Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

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Bilan

L’histoire intellectuelle du CADIR devra, quelque jour, être écrite. Tel n’était pas le projet de cette Introduction, qui cherchait simplement à désigner les fondations des propositions développées par ce travail. C’est donc vers une présentation de ces propositions qu’elle se tournera à présent, mais après avoir mis en évidence leur continuité avec l’ensemble de la réflexion menée au CADIR entre 1979 et 2000.

1-2) Vers une « sémiotique énonciative »

Le paysage esquissé plus haut a désigné la façon dont une « sémiotique discursive » orientée vers les figures– et parfois qualifiée comme une « sémiotique figurative » – est progressivement venue, au CADIR, succéder à la sémiotique narrative de Greimas. Cependant cette nouvelle terminologie, qui soulignait le lien des textes à l’énonciation, engageait la recherche à envisager l’étape ultérieure d’une sémiotique proprement « énonciative ». Cette évolution, réalisée durant les dix dernières années, sera d’abord présentée dans une perspective historique globale qui en situera le cadre et le lieu d’émergence. On indiquera ensuite le point de départ, situé dans une découverte portée parl’observation figurative des textes. Un troisième moment décrira le modèle analytique – le « schéma de la parole » – dont la formalisation a tenté de rendre compte de cette observation. Un quatrième moment désignera alors les enjeux, pratiques et théoriques, de son adoption comme cadre épistémologique pour une sémiotique énonciative.

(a) Un point de vue nouveau : une considération énonciative des textes Situer le cadre où a émergé la proposition d’une sémiotique énonciative permettra d’en comprendre la pertinence.

Cette proposition est apparue dans le double contexte d’une participation à la recherche du CADIR et d’un enseignement en exégèse – dans son versant sémiotique – dispensé à la Faculté de théologie de l’Université Catholique de Lyon. L’objectif de l’enseignement était de transmettre en un, voire deux semestres, la sémiotique à un public d’étudiants novices en la matière. Il fallait donc pouvoir en proposer une formulation simplifiée, mais non simpliste, ce qui n’était pas évident vu l’histoire scientifique complexe résumée ci-dessus. En cohérence avec la recherche menée au CADIR, la décision a été prise de centrer cet enseignement sur la théorie énonciative de la lecture.

S’est alors posée la question de la perspective adoptée pour cette approche de l’énonciation. En cohérence avec l’histoire vécue par le Centre, l’énonciation y était généralement abordée dans la perspective diachronique qui vient d’être esquissée : venait d’abord la forme narrative développée par Greimas, puis l’ère figurative inaugurée au CADIR par les travaux de Geninasca, et enfin la théorie énonciative construite à partir des figures. Cette perspective génétique, indispensable dans le cadre d’une approche scientifique, était inappropriée à un enseignement d’initiation. C’est ainsi que, pour des raisons d’efficacité pédagogique, le choix a été fait de renoncer à l’histoire et de ressaisir la question de l’énonciation dans une perspective synchronique.

L’adoption de ce cadre synchronique a dès lors déterminé l’enseignement sémiotique comme la proposition d’une considération énonciative sur les textes. Cette détermination comportait une incidence théorique forte : elle engageait à reprendre l’ensemble de la proposition sémiotique – théorie, modèles, pratiques d’analyse – pour tenter de l’inscrire dans une perspective unifiée autour de l’énonciation. Cette unification imposait de réexaminer l’opposition établie entre les points de vue figuratif et narratif par la recherche du CADIR. Elle attestait en effet d’une différenciation historique, mais non d’une désarticulation théorique, comme le montrait une considération énonciative des textes. Objets de langage – ou encore, comme on se plaisait à le répéter au CADIR, « monuments de la parole » – les textes sont des énoncés porteurs d’une énonciation implicite, activée par la lecture. Dans cette optique l’examen de leur forme figurative, associé à la construction de leur forme narrative intervenaient comme les étapes articulées d’un parcours d’observation, permettant aux lecteurs d’appréhender progressivement la forme sémantique des énoncés auxquels leur lecture les confrontait.

Dans un premier moment, cette perspective a paru se suffire à elle-même. S’indiquait là un projet cohérent dans une visée d’enseignement : la sémiotique développait les conditions d’une saisie sémantique des énoncés. Elle organisait pour cela un parcours d’observation construit, articulant avec précision des champs nettement différenciés. Mais un événement est survenu, qui a rapidement retourné ce projet de simple mise en ordre vers une perspective de recherche : la découverte d’un jeu nouveau de distinctions, observables au plan figuratif, et qui avaient à voir avec l’énonciation. Leur observation avait été elle-même éveillée par la recherche menée au CADIR. En alertant sur l’importance de l’énonciation et sur sa méconnaissance habituelle, ces travaux avaient aiguisé le regard porté sur les figures d’énonciations déployées par les textes.

Cette observation a donc relancé la recherche. Elle faisait en effet apparaître qu’il n’y a pas seulement lieu de parler abstraitement de l’énonciation des textes mais que les textes eux-mêmes en proposent une mise en forme figurative, et que cette mise en forme doit être considérée. Non pas bien sûr dans la naïveté d’un premier degré mais dans une perspective d’attention scrupuleuse – développée par la sémiotique face à toutes les formes figuratives –, débouchant sur une modélisation théorique et sur des propositions méthodologiques [56].

Dans ce contexte la considération de ces figures d’énonciation a ouvert à la recherche deux directions, qu’elle a explorées de façon simultanée et dans une constante interaction.

