique énonciative : éléments d’une théologie du « Verbe fait chair »
La conclusion de l’article en revient à l’articulation entre exégèse et théologie : elle en désigne l’interactivité comme constitutive d’une approche sémiotique en tant qu’elle est inhérente à son cadre théorique [152]. De la sorte, elle situe la lecture sémiotique comme un geste proprement théologique : lire n’est pas seulement ici se préparer à la théologie, mais déjà la « faire ».
Ce texte esquisse par avance le cadre dans lequel s’inscrit le projet développé par la sémiotique énonciative. Elle cherche, on l’a vu, à formaliser un geste d’analyse ajusté – aux trois plans de la théorie, de la méthodologie et de la pratique – sur un modèle de la parole biblique. Il s’agit donc pour elle de discerner, pour la déployer dans une démarche exégétique cohérente et praticable, la structure la plus proprement anthropologique qui soit : le rapport à la parole, tel qu’il est construit par les textes bibliques. L’article de L. Panier souligne que ce lieu anthropologique est, de façon fondatrice, le lieu assigné par les textes bibliques à la rencontre entre Dieu et l’humanité. Il inscrit ainsi la perspective de lecture proposée ici dans une problématique de la « Parole de Dieu » [153]. La visée sémiotique est de construire une position de lecture ajustée sur une place énonciative de « fils » ou de « fille ».
Dans ce cadre, l’enjeu propre de la sémiotique énonciative apparaît le suivant : en situant l’incidence de la parole – le lieu d’avènement du sujet mentionné ci-dessus – au croisement de l’énonciatif (défini comme véhicule d’un énoncé verbal) et du somatique elle détermine très précisément le champ de sa recherche en rapport avec la perspective théologique désignée par le prologue de Jean comme celle du « Verbe » fait « chair ». La forme donnée par le présent travail à cette question théologique est ainsi la suivante : qu’y a-t-il à entendre dans l’analogie établie par le schéma de la parole entre l’entendre humain comme rencontre du verbal et du somatique et la perspective, centrale en christianisme, du Verbe fait chair ? Par delà cette question s’ouvre sur celle de la « Parole de Dieu », définie par les textes bibliques – et notamment par le chapitre 1 de la Genèse – comme une parole qui « fait être » ce qu’elle « dit ». En quoi ce mécanisme de rencontre entre verbal et somatique, compris comme lieu d’effectuation du sens, a-t-il à voir avec la perspective de la « Parole de Dieu » ?
La procédure choisie pour éclairer cette double question sera celle d’une démonstration par l’épreuve : il s’agira de « lire dans le Verbe fait chair » pour voir si, accueilli dans cette perspective, le texte biblique développe la puissance de « faire » effectivement ce qu’il « dit »… La lecture qui s’ouvre ici n’est donc pas une lecture du doute, mais de la foi : elle souhaite donner au texte une chance de faire ses preuves en lui donnant la possibilité d’advenir à son statut de parole créatrice. La foi dont il s’agit ici n’est cependant pas naïve, mais construite dans l’élaboration raisonnée d’une position de lecture. En organisant une confrontation méthodologique entre le texte, reçu comme la mise en forme d’une énonciation et un lecteur invité à se situer sous le coup de cette énonciation, la sémiotique énonciative cherche à instaurer les conditions d’une telle lecture. De toute évidence un tel projet s’affronte à l’impossible : l’ensemble des propositions formulées ici en reçoivent un statut expérimental, et par conséquent provisoire [154].
Bilan de la perspective théologique :
des sciences du langage aux Pères de l’Église ?
Le présent développement s’ouvrait sur une indication, incitant à situer le geste théologique de la sémiotique dans la dynamique d’une « théologie biblique » décrite par Paul Beauchamp. Il s’achèvera sur une seconde proposition, qui remonte en deçà de la précédente : telle qu’elle a été présentée la sémiotique nous paraît constituer une forme de résurgence, survenue dans le champ et avec les concepts des sciences du langages contemporaines, de la pratique biblique – indissociablement exégétique et théologique – assumée jadis par les Pères de l’Église. Sur ce point encore – une nouvelle fois à peine esquissé ici –, on laissera le dernier mot à L. Panier, dans la conclusion d’un article intitulé « La théorie des figures dans l’exégèse biblique ancienne : Figures en devenir » [155] :
La théorie patristique des figures telle que j’ai essayé de la décrire trop brièvement conduit à la question anthropologique du sujet, d’un sujet de l’interprétation, posé à la croisée des choses et des signes, du monde et du langage, de la perception et de la parole, de la jouissance et de la signifiance. Les questions soulevées par cette sémiotique ancienne rejoignent peut-être les interrogations les plus récentes d’une sémiotique sensible à la question du sujet et de sa fonction dans la saisie du monde et dans le langage.
Cette proposition engage à voir ceci : les développements théoriques donnés à la sémiotique par sa pratique d’une stricte observation des textes l’ont donc engagée à rencontrer une posture de lecture fort ancienne, et comme elle ancrée dans la Bible [156]. Elle habite ainsi une perspective analogue à celle qui fut ouverte sur les textes bibliques à l’aube de l’exégèse. Cette convergence soutient l’hypothèse qu’existe un paradigme biblique de la parole, et confirme la pertinence d’en éprouver à nouveau l’opérativité en développant, dans les formes nouvelles de la contemporanéité, une pratique herméneutique accordée à l’Écriture [157].