– La première direction concernait l’observation figurative des textes, et la façon dont elle se trouvait modifiée par une prise en compte de l’énonciation. Cette prise en compte a soutenu l’émergence d’un modèle venu rendre compte d’une forme interne des énoncés. Le développement de ce modèle « en relief » – qui sera prochainement présenté – a à son tour renouvelé le geste du découpage qui sert de base à l’observation sémiotique, reconfigurant ainsi très profondément la pratique de l’analyse.

– La seconde direction était, en revanche, théorique. En effet, et en parallèle avec le développement de cette observation se posait la question de son lieu d’incidence et de sa portée. A quoi rimait une observation figurative des dynamiques de parole intervenues entre les acteurs du texte ? Cette interrogation, au départ informulée – il s’agissait d’abord de voir –, a peu à peu trouvé ses mots. Est apparu alors que les éléments nouveaux observés dans l’analyse figurative entraient en écho avec l’approche énonciative de la lecture réalisée au CADIR. De la structure énonciative, une approche théorique ne peut que désigner l’absence : l’énonciation est en effet le postulat logique d’un énoncé qui consacre sa disparition effective [57]. Une théorie de l’énonciation se situait ainsi, par définition, comme nécessairement apophatique. Or les situations énonciatives construites par les dispositifs figuratifs des textes mettaient précisément en forme cette énonciation au présent que gommait la théorie : elles ne cessaient de déployer des figures de l’entendre et du dire, désignant du même coup leurs incidences sur les acteurs en interrelation dans un texte. Elles proposaient ainsi des montages visibles pour les éléments postulés de manière abstraite par la réflexion théorique du CADIR, ce qui les constituait comme un référent observable pour les constructions conceptuelles qu’elle avait élaborées.

Rétrospectivement, l’hypothèse s’est fait jour que la formalisation théorique de l’énonciation menée au CADIR avait probablement été guidée par ces formes figuratives de l’énonciation. Constamment fondée sur une observation rigoureuse des figures des textes, elle avait progressivement vu apparaître ces formes. Selon la logique inhérente à une pratique de recherche, elle en avait d’abord construit une approche théorique, préparant ainsi la voie à la découverte, avant tout concrète et opérationnelle, qui servait à présent de point de départ à une relance de cette recherche. La correspondance découverte là n’apparaissait donc pas liée au hasard, mais comme appelée par le déroulement d’une logique de recherche développant sa propre continuité au travers de la succession des générations de chercheurs : d’abord le narratif, puis le figuratif, puis l’énonciatif.

Ce constat a à son tour fondé la légitimité du projet, développé ici, de proposer une nouvelle version – proprement énonciative – du « logiciel sémiotique ». Cette proposition n’apparaissait plus comme l’indice d’une audace démesurée, mais relevait d’une logique interne au développement quasiment organique : la mise en forme d’une sémiotique proprement énonciative attestait la fécondité persistante d’une recherche sur l’énonciation, qui portait en elle ses propres fruits. Comme précédemment, il ne s’agissait donc ici que de faire aboutir ces fruits dans une tentative de mise en forme manifestée par une mise en discours. Une telle tentative portait en elle-même sa propre légitimité : ce qui avait été vu devait être partagé, et ce partage impliquait de le formaliser.

Cette formalisation relevait en outre d’une seconde forme de légitimité, qui s’appuyait sur une double interaction. La première interaction résidait dans le dialogue mené à l’intérieur du CADIR, à la fois avec les membres de l’équipe fondatrice et avec les personnes qui sont progressivement venues prendre le relais de la recherche [58]. La seconde interaction consistait dans le dialogue pédagogique avec les étudiants, de tous âges et de tous niveaux. A la faculté comme au CADIR, ils ont été – et demeurent – les vis-à-vis constant d’une pratique sémiotique énonciative qui s’est cherchée, au fil de ces années, dans un partenariat quotidien avec eux. Que les uns et les autres soient remerciés pour leur patience et pour leur compétence, qui a été pour cette élaboration un soutien inestimable : sans eux, elle n’aurait pas été possible.

S’indiquait en même temps l’importance de rouvrir le débat engagé jadis avec les exégètes. En effet la critique formulée à l’endroit de la sémiotique – la négation du référent de la lecture – tombait d’elle-même, à présent qu’il devenait possible de montrer le référent autre qu’elle proposait de substituer au référent historique de la « réalité ». Apparaissait ici que recevoir le sens d’un texte en rapport avec sa situation de lecture, et non plus d’écriture situe la forme même du texte comme un référent tangible, sur la base duquel peut être examinée la question du sens. Mais aussi que cette forme est énonciative : c’est en tant qu’il constitue la mise en forme d’une énonciation qu’un texte peut être pris pour le référent de la lecture. D’où l’importance de développer, à l’endroit de ce référent, une approche rigoureuse propre à donner un statut scientifique à une compréhension du sens développée dans ce contexte énonciatif.

(b) Un modèle opératoire : le « relief » ou la structuration verticale des énoncés

Le point de départ d’une sémiotique énonciative réside donc dans le constat de la présence dans les énoncés de figures d’énonciation dont apparaissait l’importance structurante pour ces énoncés. Jusque là exclusivement considérés à plat, dans la linéarité de leur déroulement discursif, ils s’en trouvaient ouverts sur un relief qui leur confère une dimension de verticalité interne. Pour situer les enjeux de cette structuration verticale, une introduction présentera les principes de structuration, horizontaux, établis par Greimas pour la sémiotique.